mardi 28 décembre 2021

La gangrène et l'oubli de Benjamin Stora

Essai rédigé au début des années 1990, trente ans après les accords d’Évian par l'historien Benjamin Stora, spécialiste de la guerre d'Algérie. Écrit il y a déjà trente ans pour décortiquer les tenants et aboutissants d'un conflit qui a du mal à trouver un traitement objectif et non partisan d'un côté ou l'autre de la Méditerranée, il y manque sans doute un éclairage sur l'évolution des relations franco-algériennes au cours de la période récente - avec notamment la reconnaissance par la France de certains événements liées à la répression des manifestations à Paris ou la façon dont les harkis ont été traités -  mais les blocages et les analyses présentées dans le livre restent pertinentes et étonnamment d'actualité.

L'auteur décortique les mécanismes de l'oubli et de la manipulation du discours historique d'un côté et de l'autre de la Méditerranée en replaçant les événements dans le contexte de leur époque. Il montre comment les événements et leurs acteurs ont été revisités et/ou occultés pour répondre à des objectifs purement politiques ; les rouages à l’œuvre relèvent de la propagande plus que de la vérité historique, passent par un journal télévisé contrôlé par le pouvoir et des publications marquées du sceau d'une censure pas toujours très cohérente chargés de couvrir une guerre sale qui n'est pas reconnue comme telle. D'un côté, il s'agit de manipuler une vérité qui "gangrène" la France de l'intérieur, et de l'autre, de justifier le pouvoir militaire en place par "l'oubli" et la réécriture d'une histoire sélective.

Le plus intéressant est d'essayer de dénouer les racines d'un conflit dont les germes couvaient depuis longtemps et de comprendre que les tensions, après une guerre de sept ans, n'ont pas totalement disparues ; elles continueront d'entraver les relations franco-algériennes et la politique intérieure des deux États et elles perdureront tant que le travail des historiens sera parasité par la politique et la raison d'État.

Titre : La gangrène et l'oubli
Auteur : Benjamin Stora
Première édition : 1991

lundi 20 décembre 2021

La maison allemande / The German House de Annette Hess

Début années 1960 - Francfort.
Eva vit au dessus du restaurant familial "La Maison Allemande", avec ses parents Ludwig et Édith, sa sœur Annegret, boulimique, infirmière dans une maternité, son petit frère Stefan et leur chien. Un peu avant Noël, Eva leur présente Jürgen dont elle espère la demande en mariage, un ancien séminariste aisé qui dirige l'entreprise de vente par catalogue développée par un père désormais atteint de sénilité, ancien prisonnier politique détenu et torturé par les nazis pour ses engagements communistes, et dont la mère est décédée sous les bombardements à la fin de la guerre alors qu'il avait été envoyé à la campagne.
Le jour des présentations, Eva, qui est interprète de polonais, est sollicitée en urgence pour traduire un témoignage dans le cadre de la préparation d'un procès qui s'ouvrira bientôt sur des crimes commis en Pologne par d'anciens SS, un sujet dont la jeune femme n'a jamais entendu parlé. Mais quand on lui propose d'assurer l'interprétariat pendant toute la durée du procès, aussi bien sa famille que Jürgen tentent de l'en dissuader. Troublée, cette mise sous pression l'incite plutôt à accepter et la voilà placée au cœur d'un grand procès historique. Elle découvre au travers des témoignages qu'elle traduit les atrocités perpétrées à Auschwitz, vite écœurée de l'attitude des accusés qui nient toute responsabilité et se présentent comme des gens honnêtes et respectables. Un procès qui fait controverse et divise plus de quinze ans après la fin de la guerre dans une Allemagne qui veut oublier et aller de l'avant, écartelée entre déni et devoir de mémoire alors que chacun doit se battre individuellement avec ses propres fantômes.
 
Un roman qui dresse un panorama intéressant et peu traité de la société allemande post-seconde guerre mondiale, ébranlée par les vagues d'une histoire que chacun tente pourtant d'oublier et d'occulter. Beaucoup de choses sont abordées : la culpabilité, la justice, la façon dont s'imbriquent la petite et la grande histoire, la place de l'individu par rapport aux événements, la mémoire, la transmission, le poids du silence et des secrets qui cherchent toujours un exutoire pour émerger. Percent également des questions de société, notamment sur le rapport des hommes et des femmes, entre un Jürgen traditionaliste et une Eva plus progressiste et ouverte. Et puis c'est une histoire de famille avec des personnages complexes, une sœur plutôt perturbée, des parents sympathiques mais sur lesquels Eva va finir par se poser des questions : quelle rôle ont-ils joué pendant la guerre et pourquoi n'ont-ils rien fait ou dit ? Autant de questions qu'il est bien difficile de juger hors contexte.  
 
Un bon moment de lecture centré sur le personnage d'Eva, combinant habilement histoire personnelle, événements historiques et questions de société.
 
Titre français : La maison allemande
Titre anglais : The German House
Auteur : Annette Hess
Première édition : 2018

mercredi 15 décembre 2021

État de terreur / State of Terror de Hillary Rodham Clinton et Louise Penny

Aux États-Unis, une nouvelle administration reprend les rênes du pays après quatre années d'une présidence désastreuse menée par le président Dunn retiré à Palm Beach. 
Doug Williams est le nouvel occupant de la maison blanche et son secrétaire d'État en charge des affaires étrangères, Ellen Adams. Une nomination étonnante compte tenu du passif entre les deux personnages, sans doute pas exempte d'arrière-pensées entachées du désir de revanche. En effet, accompagnée de Betsy, son amie de toujours propulsée au poste de conseiller personnel, Ellen Adam revient de sa première visite en Corée du Sud, un fiasco pour une mission qui aurait dû rouler sur du velours. Ellen, magnat de la presse qui avait fait campagne contre la candidature de Williams a abandonné le contrôle de son empire à sa fille Katherine et comprend que le terrain sur lequel elle avance désormais risque d'être miné. 

Mais ces querelles de clôchers sont bien mineures lorsque l'Europe est secouée par une série d'attentats non revendiqués, l'explosion de bus à Londres, Paris et Francfort. Que signifient ces attentats ? Les États-Unis sont-ils menacés ? Où est, et que concocte Bashir Shah le redoutable trafiquant d'armes ? Et si la menace était plus proche qu'on ne le croit, cachée au cœur même des plus hautes sphères de l'État ? À qui faire confiance ?
 
Voilà Ellen lancée dans une course contre la montre, de Washington à Francfort, en passant par Oman, l'Iran, le Pakistan et Moscou ; le danger est partout et avance dans l'ombre des trafiquants, des terroristes, des mafias et des conspirationistes ; c'est un jeu du chat et de la souris dans lequel sont entraînés tous les proches d'Ellen, sa fille Katherine, son fils Gil et son amie Betsy.

Un thriller bien enlevé issus d'une collaboration réussie entre Hillary Rodham Clinton, l'ancienne candidate à l'élection présidentielle américaine / ancienne secrétaire d'État et Louise Penny, auteure de polars canadienne. J'ai aimé les personnages qui laissent la part belle aux femmes, les thèmes qui jouent sur des dangers bien réels de notre monde, la part de suspense et l'évolution des rapports des uns et des autres. Crédible, haletant et divertissant, tout ce qu'on demande à un bon thriller, à prendre comme tel.

Titre français : État de terreur (Édition prévue mars 2022)
Titre original :  State of Terror
Auteurs : Hillary Rodham Clinton et Louise Penny
Première édition : 2021

dimanche 12 décembre 2021

Pamela de Stéphanie des Horts


Roman biographique consacré à Pamela Harriman qui fut ambassadrice des États-Unis à Paris de 1993 jusqu'à sa mort en 1997, première femme à occuper ce poste, nommée par le président Clinton qu'elle avait contribué à faire élire ; son décès - une attaque cérébrale - sorti l'administration américaine de l'embarras causé par les poursuites entamées contre elle par les enfants de son dernier mari, le milliardaire Averell Harriman, l'accusant d'avoir détourné l'héritage de leur père à son seul profit.
 
Née en 1920, Pamela Digby a grandit dans une famille de l'aristocratie terrienne anglaise avec pour perspectives celles de son époque et de sa condition, le mariage et des enfant. Mais une fois "lancée", la jeune Pamela s'affranchit très vite des conventions et de l'ennui de son milieu car elle a bien l'intention de croquer la vie et de se frayer un chemin dans les cercles du pouvoir avec ses armes, la beauté et la dévotion des hommes qui entrent dans son lit, riches et puissants autant que faire se peut.
 
Elle épouse en premières noces Randolph Churchill, le fils de Winston, ce qui la propulse au cœur du pouvoir politique de son pays. Elle sera toujours très proche de son beau-père même après son divorce de Randolph, un homme faible, alcoolique et flambeur. Ses amants se succèdent et se comptent à la pelle, Ali Khan, Gianni Agnelli, Élie de Rothschild, Maurice Druon, Stravros Niarchos, etc. Elle a une réputation sulfureuse de femme scandaleuse et sans scrupules, d'intrigante et de putain, de courtisanne des temps modernes ou de grande amoureuse, c'est selon. Elle s'accorde à ses amants qu'elle aime plus agés qu'elle, véritable caméléon qui se fond dans leur environnement, même si pouvoir, argent et politique sont presque toujours une constante de ses innombrables conquêtes. 
Elle adopte la nationalité américaine en 1971 et se rachète une respectabilité avec ses deux mariages américains qui la laisseront deux fois veuve, le premier avec Leland Hayward (1960-1971), le second avec Averell Hariman (1971-1986).
 
Autant j'avais aimé La Panthère de Stéphanie des Horts, autant je me suis ennuyée avec Pamela, non pas que son destin soit moins significatif mais parce que j'ai souvent eu l'impression de lire un inventaire plus qu'un roman, avec de longues listes des amants, des personnes cotayées en leur compagnie et des lieux fréquentés pour lesquels j'ai passé beaucoup de temps sur google afin de pouvoir associer des visages, des images voire quelques informations complémentaires pour mieux contextualiser ; le personnage et le roman y perdent nécessairement en fluidité et en profondeur. La lecture que j'avais faite de Les cygnes de cinquième avenue / The Swans of Fifth Avenue de Mélanie Benjamin m'a toutefois aidée à naviguer et à apprécier un peu mieux la partie New Yorkaise évoquant Babe Paley, Truman Capote et des événements mondains de l'époque. Le roman fait également allusion à d'autres personnalités traitées dans les romans de Stéphanie des Horts (Jeanne Toussaint, les soeurs Livanos, Jackie Kennedy, etc.). 
Globalement, l'écriture ne m'a pas particulièrement emballée, utilisant une alternance de la 1ere et de 3eme personne dans une narration au rythme très soutenu pour dérouler une vie peut-être trop bien remplie, très mondaine et dans l'entre-soi des lieux d'influence et de pouvoir.
 
Le portrait d'une femme vivant à l'excès, négligeant son fils, aimant les hommes dans la démesure en se moquant du qu'en dira-t-on, se consolant de l'un avec l'autre tout en gardant des liens de fidélité et d'influence avec ses ex .... un destin certes peu commun mais qui m'a finalement déçue dans la façon dont il a été traité dans ce roman.

Titre : Pamela
Auteur : Stéphanie des Horts
Première édition : 2017

vendredi 10 décembre 2021

Ce qu'ils n'ont pas pu nous prendre / Between Shades of Gray de Ruta Sepetys

 
Kaunas/Lituanie, 14 juin 1941, sous la houlette du redoutable NKVD, les forces d'occupation soviétiques lancent une raffle d'épuration, arrêtant sur leur lieu de travail et/ou chez eux des familles entières appartenant à l'intelligentsia locale, intellectuels, universitaires, professeurs, avocats, médecins, journalistes, artistes, bibliothécaires, etc. C'est ainsi que Lina, 15 ans, est cueillie à son domicile avec son petit frère Jonas, 10 ans, et sa mère Élena alors qu'ils sont sans nouvelles du père de la famille, doyen de l'université, pas encore rentré ce soir-là ; ils ont 15 minutes, pas une de plus, pour préparer chacun une valise. Sans ménagement, ils sont conduits vers un dépôt ferroviaire isolé où un train les attend. Entassés dans des fourgons à bestiaux avec des milliers d'autres personnes, ils y resteront enfermés plusieurs semaines dans des conditions épouvantables, en transit vers l'est, assistant à la mort des plus faibles, jetés et abandonnés le long des voies avant d'arriver à leur première destination, un kolkhoze misérable de l'Altaï ... qui paraîtra pourtant paradisiaque après leur transfert quelques mois plus tard à Trofimovsk situé aux confins de la Sibérie, au delà du cercle Arctique. 

Une épopée déshumanisante racontée par Lina, jeune fille à la personnalité bien trempée, une artiste qui canalise ses sentiments au travers de sa créativité en croquant scènes et personnages avec l'espoir de contacter son père Kostas et celui de garder témoignage. Un regard porté sur les autres révèlant leurs forces et leurs faiblesses à travers les épreuves avec toute une galerie de personnages : la jeune accouchée arrachée à l'hôpital alors que le cordon ombilical est à peine coupé, le chauve blessé pessimiste et grincheux, l'ancienne maîtresse d'école, Andrius et sa ravissante mère obligée de se prostituer pour protéger son fils, la petite fille à la poupée, les gardes cruels subissants eux aussi les événements, etc. 
Affamés, vivants dans des abris de fortune sans hygiène ni soins, soumis au chantage et au travail forcé, chacun essaye de survivre comme il peut, souvent avec égoïsme mais aussi avec un peu de lumière au fond du désespoir apportée par ceux qui, comme le magnifique personnage d'Élena, gardent intacte la bonté qui les caractérise, illuminant tous ceux avec lesquels ils sont en contact, débordant d'amour et capable de pardon. Il y a aussi les souvenirs des jours heureux qui s'invitent et permettent de tenir le coup ou l'organisation de moments rituels, Noël ou un anniversaire fêtés avec les moyens du bord.

Un roman très dur à rapprocher, en terme d'expérience, de ceux qui témoignent de la déportation des juifs par les nazis et des goulags sous la période stalinienne mais qui a pourtant le mérite d'éclairer un chapitre historique peu connu, celui de la déportation des populations des pays Baltes. En 1941, c'est un peu plus de 30% de la population de ces trois petits pays qui a été envoyée en Sibérie, des forces vives soumises à des épreuves inimaginables ; ceux qui ont pu revenir, 12 à 15 ans plus tard, l'ont fait dans des pays qui étaient encore sous la chappe soviétique si bien qu'ils n'ont pas pu témoigner et lorsque l'indépendance est enfin arrivée en 1991, le silence était bien installé et très peu l'ont fait. 
 
L'auteur est américaine mais ce sont les origines lituaniennes de son père qui ont servi de déclencheur pour l'élaboration de ce roman percutant qui, je l'espère, ouvrira la voie à d'autres sur ces pays un peu oubliés.
 
 Extraits du texte :
Nous nous trouvions dans un kolkhoze, une ferme agricole collective, et j'étais vouée à cultiver des betteraves. J'avais horreur des betteraves. 

Staline a déclaré au NKVD que les Lituaniens étaient l'ennemi. Le commandant et les autres officiers nous considèrent comme des inférieurs. 
Comprends-tu ? 

En 1991, après cinquante ans d'occupation, les trois pays Baltes ont retrouvé leur indépendance et, avec elle, la paix et la dignité. Ils ont préféré l'espoir à la haine et montré au monde qu'une lumière veille toujours au fond de la nuit la plus noire. (...) Ces trois minuscules nations ont appris au monde qu'il n'est pas de plus puissante arme que l'amour. Quelle que soit la nature de cet amour - qui peut aller jusqu'à pardonner à ses ennemis -, il nous révèle la force miraculeuse de l'esprit humain.

Titre anglais : Between shades of Gray
Titre français : Ce qu'ils n'ont pas pu nous prendre
Auteur : Ruta Sepetys
Première édition : 2011

mardi 7 décembre 2021

Les corps célestes / Celestial Bodies de Jokha Alharthi

 
Au sultanat d'Oman, dans le village d'Awafi, Maya prie et rêve penchée sur sa machine à coudre au jeune homme qu'elle a aperçu un jour et dont elle ne sait qu'une chose, il revient d'Angleterre où il a fait ses études. Mais celui qui la remarque c'est Abdallah, le fils du riche marchand du village ; il la demande en mariage à ses parents Azzane et Salimane qui ne peuvent qu'approuver un tel parti. Abdallah épouse donc Maya qui lui donne une fille qu'elle décide d'appeler Londres, puis deux garçons, Salem et Mohammad... mais pas son amour.
Dans leur entourage, il y a les deux sœurs de Maya, Asma l'intellectuelle et la belle Khawla qui épouseront respectivement Khaled le peintre et Nasser le profiteur ; il y a aussi le père d'Abdallah, Suleyman ainsi que Zarifa, sa mère de substitution, une ancienne esclave devenue servante et maîtresse. Une communauté où tout le monde se connaît, couvrant trois générations, constituée de bien d'autres personnages avec chacun son histoire, ses particularités, ses rêves, ses rancœurs et ses désillusions.

Encore un roman polyphonique mariant une multitude de voix parmi lesquelles celle d'Abdallah, un peu plus centrale et plus récurrente que les autres, son importance soulignée dans la narration par l'emploi du "je" par opposition à la troisième personne utilisée par ailleurs. Une partition permettant à chacun de jouer sa mélodie avec sa sensibilité pour offrir une image vivante de cette petite communauté omanaise en pleine transformation, marquée par le passage d'une société très traditionnelle à la modernité.
 
Des mariages et des naissances, des hommes et des femmes, des activités quotidiennes, des voyages, des sentiments, de la misère et de la richesse, des puissants et des dominés ... Ce roman, c'est la vie tout simplement, avec ses petits accrocs et ses secrets, la chronique d'une société et du temps qui passe. Une jolie fresque à la découverte d'une culture, entrouvrant un voile, attisant curiosité et intérêt pour ce petit sultanat d'Oman.
 
Nota : ce livre est le premier roman traduit de l'arabe en anglais à avoir reçu le prestigieux prix International Man-Booker ; son auteur - à suivre - est professeur de littérature arabe à l'université d'Oman. 
 
Extraits du texte :
Maya considérait que le silence était la chose la plus extraordinaire dont l'être humain soit capable. En se taisant, elle améliorait sa capacité d'écoute des autres, et quand elle en avait assez de leurs propos, elle prêtait l'oreille à son propre moi au milieu du silence. Ne pas dire un mot, c'était s'éviter de se causer du tort en raison de propos mal placés. 

Comme dit le proverbe : "les tuiles viennent de ce que tu sais, mieux vaut ne rien savoir si tu veux la paix." 

Le traité de Sib, conclu en 1920, avait divisé Oman en deux territoires, d'un côté l'Oman de l'intérieur, gouverné par l'imam, de l'autre Mascate et quelques zones littorales ralliées, dirigées par le sultan lui-même soutenu par les Anglais. 

Le mariage était ce certificat qui proclamait son statut de femme à part entière, son permis de passage dans le vaste monde déployé au-delà des limites de la maison. (...) Asma pensait à la maternité, aux habits neufs, aux danses des femmes, au fait qu'elle allait quitter sa maison, mais elle ne pensait nullement à Khaled, celui qui allai devenir son mari...

Titre français : Les corps célestes
Titre anglais : Celestial Bodies
Auteur : Jokha Alharthi
Première édition : 2018

dimanche 5 décembre 2021

La Malédiction des colombes / The Plague of Doves de Louise Erdrich

 
États-Unis - Dakota du nord

Pluto est une petite ville (imaginaire) édifiée aux temps des pionniers de la construction du chemin de fer, située à proximité d'une réserve indienne.
C'est là qu'à la fin des années 1960, Evelina et son frère encore enfants écoutent leur grand-père Mooshum, un vieil homme irrévérencieux et porté sur la bouteille, raconter ses histoires du passé aux versions régulièrement revisitées. Il n'y en a qu'une un peu à part, confiée une seule fois, celle du meurtre de toute une famille de fermiers, survenue 50 ans plus tôt, jamais élucidée mais pour laquelle quatre indiens de la réserve ont été lynchés sans autre forme de procès. Un épisode qui, à des degrés divers et sur plusieurs générations, a touché toute la communauté locale, blanche, indienne et/ou métis. 
 
Avec ce roman chorale dans lequel alternent les voix, les points de vues et les époques couvrant presque un siècle d'histoire, Louise Erdrich nous offre la chronique de ce petit coin perdu de l'Amérique marquée par un drame, avec ses communautés qui cohabitent, s'observent, se méprisent ou se fondent parfois au cœur d'une société rurale qui s'atrophie irrémédiablement. 
S'y côtoient une famille indienne, un juge tribal, un banquier détourneur de fonds passionné de philatélie, un prédicateur illuminé, des prêtres, une femme médecin, des vieilles dames avides de secrets et de confessions qui consignent et publient l'histoire locale dans une gazette, des témoins et/ou des descendants liés à "l'affaire" du meurtre et du lynchage, des honnêtes gens et d'autres pas. Tous ces personnages se révèlent à travers ce que les autres perçoivent d'eux et de leur vécu, il est question d'amour et de haine, de culpabilité et d'innocence, de cupidité, de religion, de racisme, de musique, d'éducation, d'un peu de tout ce qui fait la vie.
 
La construction du roman est déroutante au départ tant il semble partir dans tous les sens mais il faut se laisser guider, chaque chapitre se termine sur un élément qui semble annoncer le passage de relais pour le suivant, et il faut faire confiance au talent de l'auteur qui maîtrise parfaitement son art : chaque chapitre, chaque histoire, chaque secret est comme la touche du peintre qui, petit à petit, vient enrichir la toile pour donner forme à son oeuvre, un tableau qui ne se révèle pleinement qu'une fois achevé. Le livre maintenant refermé, je trouve qu'il est remarquablement composé, tout finit par s'imbriquer et à prendre sens, chaque détail a son importance (les timbres, le violon, etc.) et la dimension humaine de chaque personnage est rendue dans toute sa complexité, jamais tout noir ou tout blanc parce que les choses ne sont jamais aussi simples qu'elles paraissent et qu'il y en a toujours qui nous échappe si on ne prend pas en compte tous les points de vues. Un livre pour s'en laisser conter, bien écrit, riche et dense sur tous les plan, je suis séduite !
 
Auteur américaine aux origines amérindiennes revendiquées, Louise Erdrich a une bibliographie déjà conséquente mais je la découvre avec ce livre. Nul doute que je m'y intéresserai à nouveau car me voilà piquée !
 
Extraits du texte :
I saw that the loss of their land was lodged inside them forever. This loss would enter me, too. Over time, I came to know that the sorrow was a thing that each of them covered up according to their character - my old uncle through his passionate discipline, my mother through strict kindness and cleanly order. As for my grandfather, he used the patient art of ridicule. 
 
What men call adventures usually consist of the stoical endurance of appealing daily misery.
 
Freedom, I found, is not only in the running but in the heart, the mind, the hands. 

There are ways of being abandoned even when your parents are right there. 

When we are young, the words are scattered all around us. As they are assembled by experience, so also are we, sentence by sentence, until the story takes shape. 

The present was enough, though my work in the cemetery told me every day what happens when you let an unsatisfactory present go on long enough : it becomes your entire history.
I'd already picked my quote : the universe is transformation.
 
Titre français : La malédiction des colombes 
Titre original : The Plague of Doves
Auteur : Louise Erdrich
Première édition : 2008

mercredi 1 décembre 2021

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre de Julien Dufresne-Lamy

 Il faut accepter de ne pas comprendre les choses mais comprendre qu'elles existent. (...)
 On ne commente pas les catastrophes naturelles. On les vit. 
 
Dans la salle d'attente d'une clinique, Charlie, 16 ans, patiente avec sa mère pendant l'opération de quatre heures tant désirée par son père, dernière étape d'une transformation qui fera de lui, elle, Alice.    

Des chapitres très courts. Une alternance entre ce qui se passe dans la salle d'attente et le souvenir des deux années précédent l'opération au cours desquelles Charlie a secrètement tenu un journal de la transition de son père. Le champ lexical est largement emprunté à celui des séismes et des sciences, domaine de connivence entre Charlie et son père qui se défient depuis toujours à coup de symboles chimiques à identifier. Une approche finalement très factuelle, basée sur l'observation scientifique largement épurée des aspects psychologiques, parfois terriblement "chirurgicale"; quelques personnages comme la psychologue et/ou Marin(e) permettent d'apporter une touche une peu moins "clinique" à l'histoire mais la froideur de ton ne m'a finalement pas permis de m'attacher aux personnages faisant figure de témoins impuissants, ce qu'ils sont au fond.
 
Le roman n'en reste pas moins très documenté et subtil, presque un témoignage, et on tourne rapidement les pages, bien écrites et agréables à lire. 
Chaque parcours est bien évidemment individuel et par définition différent, tout comme le choix de l'approche littéraire : celle choisie par Julien Dufresne-Lamy ne m'a pas complètement séduite mais elle est pertinente et complémentaire pour enrichir d'autres lectures, comme celle, toute en délicatesse, de Léonor de Recondo qui abordait la même thématique dans Point Cardinal.
 
Du même auteur, voir aussi :

Sur le même sujet, voir aussi :

Titre : Mon père, ma mère, mes tremblements de terre
Auteur : Julien Dufresne-Lamy
Première édition : 2020

lundi 29 novembre 2021

Les suppliciées du Rhône de Coline Gatel

 
Lyon, 22 décembre 1897 / 12 janvier 1898.

En cette fin de siècle, Lyon est le théâtre d'une série de meurtres de jeunes femmes de toutes conditions, retrouvées exsangues au fond de sombres ruelles. Pour l'éminent professeur-enseignant Lacassagne qui s'intéresse à toutes sortes de sciences nouvelles, c'est l'occasion de prouver l'utilité de la médecine forensique capable de faire parler les morts. Il convainc la justice de mettre en place une cellule consacrée à l'enquête qu'il confie à deux de ses étudiants, Félicien et Bernard, auxquels va s'adjoindre Irina, une jeune journaliste d'origine polonaise aux idées avant-gardistes.

Une intrigue machiavélique et une enquête aux multiples rebondissements avec des personnages complexes, ayant tous des choses à cacher. Un polar rondement mené au cœur de la capitale des Gaulles, des pentes de Fourvières à celle de la Croix-Rousse, des bords de Saône à ceux du Rhône, de lieux emblématiques (comme l'hôtel Dieu, refuge des indigents) à d'autres oubliés (comme les lavoirs et la morgue flottante) avec une jolie évocation du peuple qui la compose, bourgeois, ouvriers, soyeux, marchands, etc. 

Titre : Les suppliciées du Rhône
Auteur : Coline Gatel
Première édition : 2019

vendredi 26 novembre 2021

Près de la mer / By the Sea de Abdulrazak Gurnah

Début des années 1990.
 
À l'aéroport londonien de Gatwick, un vieil homme demande le droit d'asile au moment de son passage à l'immigration. Il voyage avec un passeport au nom de Rajab Shaaban Mahmud, mais son véritable patronyme est Saleh Omar ; comme cela lui a été conseillé, il fait croire qu'il ne parle pas anglais. Dans sa valise, quelques vêtements et une boîte d'encens qui réveille des souvenirs du passé sur la façon dont elle est entrée en sa possession lors d'une transaction avec Hussein, un marchant persan de passage à Zanzibar où il était encore un jeune marchand de meubles prospère.
 
Son dossier est pris en charge par Rachel, jeune avocate qui va chercher un interprète afin de pouvoir communiquer avec lui ; elle prend ainsi contact avec Latif Mahmud, un universitaire parlant le Kiswahili mais son intervention ne sera pas nécessaire parce que le vieil homme fini par révèler qu'il parle couramment l'anglais. Le message laissé sur le répondeur de Latif fait lui aussi renaître des souvenirs de Zanzibar, son enfance, ses parents, le séjour d'un marchand persan, Hussein, dans sa maison, la disparition soudaine de son frère Hasan et son départ sans retour. 

Les mois passent jusqu'à ce que Latif demande à Rachel de rencontrer le vieil homme. Une confrontation est nécessaire pour apaiser les fantômes du passé, combler les trous d'une histoire commune et comprendre comment l'identité du père de Latif a pu être reprise par un autre. 
 
Dans ce roman, le passé est revisité par vagues, par l'un, puis par l'autre, avant que le flux fusionne pour battre de concert. Il y a un regard d'enfant et ce qu'il a compris d'une situation d'une part, et de l'autre une vérité différente, celle d'un homme sans réelle malice qui s'est montré orgueilleux à un moment de sa vie et l'a lourdement payé. Une histoire d'argent, de maison reçue en héritage, de femme volage et d'homme trompé, de commérages, de cupidité, d'amertume, de trahisons, de haine et de vengeance... Une fresque humaine et familiale, marquée par la petitesse et la bassesse alors qu'en arrière-plan se modifie la structure du pays, de l'époque coloniale à l'indépendance et l'histoire moderne. 

Un récit riche et subtil, axé sur des personnages avec leurs joies et leurs faiblesses, dans leur quotidien fait de tous ses petits détails qui le rendent si vivant. L'ancrage dans la réalité historique est par ailleurs passionante, offrant des indices marquants sur les différentes périodes comme les relations commerciales maritimes ancestrales, les conditions bancaires discriminatoires pour l'attribution des prêts selon le groupe d'appartenance- blancs/indiens ou autochtones-, les accords universitaires avec les pays de l'est ou l'expulsion des Omaris après l'indépendance même s'ils étaient assimilés depuis plusieurs générations.
 
C'est son prix Nobel de littérature 2021 qui m'a incitée à ouvrir les livres de Abdulrazak Gurnah mais après Afterlives et cette deuxième lecture, l'auteur m'a convaincue avec ses récits profondément humains et puissamment évocateurs...Une valeur sûre, à suivre ! 
 
 Extraits du texte :
What do you think you'll find here ? (...) I know something about uprooting yourself and going to live somewhere else. I know about the hardship of being alien and poor, because that is what they went through when they came here, and I know the rewards.But my parents are Europeans, they have a right, they're part of the family. Mr Shaaban, look at yourself (...) People like you come pouring in here without any thought of the damage they cause.You don't belong here, you don't value any of the things we value, you haven't paid for them through generations, and we don't want you here.We'll make life hard for you, make you suffer indignities, perhaps even commit violence on you. Mr Shaaban, why do you want to do this ?
 
Years before, the British authorities had been good enough to pick me out of the ruck of native school-boys eager for more of their kind of education, though I don't think we all knew what it was we were eager for. It was learning (...) I think also we secretly admired the British (...) perhaps admired is too uncomplicated a way of describing what I think we felt, for it was closer to conceding to their command over our material lives, conceding in the mind as well as in concrete, succumbing to their blazing self-assurance. In their books I read unflattering accounts of my history, they seemed truer than the stories we told ourselves. I read about the diseases that tormented us, about the future that lay before us, about the world we lived in and our place in it. It was as if they had remade us, and in ways we no longer had any recourse but to accept, so complete and well-fitting was the story they told about us.

They told us about the nobility of resisting tyranny in the classroom and then applied a curfew after sunset, or sent pamphleteers for independence to prison for sedition.

Leaving. I've had years to think about that, leaving and arriving, until the moments acquire a crust and a gnarled disfigurement that gives them a kind of nobility.
 
I was flying for the first time, and I did not want to do something embarassing and childish. I did not think of her, and I did not think what a long shadow that moment would cast over what was to come to my life. I did not think to myself that I should pay attention to everything around me so that later I would remember those last seconds before departure. I did not remind myself to secrete away the images and the sights and the smells of that moment for the sterile years ahead, when memory would strike out of dilence and leave me quivering with helpless sorrow at the way I had parted from my beautiful mother.

Titre français : Près de la mer
Titre anglais : By the Sea
Auteur : Abdulrazak Gurnsh
Première édition : 2001

mardi 23 novembre 2021

Le verger des âmes perdues / The Orchard of Lost Souls de Nadifa Mohamed

 
Somalie / fin des années 1980

Dans le stade d'Hargeisa, 2ème ville du pays, la population est rassemblée pour une manifestation orchestrée dans une grande mise en scène afin d'acclamer les généraux du régime en place. Dans la foule, trois personnages :
 
D'abord, Deqo, une fillette de 9 ans, une petite réfugiée orpheline qui fait partie d'un groupe sorti d'un camp et amené au stade pour chanter et danser pendant la parade. Une performance avec une promesse à la clé, celle d'une toute première paire de chaussures. Mais à la suite d'un incident, la gamine va finalement s'enfuir et se retrouve à vagabonder et à devoir survivre seule dans les rues de la ville. Une enfant en mal d'affection, pleine de ressources et de bon sens mais aussi une proie facile et bien vulnérable.
 
Dans les tribunes ensuite, la fière Kawsar, une veuve qui a perdu sa fille unique. Pour être intervenue au cours de l'incident au stade, elle est emprisonnée au poste de police où elle est victime d'un violent passage à tabac qui la laisse grabataire, entièrement dépendante d'une amie fidèle et d'une servante. Coincée sur son lit, dans sa petite maison bleue entourée du jardin qu'elle avait jusque là amoureusement entretenu, elle va assister impuissante à la détérioration de la situation ambiante et à l'abandon de tous.
 
Filsan enfin, militaire ambitieuse, appartenant aux troupes qui s'occupent du bon déroulement des cérémonies. Elle est originaire de Mogadiscio, la capitale, où elle a été élevée d'une main de fer par un père aigri après son divorce, lui aussi militaire. La trentaine passée, célibataire, terriblement seule, elle souhaite faire ses preuves mais l'idéalisme qu'elle a placé dans la révolution va être mis à l'épreuve face aux réalités des violences et des mensonges de la répression contre la rébellion dans le nord. 

Alors que le pays sombre dans le chaos, le destin va irrémédiablement lier les trois femmes. 

En cette fin des années 1980, c'est un vent de folie qui balaye le nord d'une Somalie dont le régime est à bout de souffle, tenant à coup de mise-en-scène et de démonstrations de force, gangrené par la corruption et les brutalités. Dans ce théâtre, ce sont trois points de vue, trois visions, trois milieux, trois générations qui nous sont donnés de la situation ; trois âmes perdues qui n'ont pas été épargnées par la vie mais qui pourtant portent en elles, envers et contre tout, beauté, rêves, besoin d'amour et d'espoir. 
J'ai beaucoup aimé la trame de ce roman, la force de résilience de ces trois femmes emportées par les événements, la petite flamme d'espoir qu'elles arrivent malgré tout à faire persister au fond des ténèbres. J'ai été transportée vers la Somalie, magnifiquement croquée sous la plume de Nadifa Mohamed, avec l'évocation de la vie et des ambiances d'Hargeisa ainsi que celle des paysages de cette région soumise à la chaleur et au froid, aux pluies saisonnières, aux vents.
 
Rude et triste mais un bon moment de lecture avec la découverte d'un pays sur un continent que je connais peu, une mise en perspective historique et une auteur à suivre dont je poursuivrai volontier la découverte.  
 
Note sur l'auteur : Nadifa Mohamed, est née en 1981 à Hargeisa en Somalie. Elle est arrivée en Angleterre en 1986 où elle est restée avec sa famille quand leur pays s'est enlisé dans la guerre. Elle compte déjà cinq romans à son actif, multi-primés. Le verger des âmes perdues est, à ce jour, son seul roman traduit en français.
 
Extraits du texte : 
Even in her uniform they see nothing more than breasts and a hole. He knows who her father is but still parades her like a protitute.
 
She has become one with the bed; from two-legged creature she has grown four metal feet, the mattress moulded to her flesh, its springs entwined with her ribs. Trapped within a skin within a bed within a house, only her two peeping eyes feel mobile, alive; they flutter about the room , settling hesitantly on her dusty possessions, the mysterious bundles and packages that litter the nests of old women.
 
She certainly appeared to have been diminished in some respect that day, while the other girls recovered from their circumcisions stronger than before. Whichever bitter old sorceress devised this practice back in pagan times must have convinced the others that this was the way to winnow the strong from tbe weak; that girls who could not survive this were not worth the milk it took to raise them. If a few managed to hobble along, neither dead nor properly alive, well, they could be suffered as long as they didn't get the way This philosophy had given generations of women - kept like Russian dolls one within the other- the same hardness, the same ability to not look back to whoever was left behind until eventually it was them who dallied at the rear.
 
She doesn't want food that prolongs her life; she only wants to sustain her soul while it remains in her body.

From desperate drought to desperate flood, it seems as if Somalia can only expect disaster.

It was the first time the young country had needed to beg the former colonial rulers, and since then the government hasn't stop asking; from floods to famines to tractors and x-rays machines, prayer mats turned to the west and knees bent in supplication.
Ever since the Italians and British had gone, the country had seemed besieged ny difficulties, whether natural or political. The Europeans must have left a bone-deep curse as they were departing, raising long-dead jinns like Oodweyne in their wake to turn everything to sand and waste.
 
"If you know it, teach it, if you don't know it learn it" had been the slogan, all the schools, colleges, universities emptied of students and professors for seven months so they could be sent to fight against illiteracy in every town, village and encampment.
 
Follow orders. Follow orders. Follow orders. That is the code they have been brought up under and it endures until the burden of guilt cracks the spine. Her father would probably explain their actions as the necessities of war, but to her they seem like the cannibals of old tales : totally ordinary yet irrevocably depraved.
 
As rainstorms come quick and heavy before leaving a clear sky, so do tears.
 
Titre français : Le verger des âmes perdues
Titre anglais : The Orchard of lost Souls
Auteur : Nadifa Mohamed
Première édition : 2013

samedi 20 novembre 2021

Afterlives de Abdulrazak Gurnah

Début du XXè siècle / épilogue au début des années 1960, après l'indépendance. 
Une ville portuaire d'Afrique de l'Est et son arrière-pays ; colonie sous domination allemande puis sous mandat anglais.
 
Il y a d'abord Khalifa, issu d'une famille pauvre, de père indien originaire du Gujarati et de mère africaine. Il travaille comme comptable pour Amur Biashara un commerçant indien qui ne s'encombre pas de scrupules ; celui-ci lui fait d'ailleurs épouser sa nièce Asha après l'avoir déposédée.
 
Il y a ensuite Ilyas qui arrive en ville avec une lettre d'introduction auprès d'un marchand allemand. Il a été enlevé par les schutztruppe (troupes coloniales) quand il était enfant puis éduqué dans une mission allemande. Il devient ami avec Khalifa. Sous son impulsion, il retrouve sa sœur Afiya abandonnée petite dans une famille qui l'exploite, il la fait venir en ville et l'éduque puis l'abandonne de nouveau lorsqu'il s'engage dans l'armée allemande où va son allégeance lorsque la guerre éclate.
En attendant le retour d'Ilyas qui disparaît sans donner de nouvelles, Afiya est recueillie par Khalifa et Asha chez qui elle grandit. 

Enfin, il y a Hamza. Jeune recrue de l'armée allemande. Il dégage une aura particulière et s'attire les faveurs de l'officier du régiment qui le prend sous son aile et noue avec lui une relation un peu étrange lui permettant d'apprendre à parler et à lire l'allemand. Nous voilà plongés dans le quotidien des redoutables schutztruppe et de ses féroces askari, un régiment qui va combattre dans une guerre épouvantable entre puissances impériales qui déportent et reproduisent en Afrique le conflit qui fait rage en Europe (première guerre mondiale) . Dans un acte de vengeance, Hamza sera grièvement blessé, recueilli et soigné par des missionnaires avant de rejoindre la ville portuaire où son destin va croiser celui de Khalifa, Asha et Afiya.
 
Un des ouvrages les plus récents du prix Nobel de littérature 2021. Né à Zanzibar (Tanzanie) mais vivant aujourd'hui en Angleterre où il enseigne la littérature, Abdulrazak Gurnah nous fait découvrir le quotidien des habitants d'une Afrique de l'Est à l'époque coloniale. 
Une histoire en forme de boucle, de la disparition de Ilyas que tout le monde attend jusqu'au dénouement permettant de connaître son sort en fin de livre.
 
Ce roman change par rapport au discours de la littérature occidentale parce qu'il n'adopte pas le regard des puissances dominantes écrivant l'histoire (Allemagne puis Royaume Unis) mais celui de la population locale auprès de laquelle les blancs ne sont que des seconds rôles. Il ne s'agit pas d'un roman anti-colonial pour autant, la question n'est pas vraiment là, mais il oriente les projecteurs sur les individu constituant la trame de la société, en leur donnant forme et humanité, avec leurs imperfections, leurs habitudes, dans leur quotidien. C'est donc la vie qui continue, plus ou moins immuable et indifférente, dans un brassage d'ethnies, de croyances, de cultures, montrant un peuple aux multiples facettes avec sa propre histoire, qui cohabite pacifiquement en marge des affaires coloniales. Et puis il y a toutes ces guerres au service desquelles beaucoup d"indigènes" sont entraînés : les guerres de pacification pour le contrôle des territoires, contre les tribus qui résistent et les guerres entre puissances coloniales elles-mêmes. Les forces vives constituent le gros des troupes, organisées selon un système hiérarchique très efficace, qui ne donne pas le même prestige ou les mêmes privilèges selon l'affectation, entre soldats et porteurs notamment, autant de moyens pour assurer allégeance et contrôle... Mais au final, de la chair à canon dont la vie n'a pas la même valeur que celle des européens qui les contrôlent. 
 
Je me suis attachée à cette galerie de personnages plus ou moins fatalistes et résilients, entrouvrant avec simplicité la porte de leur quotidien dans cette cité portuaire grouillante d'activité et de vie. La fin arrive un peu comme une verrue, courte et sans trop de détails ; une petite frustration qui pourtant illustre bien le peu de cas apporté par les puissances coloniales aux colonisés.  
J'ai aimé toutes ces voix qui me donnent envie de poursuivre la découverte de cet auteur comptant une dizaine de romans à son actif - trois seulement traduits de l'anglais en français (mais on peut sans doute espérer d'autres traductions à l'avenir du fait de son prix Nobel).

Tirés du texte :
That was how that part of the world was at the time. Every bit of it belonged to Europeans, at least on a map: British East Africa, Deutsch-Ostafrica. Africa Oriental Portuguese, Congo Belge.
 
They did not know that they were to spend years figthing across swamps and mountains and forests and grasslands, in heavy rain and drought, slaughtering and being slaughtered by armies of people they knew nothing about : Punjabis and Sikhs, Fantis and Akans and Hausas and Yorubas, Kongo and Luba, all mercenaries who fought the European's war for them, the German's shutztruppe, the British with their King's African Rifles and the Royal West African Frontier Force and their Indian troops, the Belgian with their Force Publique. 

The askari left the land devastated, its people starving and dying in the hundreds of thousands, while they struggled on in their blind and murderous embrace of a cause whose origins they did not know and whose ambition were vain and ultimately intended for their domination. (...) Later these events would be turned into stories of absurd and nonchalant heroics, a sideshow to the great tragedies in Europe, but for those who lived through it, this was a time when their land was soaked in blood and littered with corpses.
 
The German civilians were treated with the courtesies befitting citizens of an enlightened combattant nation and were taken away to Rhodesia or British East Africa or Blantyre in Nyasaland where they could be interned by other Europeans until the end of hostilities. It would not do to have Europeans watched over and restrained by unsupervised Africans. The local Africans, who were neither citizens nor members of a nation nor enlightened, and who were in the path of the belligerents, were ignored or robbed and, when necessity required, forcibly recruited into the carrier corps.

We lied and killed for this empire and then called it our Zivilsierungmission

Some of the stories in the Standard provided compelling discussion material for the three sages, especially the heated exchanges between settlers who wanted to remove all Africans from Kenya and make it what they called A White Man's Country, and those who wanted to remove all Indians and only allow in Europeans but keep the Africans as labourers and servants, with a sprinkling of some savage pastoralists in a reserve for spectacle. The propositions and their defenders sounded so strange that it was as if the settlers were living on the moon

Titre anglais : Afterlives
Pas (encore) de traduction française
Auteur : Abdulrazak Gurnah
Première édition :

jeudi 18 novembre 2021

Le dernier enfant de Philippe Besson


Théo est le dernier d'une fratrie de trois et aujourd'hui, il quitte la maison familiale pour s'installer dans un petit studio d'étudiant à une quarantaine de kilomètres de là. Pour Anne-Marie, sa mère, c'est une journée difficile.
 
Un roman facile et rapide à lire, illustrant le "syndrome du nid vide" et l'état dépressif qui peut suivre le départ du dernier enfant, l'impression d'abandon, d'absence, d'ennui et de perte de sens de la vie, la nostalgie du temps qui passe et les interrogations sur celui qu'il va falloir remplir différemment. Avec ce "dernier enfant", Philippe Besson axe son récit sur les sentiments d'une mère au cours de la dernière /première journée avec /sans ce fils, celle du départ de Théo, un dimanche : la matinée est bien remplie avec la préparation des cartons, le déménagement, le trajet en voiture, l'installation et un repas au restaurant avant de se quitter ; le "vide s'installe" l'après-midi quand les parents rentrent seuls dans leur pavillon, inéluctable, abrupte, douloureux.
 
Au fil des pages, des réminiscences et des états d'âmes d'Anne-Marie, c'est toute une vie qui se déroule : la mort de ses parents, la maison en héritage, l'abandon de ses études, son travail chez Leclerc, sa rencontre avec son mari Patrick, leur amour tranquille, l'arrivée des enfants Julien, Laura puis Théo, une grossesse non programmée, et leurs départs, les uns après les autres. C'est la vie d'une mère toute simple, une mère qui travaille et se consacre à sa famille dans une ville de province, une mère qui aurait voulu le rester un peu plus longtemps en gardant encore ce petit dernier auprès d'elle. 
Les sentiments se bousculent et la submergent, les regrets sur ce qui n'a pas été et ne sera plus, le chagrin de la perte, le début d'un deuil. C'est un moment charnière de la vie d'Anne-Marie, celui où le couple se retrouve en tête à tête pour entamer une nouvelle phase à laquelle il n'est pas véritablement préparé, celle du vieillir ensemble, où les parents doivent s'effacer pour redéfinir leurs relations avec leurs enfants, des adultes autonomes, où le cercle amical retrouve une importance qu'il avait perdu.
 
Un texte qui sonne plutôt juste, sobre et efficace, même s'il n'est pas gai-gai et que toutes les mères ne s'y reconnaîtront pas forcément. Le personnage d'Anne-Marie m'a parfois agacé dans sa façon de tout sur-analyser, un peu "too much / trop" mais avec cette madame tout-le-monde en guise d'héroïne, l'auteur montre bien la force du bouleversement et la douleur intime que peut représenter la rupture au moment où le dernier enfant prend son envol.

Titre : Le dernier enfant
Auteur : Philippe Besson
Première édition : 2021

lundi 15 novembre 2021

La force des femmes de Denis Mukwege

Je défends les femmes parce qu'elles sont mes égales - parce que les droits des femmes sont les droits humains et que je constate avec rage ces violences qui leur sont infligées. Il faut se battre tous ensemble pour les femmes. 
Mon rôle à toujours été de faire entendre la voix de celles dont la marginalisation les empêche de raconter leur histoire. 
Je me tiens à leurs côtés, jamais devant elles. 
 
La force des femmes c'est la force de la parole, la force du témoignage, la force du partage, la force de l'amour, la force de l'action, la force de l'expérience, la force de l'écrit et du livre, le triomphe de l'humanité sur la barbarie, la lueur de l'espoir au fond des ténébres.

Dans ce livre, Denis Mukwege, médecin gynécologue-obstétricien au Congo, co-récipiendaire du prix Nobel de la paix en 2018 raconte le parcours qui l'a conduit à faire sienne la cause des femmes au travers de sa lutte contre les violences sexuelles, avec, au-delà du témoignage, une vraie réflexion sur un sujet à portée universelle. Je m'étais intéressée à ce médecin exceptionnel lorsqu'il avait reçu son prix Nobel et j'étais un peu appréhensive à l'idée de me lancer dans cette lecture, inquiétudes qui n'avaient pas lieu d'être car l'essentiel du message n'est pas dans la brutalité mais dans la recherche de ses causes et des solutions à y apporter : les violences sexuelles existent partout dans le monde mais elles sont le symptôme d'un mal plus profond nécessitant d'aller à la racine si on veut avoir une chance de les éradiquer, une fois pour toute. 

Le livre commence par des éléments biographiques sur l'auteur, ses origines, sa famille et sa vocation expliquant comment et pourquoi il en est venu à sa spécialité de médecin-gynécologue. Il fourni également des informations sur son pays, l'effet papillon du génocide rwandais qui a eu des implications dramatiques pour le Congo dans sa région frontalière avec le Rwanda et le Burundi, entraînant plusieurs guerres et une déstabilisation dont les effets durent encore après plusieurs décennies de conflits. S'y ajoutent la damnation d'un Congo dont le sous-sol regorge de matières premières qui, au lieu d'apporter la prospérité, attise les convoitises et le pillage en entraînant la misère et le martyr des populations locales... tout ça pour faire fonctionner les appareils électroniques du monde entier, dans l'indifférence la plus totale.
Dans ce contexte, les violences sexuelles sont utilisées comme arme de guerre et de terreur même si le viol n'est pas un phénomène limité aux guerres puisqu'il existe et reste encore présent dans les pays en paix. Le docteur Mukwege part toujours d'exemples concrets et des solutions mises en place localement, initiées avec les femmes concernées, pour développer ensuite plus largement son sujet, illustrant ainsi sa valeur universelle. Il parle d'autres guerres, de la façon dont la question des viols a longtemps été un "non-sujet", sans reconnaissance pour les souffrances de celles qui les ont subies même s'il y a des "progrès" et une levée progressive du silence : il aura fallu 40 ans aux "femmes de réconfort" exploitées par l'armée japonaise pendant la seconde guerre mondiale pour briser le silence, une quinzaine d'années aux survivantes des guerres dans l' ancienne Yougoslavie et bien moins pour les "esclaves Yézidies" exploitées par Daesch. Dans le même temps le prix Nobel explique le chemin parcouru sur le plan des lois et des tribunaux internationaux pour la reconnaissance du viol comme crime contre l'humanité et même sa valeur génocidaire, offrant des recours possibles sans prescription temporelle pour les victimes contre les profanateurs agissant depuis trop longtemps en toute impunité.

Beaucoup de choses sont abordées dans une approche exhaustive, documentée, logique : les raisons pour lesquelles le viol se perpétue, les inégalités hommes-femmes, les règlementations et leur (non)-application, le rôle des dirigeants, celui de toute la chaîne police-politico-judiciaire, l'importance du message des personnalités représentantes de l'autorité morale, la maternité, la façon d'élever les enfants, la prise en charge pour la reconstruction physique et psychologique après les violences, ce dont les femmes ont besoin pour se reconstruire et pour que ces violences reculent, la nécessité de changer le regard porté sur les victimes, la question du recentrage de la faute avec le poids encore tellement puissant du biais de genre (sur tous le plans, l'histoire, la presse, les lois, leur application, encore largement dominées par les hommes), celle du consentement et la recherche des solutions qui passe nécessairement par la mise sur un pied d'égalité des hommes et des femmes.
 
Le livre est étayé de statistiques édifiantes illustrant notamment les progrès restant à faire, partout dans le monde ;  il est également riche des exemples de solutions mises en place localement et à l'international sous l'impulsion du docteur et des femmes qu'il a traitées au Congo ainsi que de personnalités rencontrées au fil des ans, en commençant par l'hôpital, la Cité de la joie, le système coopératif de financement de projets, le refuge pour les mères d'enfants nés de viols, jusqu'au réseau international des survivantes (SEMA). 
Enfin, entre les pages, il y a la voix de toutes ces femmes dont le Dr Mukwege se fait le porte-parole avec un respect, une compassion et une pudeur exceptionnels, attestant de sa profonde abnégation ; les mots sont pesés et les exemples choisis, pas plus que nécessaire mais poignants et inoubliables comme celui de cette fillette de 12 ans qui fait s'effondrer - au sens littéral du terme - un général lorsqu'il entend son témoignage.
 
Une aventure humaine semée d'embuches, nécessitant beaucoup de courage face aux menaces qui continuent de planer, portée par l'espoir et les avancées réalisées, riche de la résilience et de la force des femmes qui brisent le silence, retrouvent la dignité et un sens à la vie, pour que ce qu'elles ont subi ne se reproduise plus.
 
Il y a des livres qui comptent et ne s'oublient jamais, celui-là en est. 
À lire absolument.
 
Extrait du texte :
Cette toile de fond peut paraître lugubre car les vies de bien des familles de ce livre sont assombries par la violence. Mais chacune d'elles est une lumière et un exemple qui prouve que les meilleurs instincts de l'humanité - aimer, partager, protéger - sont capables de triompher, même dans les pires circonstances. Elles sont la raison pour laquelle j'ai persévéré. La raison pour laquelle je n'ai jamais perdu la foi ni ma santé mentale, même lorsque, exposé aux conséquences de la cruauté, je me sentais submergé. 

Je vous encourage à voir le Congo, parfois encore appelé "la capitale mondiale du viol", comme une fenêtre sur les pires extrémités de ce fléau mondial que sont les violences sexuelles. Car c'est un problème universel qui se produit aussi bien à la maison, au bureau, sur les champs de bataille que dans les lieux publics partout sur la planète. 
Mon expérience m'a appris que l'origine des violences sexuelles et leurs conséquences sont partout identiques. Comme toujours, nos différences - couleur de peau, nationalité, langue et culture - comptent bien moins que nos points communs. 

Les femmes ne peuvent résoudre seules le problème des violences sexuelles ; les hommes doivent faire partie de la solution.

Il faut que dans toutes les sociétés, le blâme, la culpabilité et la responsabilité des violences sexuelles des femmes portent sur les agresseurs. 
Ce sont eux qui doivent en payer le prix, pas les victimes. 
Les pays et les cultures sont différemment avancés sur ces questions, mais aucune n'a atteint le point où les survivantes de violences sexuelles peuvent s'attendre à de la compassion et au soutien inconditionnel de tous, depuis les chefs de leur communauté jusqu'aux policiers, juges, journalistes, politiciens-y compris leur propre famille. 
 
Pourquoi les hommes violent-ils  ? (...) 
Les déshumaniser et les voir comme des monstres, ça me permettait de me dire qu'ils n'étaient pas comme moi et les miens. (...) Mais il faut considérer le viol comme un choix conscient et délibéré qui est la conséquence d'un mépris pour les femmes en général, car l'origine se trouve là.
 
Au Rwanda, le viol était utilisé comme arme de guerre. Il est important de comprendre la distinction entre cet abus sexuel délibéré, prémédité, et le viol qui sévit dans toutes les zones de conflit. Le viol fait malheureusement partie de la guerre, tout autant que la destruction et les massacres, même s'il est souvent tabou. Dans toutes les guerres, les soldats abusent de leur position de pouvoir pour se procurer des femmes. Ce sont des actes de conquérants, ils visent les "corps des femmes des ennemis vaincus" comme l'a écrit l'Autrice féministe américaine Susan Brownmiller. (...) 
Le viol comme arme de guerre est différent. Il devient tactique militaire. Il est planifié. Les femmes sont délibérément prises pour cibles comme moyen de terroriser la population. Son adoption dans les conflits en Asie, en Afrique et en Europe au cours du XXe siècle peut s'expliquer par le fait qu'il est peu coûteux, facile à organiser et, malheureusement, terriblement efficace. (...) 
Le viol fait peur à tout le monde, hommes et femmes, au même titre que les menaces de mort. Quand il est commis en public ou sous le regard de toute la famille, il a pour effet de terroriser. (...) 
En commettant leurs viols en public, ils détruisent la famille : les couples volent en éclat ; les hommes divorçaient de honte. (...) 
Le viol de masse est également utilisé comme arme dans les conflits avec des motivations économiques sous-jacentes. C'est une manière d'exercer son contrôle sur la population locale sans avoir à la déplacer. (...) 
La particularité du Congo, c'est que le viol y a été commis pour toutes ces raisons : par les soldats-étrangers d'une force occupante à la recherche de frissons ou de vengeance, comme moyen de contrôle et de nettoyage ethnique des populations locales et pour des raisons économiques. 

Je dis toujours que le désordre du Congo oriental est un désordre organisé. Il sert les intérêts d'un réseau de personnages qui va jusqu'au plus haut niveau de l'état congolais, ainsi qu'aux élites des pays voisins. 
Le viol fait parti de ce processus d'exploitation sans merci. Les vingt-cinq dernières années de violences sexuelles au Congo sont étroitement liées au pillage des matières premières.
 
Chaque fois qu'un homme viole, quelle que soit la situation, quel que soit le pays, ses actes trahissent la même croyance : ses besoins et désirs sont de la plus haute importance, les femmes sont des êtres inférieurs dont on peut user et abuser. Les hommes violent parce qu'ils ne considèrent pas la vie des femmes comme aussi précieuse que la leur.
 
Ne pas lutter contre les violences sexuelles revient, tacitement, à les autoriser.
 
La façon dont j'ai été traité à l'ONU par mon propre pays m'a servi de formation accélérée quand aux difficultés rencontrées par les femmes qui trouvent malgré tout le courage de dénoncer leurs agresseurs. On leur conseille de se taire, d'éviter de causer un scandale, de ne pas déranger. Ces dernières décennies, des progrès ont été accomplis dans plusieurs pays, mais l'instinct qui pousse à se voiler la face, à ignorer, à ne pas croire ou à intimer celles ou ceux qui veulent briser la loi du silence demeure désespérément banal et profondément ancré dans les esprits. 
Briser le silence qui plane autour des violences sexuelles- harcèlement, viol, Inceste-est un pas essentiel vers la résolution du problème. Premièrement, le silence permet aux violences sexuelles de prospérer. Se taire crée un environnement où les hommes peuvent continuer d'abuser les femmes en toute impunité. Le silence sert leurs intérêts. Tant qu'un problème est tu, les schémas comportementaux destructeurs à l'œuvre peuvent se poursuivre. 
Deuxièmement, l'autocensure empêche les femmes de puiser leurs forces les unes chez les autres. (...) Troisièmement, briser le silence permet d'éduquer tout le monde, à commencer par les hommes. 

Après la Seconde Guerre mondiale, les tribunaux internationaux mis en place pour juger les criminels de guerre - à Nuremberg, en Allemagne, pour les atrocités nazies, et à Tokyo, au Japon, pour les crimes commis en Asie -  ont reçu un grand nombre de preuves sur l'usage systématique du viol sans jamais en faire un chef d'accusation au titre de crime contre l'humanité. Au procès de Nuremberg, il n'y  a pas une seule condamnation pour viol. 
Dans les années 1990, les premiers tribunaux internationaux depuis Nuremberg et Tokyo ont permis de grands bonds en avant. Au Tribunal Pénal international pour l'ex Yougoslavie réuni à La Haye, aux Pays-Bas, à partir de 1993, les procureurs ont pour la première fois démontré que le viol pouvait être considéré comme un crime de guerre et un crime contre l'humanité. (...) 
Le tribunal pénal international pour le Rwanda, qui a siégé en Tanzanie, en Afrique de l'est, a lui aussi établi une jurisprudence sur les poursuites possibles pour viol par la loi internationale. Le cas de Jean-Paul Akayesu, un maire hutu qui avait dirigé le massacre de deux mille personnes dans sa région, a pour la première fois jugé que le viol pouvait être considéré comme acte génocidaire.
 
 Le plus tragique, c'est que tandis que dans plusieurs pays de plus en plus de femmes tiennent compte de ce conseil [briser le silence], les poursuites fructueuses n'ont pas augmenté de concert. Les femmes sont toujours plus nombreuses à vouloir témoigner. Le mouvement #MeToo a fait décoller cette tendance de façon très significative. (...) 
Mais le nombre de poursuite reste très faible.(...) 
Pour que davantage de femmes portent plainte pour ce qu'elles ont subi, il faut qu'elles sachent que le jeu en vaut la chandelle. En général, le problème, ce n'est pas la loi (....) toutes ont le même défaut : elles n'offrent de protection que théorique. Le problème réside dans les biais systémiques à l'œuvre contre les femmes au sein du système pénal. 
L'origine de la plupart de ces biais peut être retracé en étudiant la manière dont le viol a été puni à travers les âges. Dans les premières civilisations il était traité comme un crime d'adultère ou de fornication. Les lois de l'Europe médiévale ont ensuite évolué jusqu'à considérer le viol comme un crime commis contre les femmes, mais seulement si leur "honneur" était entaché. Ce concept se retrouvait au cœur de presque tous les systèmes juficiaires. 
Seules les femmes en position d'avoir un honneur - ce qui excluait les pauvres, les prostituées et les minorités - pouvaient être considérées comme victimes de viol. Les tribunaux exclusivement masculins exigeaient ainsi des femmes qu'elles montrent patte blanche. Leur passé sexuel jouait contre elles, tout comme une suggestion qu'elles puissent avoir, d'une manière ou d'une autre, encouragé leurs agresseurs. On voulait être certain que la personne avait résisté à l'agression, car il était entendu qu'une femme "honorable" tenterait de se débattre pour protéger sa réputation. Une absence de blessure ou de cris était par conséquent mal vue, voire disqualifiante. 
Les célibataires devaient prouver qu'elles étaient vierges avant l'agression. Une expérience sexuelle leur barrait l'accès au statut de victime. Des tests de virginité douteux (...) étaient monnaie courante au XVIIIe et XIXe siècles dans la plupart des pays européens.
Toutes les plaignantes étaient considérées d'un œil soupçonneux parce qu'il était largement admis-par les juristes de sexe masculin-que les femmes n'hésitaient pas à inventer des histoires d'agression sexuelle pour forcer un homme au mariage, justifier une grossesse ou alors parce qu'elles étaient faibles d'esprit ou enclines à l'hystérie.

La première étape pour affronter l'épidémie mondiale de viols est une législation claire qui inclue le concept de consentement et qui reconnaisse les femmes comme des êtres autonomes et indépendants. Des lois strictes contre les agressions sexuelles avec à la clé de lourdes peines de prison pour les violeurs sont des mesures dissuasives et, au moment des bébats parlementaires, une occasion d'éduquer hommes et femmes à leurs droits et responsabilités.  
 
Dès l'instant où nous appuyons l'idée que les garçons sont plus forts, plus méritants, plus valeureux, nous perpétuons une injustice et, au final, la violence envers les femmes.(...) 
Non seulement les parents et la société renforcent sans cesse l'idée que la vie d'un garçon a plus de valeur, mais ils appuient aussi de façon explicite l'idée que les garçons sont des mâles et que le masculin, c'est la force et la dureté.(...) 
Je crois que la "masculinité" est quelque chose que les enfants acquièrent au cours de leur développement. Ils ne naissent pas avec. Il s'agit d'une construction sociale. Le petit garçon s'y glisse en grandissant, comme s'il enfilait des couches et des couches de vêtements.
 
Plus je voyage, plus j'apprends, plus je me rends compte que la douleur issue des violences sexuelles exercées sur les femmes est la même, que ce soit dans les zones de conflits ou dans les pays en paix, et quelles que soient leur culture, leur langue ou leurs croyances religieuses.
 
Partout où des femmes sont nommées, elles aident à briser les normes masculines historiques.
 
Je rêve d'une société où les mères sont reconnues comme les héroines qu'elles sont, où les filles issues de notre maternité sont autant considérées que les garçons, où les femmes grandissent sans craindre les violences
Je souhaite un monde où les femmes ont les mêmes opportunités professionnelles, les mêmes joies et les mêmes sources de satisfaction que les hommes, où le pouvoir politique est partagé à égalité. J'attends avec impatience le jour où nos entreprises et institutions publiques reflèteront la diversité de la société. J'imagine aussi un avenir où les agressions sexuelles seront vues comme des méfaits d'une époque certes brutale mais révolue. 
Je crois fermement que tout ce que j'ai énoncé est désirable et possible. Je crois qu'en tant qu'individu et collectifs, nous pouvons œuvrer à cette réalisation. Je crois en la force des femmes.
 
Titre : La force des femmes
Auteur : Denis Mukwege
Première édition : 2021

samedi 13 novembre 2021

Le mur, le kabyle et le marin de Antonin Varenne

 
Paris, début des années 2000. 
Georges, alias Le Mur, est policier et boxeur poids lourd en fin de course, dont les gains sur le ring lui donnait jusque là les moyens de se payer les services de prostituées à qui il raconte ses combats. Il sait qu'il ne pourra bientôt plus compter sur ces compléments financiers et se laisse entraîner dans une combine "sans risque" pour gagner facilement quelques centaines d'euros : une enveloppe déposée dans sa boîte aux lettres, remplie de billets et d'une carte avec un nom et une adresse, il n'a plus qu'à secouer suffisamment le type désigné pour lui faire passer l'envie de tromper sa femme.
De l'argent facile pour des missions qui se succèdent sans aucune plainte ni retombées, jusqu'à ce que l'une dégénère et finise par faire la Une des journaux. Le Mur comprend alors qu'il a été manipulé et entraîné dans une sale affaire qui n'a rien à voir avec des infidélités ... De puissants intérêts sont en jeu, comment va-t-il s'en sortir ?
 
1957-1959
Pascal Verini est un jeune ouvrier de Nanterre, curieux, avide de lectures et rêvant de voyages. Comme les autres appelés de son âge, sa vie va être mise entre parenthèses pendant plus de deux ans pour effectuer son service militaire. Il aurait aimé éviter l'Algérie mais ses plans pour y échapper se retournent contre lui et il se retrouve affecté dans un DOP (Dispositif Opérationnel de Protection) de la région d'Oran. Un DOP, c'est un centre de renseignement où on ne lésine pas sur les moyens, y compris la pratique la torture. Même s'ils y sont fortement incités, les appelés ne sont pas obligés de "participer"...
 
Les chapîtres de ce roman noir alternent entre l'histoire de Georges et celle de Pascal, des personnages et des époques sans aucun liens apparents ; un milieu un peu douteux d'un côté et deux ans d'une jeunesse sacrifiés "au service de la France et de la paix en Algérie" de l'autre.
 
Sans doute pas de la grande littérature mais une fiction bien enlevée, inspirée à l'auteur par les confidences d'un père avant de mourir, qui résonne comme un témoignage maquillé en roman. Une façon pour moi de compléter une série de lectures touchant de façon réaliste au sujet douloureux des appelés du contingent en Algérie (avec Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? de Raphaëlle Branche et Des hommes de Laurent Mauvignier).

Tirés du texte :
La France tourne aux trois-huit et arme le béton du plein emploi. Un rêve est en marche, d'une juste rétribution de l'effort national. Les fruits de la Reconstruction. Droit au travail, à la reconnaissance, de vivre dans un logement décent ou de ne pas crever de faim. 
En 1957, chacun travaille à ses ambitions. 
L'effort, la fierté, l'avenir, tout est national. Le pétrole algérien, le Sahara français et les essais nucléaires. La France a besoin de ses dernières colonies, de leurs terres, de leurs sous-sols et de leurs hommes pour construire et avancer. La contradiction d'un empire colonial, dans une nouvelle ère de modernité, n'a pas encore frappé les esprits. L'Algérie est à feu et à sang depuis trois ans. 
En février 1957, le service national est rallongé à trente mois, la classe 55 est rappelée. 
En avril, deux cent vingt mille appelés sont sous les drapeaux. Et deux cent mille engagés, dont une bonne partie revenue d'Indochine les oreilles basses. Le nom de De Gaulle réapparaît dans les discussions et les journaux. La censure et la propagande ne suffisent plus. Il y a des morts, des bombes. Il y a Palestro, la bataille d'Alger et les premiers rapports accablants. Tortures. Exécutions sommaires. La guerre sans nom est déjà sale. 
Le grand rêve national est mort debout, pourri de l'intérieur par un cancer politique. La IVe République agonise, on appelle à une nouvelle constitution. Les chefs du FLN sont en Égypte, en Tunisie, en Allemagne et en France, l'impôt révolutionnaire est levé auprès des musulmans immigrés, les collecteurs arment les fellaghas depuis les banlieues ouvrières, messalistes et frontistes s'affrontent dans les rues de la capitale ; des bombes explosent dans des cafés maures, des hommes sont abattus en pleine rue, des policiers aussi. Des Algériens disparaissent, la police envahit les rues, les usines et les ghettos. 
Dans les bidonvilles, les certitudes s'envolent. Les communautés se rétractent et s'épient. Chacun est sommé de tenir sa place sans faire de vagues. Des terroristes, de l'autre côté de la Méditerranée, font entendre leur voix. Aux exhalation des usines se mêlent d'autres fumées plus lointaines de villes en flammes. D'autres combats, pour une autre rétribution. Indépendance. 
La bataille d'Alger fait rage et la guerre psychologique des paras de Massu exporte ses méthodes à la métropole. Les arrestations se multiplient, et les cris en lettres blanches sur les murs des usines et des rues. "Indépendance. FLN. Paix en Algérie."
 
La guerre ne forme pas la jeunesse, elle la viole.

Engagement volontaire par devancement d'appel. Battaza avait signé pour deux ans. On lui avait laissé le choix des armes (...) Verini ne serait majeur qu'en novembre, cinq mois après son incorporation. Son père devait donner son accord pour la procédure d'EVDA. La  veille, il avait jeté les papiers au visage de son fils.  Pas d'engagé dans la famille. (...) Un pacifiste enragé qui condamne son fils à la guerre.(...) La pacification, c'est lui qui va la faire. Est-ce qu'il doit crever pour donner raison à son père ? 
 
Déserter  ? Dans l'Humanité, quelques infos sur les insoumis. Comment faire ? Où se cacher ? La Suisse est loin pour un fils de Nanterre. S'enfuir et partir d'ici, il s'en fout ; mais risquer la prison ou un départ pour Marseille menottes aux poignets ? Ses vingt ans lui échappent.
 
Les appelés ont l'esprit bravache, entre colonie de vacances et internat ; ils jouent les durs. Il entend des choses surprenantes, le soir, autour des tables de belote. "on va casser du bougnoule. On leur laissera pas l'Algérie à ces bicots."
 
La France n'est pas en guerre. Les journaux le disent. Il n'y a que les militaires qui sont en guerre. La France est au travail. Nos fils vont maintenir la paix en Algérie. Quelques bougnoules qui posent des bombes. Deux cent vingt mille appelés. 
Il n'y a pas de guerre en 1957, la France est moderne. Où est parti Verini ?
 
La guerre. Une fois encore. 
Un hurlement plus long que le premier. Un homme, pas un animal. Un cri de douleur et d'impuissance. Qui lui soulève l'estomac, traverse la cour de la maison méridionale jusqu'au milieu des orangers. 
La guerre que tout le monde fait semblant d'ignorer. 
Il l'a trouvée. 
Il ne veut pas la faire. À qui doit-il le dire ? 

On organise une cérémonie pour le départ du corps. Lever du drapeau, discours de Perret, condoléances de la nation. Les parents ne sauront jamais ce que leur fils a fait en Algérie : il y est mort, et dans ses lettres il écrivait que tout allait bien. 

Tant qu'il reste une minute à passer sur le sol algérien, il ne se réjouit pas. Il faut moins d'une minute pour mourir. 

Tu sais, le livre que j'ai essayé d'écrire, c'était une sorte de roman d'aventures, qui se passait pendant la guerre. Mais je n'ai jamais réussi à lui donner la forme que je voulais. Je supportais pas d'en faire une fiction, et je ne suis pas non plus historien. Mais surtout, je ne voulais pas devenir un témoin. Un témoin est impuissant et on peut toujours douter de lui. Quand j'ai essayé d'écrire, j'ai compris que c'était comme ça que je me sentais là-bas.

Titre : le Mur, le kabyle et le marin
Auteur : Antonin Varenne
Première édition : 2011