samedi 13 novembre 2021

Le mur, le kabyle et le marin de Antonin Varenne

 
Paris, début des années 2000. 
Georges, alias Le Mur, est policier et boxeur poids lourd en fin de course, dont les gains sur le ring lui donnait jusque là les moyens de se payer les services de prostituées à qui il raconte ses combats. Il sait qu'il ne pourra bientôt plus compter sur ces compléments financiers et se laisse entraîner dans une combine "sans risque" pour gagner facilement quelques centaines d'euros : une enveloppe déposée dans sa boîte aux lettres, remplie de billets et d'une carte avec un nom et une adresse, il n'a plus qu'à secouer suffisamment le type désigné pour lui faire passer l'envie de tromper sa femme.
De l'argent facile pour des missions qui se succèdent sans aucune plainte ni retombées, jusqu'à ce que l'une dégénère et finise par faire la Une des journaux. Le Mur comprend alors qu'il a été manipulé et entraîné dans une sale affaire qui n'a rien à voir avec des infidélités ... De puissants intérêts sont en jeu, comment va-t-il s'en sortir ?
 
1957-1959
Pascal Verini est un jeune ouvrier de Nanterre, curieux, avide de lectures et rêvant de voyages. Comme les autres appelés de son âge, sa vie va être mise entre parenthèses pendant plus de deux ans pour effectuer son service militaire. Il aurait aimé éviter l'Algérie mais ses plans pour y échapper se retournent contre lui et il se retrouve affecté dans un DOP (Dispositif Opérationnel de Protection) de la région d'Oran. Un DOP, c'est un centre de renseignement où on ne lésine pas sur les moyens, y compris la pratique la torture. Même s'ils y sont fortement incités, les appelés ne sont pas obligés de "participer"...
 
Les chapîtres de ce roman noir alternent entre l'histoire de Georges et celle de Pascal, des personnages et des époques sans aucun liens apparents ; un milieu un peu douteux d'un côté et deux ans d'une jeunesse sacrifiés "au service de la France et de la paix en Algérie" de l'autre.
 
Sans doute pas de la grande littérature mais une fiction bien enlevée, inspirée à l'auteur par les confidences d'un père avant de mourir, qui résonne comme un témoignage maquillé en roman. Une façon pour moi de compléter une série de lectures touchant de façon réaliste au sujet douloureux des appelés du contingent en Algérie (avec Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? de Raphaëlle Branche et Des hommes de Laurent Mauvignier).

Tirés du texte :
La France tourne aux trois-huit et arme le béton du plein emploi. Un rêve est en marche, d'une juste rétribution de l'effort national. Les fruits de la Reconstruction. Droit au travail, à la reconnaissance, de vivre dans un logement décent ou de ne pas crever de faim. 
En 1957, chacun travaille à ses ambitions. 
L'effort, la fierté, l'avenir, tout est national. Le pétrole algérien, le Sahara français et les essais nucléaires. La France a besoin de ses dernières colonies, de leurs terres, de leurs sous-sols et de leurs hommes pour construire et avancer. La contradiction d'un empire colonial, dans une nouvelle ère de modernité, n'a pas encore frappé les esprits. L'Algérie est à feu et à sang depuis trois ans. 
En février 1957, le service national est rallongé à trente mois, la classe 55 est rappelée. 
En avril, deux cent vingt mille appelés sont sous les drapeaux. Et deux cent mille engagés, dont une bonne partie revenue d'Indochine les oreilles basses. Le nom de De Gaulle réapparaît dans les discussions et les journaux. La censure et la propagande ne suffisent plus. Il y a des morts, des bombes. Il y a Palestro, la bataille d'Alger et les premiers rapports accablants. Tortures. Exécutions sommaires. La guerre sans nom est déjà sale. 
Le grand rêve national est mort debout, pourri de l'intérieur par un cancer politique. La IVe République agonise, on appelle à une nouvelle constitution. Les chefs du FLN sont en Égypte, en Tunisie, en Allemagne et en France, l'impôt révolutionnaire est levé auprès des musulmans immigrés, les collecteurs arment les fellaghas depuis les banlieues ouvrières, messalistes et frontistes s'affrontent dans les rues de la capitale ; des bombes explosent dans des cafés maures, des hommes sont abattus en pleine rue, des policiers aussi. Des Algériens disparaissent, la police envahit les rues, les usines et les ghettos. 
Dans les bidonvilles, les certitudes s'envolent. Les communautés se rétractent et s'épient. Chacun est sommé de tenir sa place sans faire de vagues. Des terroristes, de l'autre côté de la Méditerranée, font entendre leur voix. Aux exhalation des usines se mêlent d'autres fumées plus lointaines de villes en flammes. D'autres combats, pour une autre rétribution. Indépendance. 
La bataille d'Alger fait rage et la guerre psychologique des paras de Massu exporte ses méthodes à la métropole. Les arrestations se multiplient, et les cris en lettres blanches sur les murs des usines et des rues. "Indépendance. FLN. Paix en Algérie."
 
La guerre ne forme pas la jeunesse, elle la viole.

Engagement volontaire par devancement d'appel. Battaza avait signé pour deux ans. On lui avait laissé le choix des armes (...) Verini ne serait majeur qu'en novembre, cinq mois après son incorporation. Son père devait donner son accord pour la procédure d'EVDA. La  veille, il avait jeté les papiers au visage de son fils.  Pas d'engagé dans la famille. (...) Un pacifiste enragé qui condamne son fils à la guerre.(...) La pacification, c'est lui qui va la faire. Est-ce qu'il doit crever pour donner raison à son père ? 
 
Déserter  ? Dans l'Humanité, quelques infos sur les insoumis. Comment faire ? Où se cacher ? La Suisse est loin pour un fils de Nanterre. S'enfuir et partir d'ici, il s'en fout ; mais risquer la prison ou un départ pour Marseille menottes aux poignets ? Ses vingt ans lui échappent.
 
Les appelés ont l'esprit bravache, entre colonie de vacances et internat ; ils jouent les durs. Il entend des choses surprenantes, le soir, autour des tables de belote. "on va casser du bougnoule. On leur laissera pas l'Algérie à ces bicots."
 
La France n'est pas en guerre. Les journaux le disent. Il n'y a que les militaires qui sont en guerre. La France est au travail. Nos fils vont maintenir la paix en Algérie. Quelques bougnoules qui posent des bombes. Deux cent vingt mille appelés. 
Il n'y a pas de guerre en 1957, la France est moderne. Où est parti Verini ?
 
La guerre. Une fois encore. 
Un hurlement plus long que le premier. Un homme, pas un animal. Un cri de douleur et d'impuissance. Qui lui soulève l'estomac, traverse la cour de la maison méridionale jusqu'au milieu des orangers. 
La guerre que tout le monde fait semblant d'ignorer. 
Il l'a trouvée. 
Il ne veut pas la faire. À qui doit-il le dire ? 

On organise une cérémonie pour le départ du corps. Lever du drapeau, discours de Perret, condoléances de la nation. Les parents ne sauront jamais ce que leur fils a fait en Algérie : il y est mort, et dans ses lettres il écrivait que tout allait bien. 

Tant qu'il reste une minute à passer sur le sol algérien, il ne se réjouit pas. Il faut moins d'une minute pour mourir. 

Tu sais, le livre que j'ai essayé d'écrire, c'était une sorte de roman d'aventures, qui se passait pendant la guerre. Mais je n'ai jamais réussi à lui donner la forme que je voulais. Je supportais pas d'en faire une fiction, et je ne suis pas non plus historien. Mais surtout, je ne voulais pas devenir un témoin. Un témoin est impuissant et on peut toujours douter de lui. Quand j'ai essayé d'écrire, j'ai compris que c'était comme ça que je me sentais là-bas.

Titre : le Mur, le kabyle et le marin
Auteur : Antonin Varenne
Première édition : 2011

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