lundi 28 mars 2022

Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse / The Last Report on the Miracles at Little No Horse de Louise Erdrich

 
En 1996, le père Damien est un très vieil homme, témoin privilégié de la vie de la paroisse de Little No Horse dans laquelle il a été affecté au début du 20ème siècle au cœur d'une réserve indienne Ojibwé du Dakota du Nord. La correspondance qu'il adresse depuis des décennies à ses supérieurs - jusqu'au Pape, est restée jusque là lettre morte. Mais un beau matin, il voit débarquer le père Jude chargé d'enquêter sur la vie de sœur Léopolda, en préalable à une éventuelle procédure de béatification. Entre présent et passé, certains secrets soigneusement gardés et verrouillés au fond de la mémoire et d'autres partagés au cours d'interviews enregistrées (le lecteur, complice, ayant accès à certaines informations que le père Jude n'aura jamais), c'est presque un siècle d'une chronique individuelle et paroissiale qui nous est livrée ...
 
Un "pitch" relativement simple pour un scénario qui ne l'est absolument pas, surprenant et alambiqué à souhait par une Louise Erdrich qui finit de me convaincre de ses qualités de conteuse exceptionnelle même si je n'en doutais plus vraiment après la lecture de La malédiction des colombes / Plague of Doves et Dans le silence du vent / The Roundhouse. Cette fois, dès le départ, le lecteur est mis dans la confidence et connaît le secret du père Damien, un secret qu'il arrivera à garder envers et contre tout et expliquant une sensibilité, une tolérance, une perception et un regard si particulier porté sur le monde.
 
Cet étonnant père Damien est d'abord un être humain fait de chair et de sang, un imposteur, la victime consentante d'un chantage, un acteur défini par l'ambiguïté de son histoire personnelle peu conventionnelle dans laquelle interviennent un braqueur de banque et des inondations, une passion dévorante de la musique et des livres, des amours on ne peut plus charnels, une amitié sans faille avec le plus païen de ses ouailles, etc.
Le père est aussi un témoin de la vie dans la réserve où les épreuves s'enchaînent, conditions de vie précaires, famines, épidémies, morts, abandons, crime impuni, trafic des terres, dans une ambiance de rivalité de clans entre les Nanapush, les Morrissey, les Kashpaw, les Puyat, les Lazare. 
Et puis il y a aussi toute la dimension spirituelle du personnage qui vit sa foi confronté à des phénomènes touchants à l'extraordinaire, aux croyances indigènes, aux esprits, aux rêves, à la magie et à la possession. Un père qui se pose des questions sur la conversion, la conscience, la confession et l'absolution, la foi, la place de l'Église, etc.
 
Un roman baroque, improbable et très riche, offrant matière à réflexion sur beaucoup de sujets touchant à l'humanité, aux cultures et aux traditions, aux rapports hommes-femmes, à la spiritualité, sans pour autant tomber dans le piège de l'angélisme d'un côté ou de l'autre. Un livre qui continue à trotter dans mon esprit une fois ses pages refermées, un de ses ouvrages subtilement forts qui laissent discrètement mais profondément leur trace.
 
Du même auteur, voir aussi :

Titre français : Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse
Titre original : The Last Report on the Miracles at Little No Horse
Auteur : Louise Erdrich
Première édition : 2001

jeudi 24 mars 2022

Dans le silence du vent / The Round House de Louise Erdrich

États-Unis / Dakota du Nord - Été 1988.
Pour Joe, 13 ans, l'agression et le viol de sa mère marquent la perte de l'innocence et le début d'un été initiatique au cours duquel il va être confronté aux questions du droit et de la justice particulièrement complexes lorsque l'on vit dans une réserve indienne.
 
Dans ce roman, Louise Erdrich nous fait pénétrer dans un univers très proche de celui que j'avais découvert dans La malédiction des colombes / The Plague of Doves avec un cadre similaire - celui d'une réserve indienne du Dakota du nord - et des personnages que l'on semble retrouver - la tante, le grand-père, le juge tribal, le curé, etc. L'histoire est toutefois très différente. 
Le shéma narratif suit la chronologie des évènements de cet été tragique en nous permettant de suivre les bouleversements et les agissements de Joe, narrateur adulte devenu avocat qui revient sur cette période fondatrice de son adolescence. 
Il y a d'abord le choc, l'incompréhension et le deuil d'un cocon familial qui n'existe plus quand la mère s'isole du monde et se mure dans le silence. Il y a ensuite l'espoir d'agir avec son père, juge tribal avec lequel il reprend l'ensemble des dossiers de la réserve à la recherche d'indices ; un exercice qui s'avère finalement source de désillusions et de déception lorsque l'adolescent comprend la "futilité" des affaires jugées et les principes du "mille feuille" constitué des différentes juridictions traitant des affaires indiennes, compléxité et injustice garanties. Il y a la révolte lorsque le coupable est retrouvé et arrêté puis libéré pour des questions de technicalité. Il y a aussi l'amitié et le désir d'action du garçon qui va mener sa propre enquête avec ses copains pendant leurs vacances d'été, en parcourant à vélo tous les coins de la réserve à la recherche d'explications. Dans ce contexte sociologique particulier, ces jeunes personnages pas tout à fait sortis de l'enfance vont faire l'expérience du monde des adultes, une mise à l'épreuve leur faisant toucher une large palette de sentiments avec, à la clé, des décisions difficiles et irréversibles. Reposant sur les épaule d'un personnage de Joe très attachant, une trame plutôt "lourde" mais pas pour autant empoisonnée ni exempte de légèreté et de joies, oscillant entre colère, peur, culpabilité, impuissance largement contrebalancées par l'amitié, l'amour, l'insouciance, la solidarité ...
 
Un récit encore une fois admirablement construit, un fil tiré après l'autre jusqu'à ce que l'image d'ensemble prenne clairement forme ... pas tout à fait celle qu'on attendait.
Louise Erdrich montre une maîtrise parfaite du fond et de la forme qu'elle met au service de sa communauté pour lui rendre humanité et dénoncer les fléaux qui la frappe dans l'indifférence générale : ici, les violences et viols des "indigènes" qui restent monnaie courante, l'impunité de ceux qui commettent ces crimes et la complexité d'un système judiciaire infantilisant dans lequel la notion de justice semble bien diffuse. CQFD. Puissant et révoltant ! 

Du même auteur, voir aussi :

Titre français : Dans le silence du vent
Titre anglais : The Round House
Auteur : Louise Erdrich
Première édition : 2012

dimanche 20 mars 2022

Les pingouins n'ont jamais froid / Penguin Lost de Andreï Kourkov / Andrey Kurkov

 
À la fin de Le Pingouin / Death and the Penguin, Victor avait pris la place de son pingouin Micha pour fuir Kiev et s'était envolé pour l'Antarctique ; c'est là où nous le retrouvons. Victor y fait la connaissance d'un russe mourant s'y cachant lui aussi, qui lui donne son passeport, une carte de crédit et une lettre à remettre à sa femme à Moscou, autrement dit, les moyens de rentrer en Europe et une mission. Après plusieurs mois d'absence, Victor peut ainsi rentrer incognito en Ukraine où il veut d'abord retrouver la trace de son pingouin .... le début de nouvelles aventures rocambolesques qui vont l'amener à travailler à la campagne électorale d'un malfrat de Kiev, puis à Moscou avant de s'échiner comme "esclave" en Tchétchénie.
 
En Ukraine, on retrouve un certain nombre des personnages du cercle précédemment constitué autour de Victor avec Sonia sa fille adoptive, Nina, la nounou, Liocha l'ancien organisateur de funérailles en fauteuil depuis l'explosion d'un de ses cercueils, désormais barman dans un café pour handicapés et capitaine d'une équipe de bras de fer, son rédacteur en chef mort et rescucité sans oublier, bien sûr, Micha le pingouin qui reste constamment au cœur de l'intrigue, son animal de compagnie qu'il faut retrouver et sauver. 
Victor apparaît plus comme un anti-héros ballotté par les événements qu'un héro, un monsieur "lambda" impuissant, plutôt apathique et passif lorsqu'il est entraîné par un flux qui le dépasse mais au milieu duquel il essaye tout de même de surnager en tentant de préserver sa conscience, sa boussole.
 
Un petit roman doux-amer, sans concessions, rempli de dérision et d'humour noir qui nous transporte en Absurdie, à l'ère post-soviétique de la fin des années 1990, avec ses violences, ses arrangements, sa fascination pour la force et le pouvoir, ses drôles de trafics. Le portrait acerbe d'une société profondément corrompue dans laquelle les hommes n'ont pourtant pas totalement perdu leur part d'humanité, jouant constamment sur le fil du rasoir entre espoir et désespoir, où rien n'est jamais tout noir ou tout blanc. 
 
Au regard d'une actualité et d'évènements portés par ceux qui rêvent au retour de la grandeur de l'empire soviétique, une fable mordante qui interpelle. 
À méditer  !

Du même auteur, voir aussi :

Titre français : Les pingouins n'ont jamais froid
Titre anglais : Penguin Lost
Auteur : Andreï Kourkov (Andrey Kurkov)
Première édition :

jeudi 17 mars 2022

Regardez-nous danser (Le pays des autres 2) de Leïla Slimani

Entre Maroc et Alsace, suite de la saga familiale commencée dans Le pays des autres et retrouvailles avec Mathilde et Amine, Aïcha, Sélim, Selma, Omar auxquels viennent s'ajouter de nouveaux personnages comme Medhi, étudiant idéaliste puis fonctionnaire réaliste, futur mari d'Aïcha. L'histoire reprend au début des années 1960 et se poursuit jusqu'au début des années 1970 ; le Maroc est indépendant et oscille entre traditions et désir de modernité, espoirs et répression, sous la houlette d'un Hassan II autoritaire. Un récit qui mèle habilement les destins individuels aux aspects historico-politico-sociologiques plus larges du Maroc de l'époque.
 
Les années de vaches maigres sont derrière Mathilde et Amine qui se sont embourgeoisés. Toujours brillante élève Aïcha fait des études de médecine à Strasbourg tout en gardant ses racines au Maroc ; l'enfant timide s'ouvre à peine au monde et reste une jeune femme studieuse et réservée. Son frère Sélim termine ses années lycée où il est un sportif performant peu intéressé par les aspects scolaires, il rate plusieurs fois son bac et s'entend mal avec son père qui perd patience ; il finit par fuguer pour se fondre au sein de la communauté hippie d'Essaouira. Selma et Omar, la sœur et le frère d'Amine suivent aussi leurs chemins qui offrent chacun un éclairage sur une société marocaine à plusieurs vitesses, celle des privilégiés et celle des bidonvilles que l'on cache derrière de grands murs pour ne pas les voir.

Un bon roman agréable à lire, plaisant et prenant ; j'avais dévoré le premier volume et me suis plongée avec régal dans ce deuxième opus d'une trilogie dont j'attends maintenant l'épilogue. Un choix de publication presque en "feuilleton", en trois tranches plutôt qu'en "pavé" pour couvrir trois périodes et changer la perspective générationnelle. 

Du même auteur, voir aussi :

Titre : Regardez-vous danser (Le pays des autres vol. 2)
Auteur : Leïla Slimani
Première édition : 2022

lundi 14 mars 2022

Le pays des autres de Leïla Slimani


 
Maroc - Fin des années 1940 / début des années 1960
 
C'est à la fin de la seconde guerre mondiale, dans son Alsace natale où elle l'a rencontré que Mathilde épouse Amine Belhaj, officier traducteur marocain de son régiment. Une fois la guerre terminée et Amine démobilisé, la jeune française rejoint son mari au Maroc où il veut mettre en valeur une terre achetée par son père décédé trop tôt. Très vite, la jeune femme comprend que sa vie sera très différente de ce qu'elle avait connu jusque là.
 
"Ici, c'est comme ça." 
Cette phrase, elle l'entendrait souvent. À cet instant précis, elle comprit qu'elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres.
 
Au début, Mathilde s'installe avec la famille d'Amine au cœur de la médina de Meknès. Française éduquée, Mathilde y est traitée avec déférence par sa belle-mère Mouilala ; elle sympathise et apprend la langue avec sa jeune belle-sœur Selma encore écolière en se désespérant de sa coquetterie et de son manque d'intérêt pour les études, et cohabite sans heurt avec ses beaux-frères, l'un ténébreux, Omar, l'autre handicapé cloitré. Elle passe beaucoup de temps à arpenter les rues et à écrire des lettres remplies d'exotisme à sa sœur Irène en arrangeant la réalité et en taisant l'essentiel. Elle comprend très vite que quoi qu'elle fasse, au Maroc elle aura toujours une place à part : pour la population marocaine elle restera une étrangère et pour la communauté des colons, son mariage avec un "indigène" la disqualifie, elle est considérée avec méfiance et/ou mépris et est infréquentable.
Viendront la naissance de Aïcha et celle de Sélim et leurs années à la ferme où la famille s'installe dès la maison construite, au cœur d'une propriété isolée. Des années à compter chaque dépense pendant lesquelles Amine s'investit corps et âme dans son projet non sans quelques erreurs et déconvenues, des années difficles de doute puis d'acceptation pour Mathilde qui se résigne à sa condition de mère au foyer, aux tensions avec son mari, au poids de la solitude et de l'isolement, aux heures passées au "dispensaire" où elle prodigue des soins de base aux ouvrières en leur offrant une oreille attentive et des conseils. 

Une saga familiale dont je me suis régalée, un peu déçue que l'histoire s'arrête au moment de tourner la dernière page   ... jusqu'à ce que je réalise qu'il existe déjà une suite formant une série dans laquelle l'auteur raconte son histoire familiale : ce premier volume est consacré à la génération de ses grand-parents et à l'enfance de sa mère médecin. On y découvre la timide Aïcha grandissant en sauvageonne à la ferme et fréquentant l'école des sœurs où elle subit l'ostracisme lié à sa condition de métis sans que cela l'empêche d'être une élève brillante habitée d'une touche de mysticisme. On cerne les difficultés, les compromis et conciliations nécessaires pour que le couple bi-culturel formé par ses grands-parents résiste car si l'amour en est le ciment initial, l'édifice à parfois du mal à tenir entre l'alsacienne-française-catholique et le marocain-musulman-ancien soldat devenu agriculteur entrepreneur ... parfois, un geste vient ranimer et renforcer leurs liens, comme un certain Noël où Amine va voler un arbre chez sa voisine pour offrir un sapin à sa famille.  
Enfin, si Mathilde refuse de suivre les informations dans la presse ou à la radio, l'actualité qui tisse l'histoire moderne du Maroc s'immisce malgré tout entre les lignes alors que le pays glisse doucement de la gestion sous mandat français vers l'indépendance avec les divisions et les violences qui l'accompagnent.

Un texte authentique sonnant juste, lu presque d'une traite, très bien écrit, un régal.
Prête à dévorer la suite !

Titre : le pays des autres
Auteur : Leïla Slimani
Première édition : 2020

mercredi 9 mars 2022

La belle de Jérusalem / The Beauty Queen of Jerusalem de Sarit Yishai-Levi

 
À Jérusalem, Gabriela est encore enfant lorsqu'elle recueille les confidences de sa grand-mère Rosa et découvre la "malédiction" des femmes de la famille Ermoza mariées à des hommes qui ne les aiment pas : en son temps, Raphaël, l'arrière-grand-père, avait renoncé à une belle Ashkenaze inacceptable au sein de sa communauté Sépharade espagnole et il s'était résigné à un mariage de raison avec Merkada. À son tour, leur fils modèle Gabriel vit ses amours contrariés, l'origine d'une "faute" impardonable que Merkada lui fit payer en le mariant à Rosa, pauvre orpheline employée à faire le ménage au service des anglais ; un couple triste cohabitant sans amour pour élever ses trois filles dont l'aînée, Luna, est la prunelle des yeux de Gabriel et le cauchemar de sa mère Rosa. "Beauté de Jérusalem", sûre d'elle, Luna croit pouvoir échapper à la malédiction familiale en épousant le prince charmant auquel elle fini par succomber. .. mais à nouveau, c'est une union malheureuse au cœur de laquelle Gabriela voit le jour : la malédiction l'affligera-t-elle à son tour  ?
 
Les personnages ploient sous les non-dits et les conventions sociales sources d'aigreurs, de désillusions, de tensions et de tristesse avec parfois quelques joies et des compensations parce que la vie suit son cours et que chacun s'adapte ou résiste à sa manière. Résignation, acceptation, rejet de la maternité ... "plombée" sur quatre générations par ses ménages sans amour et ses tensions mères-filles insupportables opposées à l'amour inconditionnel des pères, la saga de cette famille de commerçants du grand marché de Jérusalem nous fait découvrir le quotidien de cette ville à travers tout le 20 ème siècle en dessinant une formidable fresque historique et sociologique. Une façon de vivre l'histoire contemporaine d'Israël "de l'intérieur", du point de vue d'une famille juive, de l'époque où elle était encore sous contrôle Ottoman jusqu'à nos jours, en passant par la période sous mandat anglais, la guerre, les milices, les années fastes, les années maigres, les émigrants et les immigrants, les communautés qui se côtoient mais ne se mélangent pas avec aussi l'atmosphère si différente de Jérusalem éternelle et de Tel Aviv la festive ...
 
Un roman qui n'a rien d'un conte de fées et sur lequel on pourrait longuement débattre quant aux excès, aux disfonctionnements et à la psychologie des personnages de la famille Ermoza... Et pourtant j'ai aimé la rencontre avec les individus de cette famille qui se dévoilent au fil des pages avec leurs personnalités, leurs désirs, leurs failles, leur humanité pour finir de révéler la réalité occultée derrière les apparences. Un roman douloureux comme la naissance d'Israël montrant finalement que ni la beauté, ni la richesse, ni la sagesse ne peuvent garantir la paix et l'amour dont chacun à besoin pour grandir et nourrir sa part d'humanité. ❤️

Titre français : La belle de Jérusalem 
Titre anglais : The Beauty Queen of Jerusalem
Auteur : Sarit Yishai-Levi
Première édition : 2020

dimanche 6 mars 2022

Le pingouin / Death and the Penguin d'AndreÏ Kourkov / Andrey Kurkov


À Kiev, Victor vit seul avec son pingouin Micha adopté un an auparavant auprès du zoo qui se débarassait alors de pensionnaires dont il ne pouvait plus s'occuper. Victor est journaliste/écrivain sans emploi jusqu'à ce qu'il soit embauché pour rédiger des "petites croix", des nécrologies sans concession de personnes connues, prêtes à publication - sous pseudonyme - par le journal qui le recrute. Au début, Victor dispose de pas mal de liberté et l'exercice est assez amusant avec juste une pointe de frustration, celle de ne pas se voir immédiatement publié puisque les personnes sont vivantes. Recommandé par son rédacteur en chef, il est contacté par Micha (pas le pingouin) qui lui commande une nécrologie pour l'un de ses amis malade. Peu après, l'un de ses premiers articles est publié mais sa fierté va rapidement faire place à l'inquiétude lorsque les publications se multiplient. Dans le même temps, une succession de personnages hauts en couleur vont progressivement entrer dans sa vie et celle de Micha (le pingouin) : Sergeï, le policier animal-sitter, Pidpaly, le vieux "pingouinologue", Sonia, une petite fille qui va se retrouver sous sa garde, Nina, la "nounou" qu'il embauche et qui s'installe. 

Un petit roman tragi-comique qui sous couvert d'un étonnant voyage en absurdie dénonce le monde gris, corrompu et sans perspectives d'une société post-soviétique. Toutes ces "petites croix" mettent en branlent un terrible engrenage pour Victor mais l'air de rien, permettent de pointer les taches des pommes avariées qui empoisonnent la société, les hommes d'affaires verreux, les politiques, les militaires, les mafieux, les intellectuels, leurs faiblesses et leurs travers, le système de santé déficient, les trafic d'organes et autres en tous genres, etc.
Des personnages tristes, sans amour et sans perspectives, qui unissent leurs solitudes et cohabitent dans un monde dont la règle d'or de la survie est "obéir et ne jamais poser de question"... mais même en baissant la tête, personne n'est sûr de ne pas être emporté à un moment ou un autre. D'ailleurs, dans cet univers, même Micha, l'"animal de compagnie" si loin de sa banquise, est non seulement neurasthénique mais aussi un pion "en location" bientôt "sous protection" parce qu'il apporte la touche de "classe" indispensable aux enterrements VIP. 

Avec ce premier livre qui l'a rendu célèbre, c'est poussée par une actualité profondément dérangeante que j'ai décidé de franchir le pas et choisi d'enfin découvrir l'univers d'Andreï Kourkov, auteur emblématique de l'Ukraine autour duquel je tournais depuis longtemps (Un auteur né en Russie où ses publications sont interdites). Au final, un livre aigre-doux, plein de dérision, de fantaisie et d'humour noir pour dénoncer les travers hérités de l'époque soviétique et le poids d'une société verrouillée au début des années 1990, un univers particulièrement lourd laissant pourtant un goût de "revenez-y"... et j'y reviendrai !

Titre français : Le pingouin
Titre anglais : Death and the Penguin
Auteur : Andreï Kourkov (Andrey Kurkov) 
Première édition : 1996

jeudi 3 mars 2022

Un livre de martyrs américains / A Book of American Martyrs de Joyce Carol Oates


Etats-Unis.
Le matin du 2 novembre 1999, sur le parking d'une clinique pour femmes de l'Ohio où sont pratiqués des avortements, Luther Dunphy abat le docteur Augustus Voorhees et son garde du corps. 
Pour Luther Dunphy, "soldat de Dieu", il ne s'agit pas d'un meurtre même s'il sait devoir comparaitre devant la justice de son pays qui qualifie son acte comme tel. Rien ne laissait présager du geste de ce père de quatre enfants, ouvrier du bâtiment, fervent croyant : ce n'est pas un illuminé, juste un être discret qui a agit seul, habité par ce qu'il croit être une mission divine pour la sauvegarde de vies innocentes. Alors, meurtrier ou martyr ? 
De son côté, le Dr Augustus Voorhees était un médecin dévoué et engagé, ardent militant de la cause des femmes et de leur droit à disposer librement de leur corps. C'était aussi un père de trois enfants, un garçon et deux filles dont la dernière a été adoptée en Chine. Martyr ou démon ?
Dans cette histoire dans laquelle non seulement les protagonistes mais aussi tous leurs proches se retrouvent aspirés où est le bien ? où est le mal ? Et qui sont finalement les véritables martyrs ? 
Ce roman nous fait d'abord découvrir la vie de chacun des deux hommes, le procès et les passions qui entourent la question de l'avortement aux États-Unis. Il aborde ensuite les conséquences familiales pour les épouses et les enfants avec une attention particulière aux deux filles aînées dont l'une devient boxeuse professionnelle et l'autre étudiante obnubilée par l'histoire de son père dont elle fait son sujet de thèse.
 
En changeant les points de vue, l'auteur ne cherche pas à nous faire prendre position mais à nous fait comprendre les motivations, les raisonnements, les ressorts psychologiques et les mécannismes qui conduisent chacun des personnages à agir comme il le fait dans une Amérique voilée d'obscurantisme. Une approche plutôt objective et réaliste au cœur d'un sujet complexe qui permet d'aborder beaucoup de choses, les rapports familiaux, l'éducation, le deuil, les questions sociales, le poids des traumatismes, l'ambiguïté des messages des églises, la question des sujets qui divisent la société, l'intolérance, etc. Ni tout blanc ni tout noir, rien n'est simple.
 
Un livre qui montre l'effet domino d'un acte de départ isolé, hyper violent, engendrant violence et souffrances, interrogations et incompréhensions, la chronique d'une société américaine de province loin du glamour Hollywoodien et des lumières des grandes villes de l'est. C'est un monde fracturé qui se nourrit de ses obsessions, où les communauté se côtoient sans se parler ni se comprendre. Il y a une espèce d'effet miroir entre les deux familles soumises au regard des autres, la notion que l' "enfant de" prend le dessus sur l'individu même si le temps fini par faire son affaire d'une célébrité involontaire bien difficile à porter. C'est dur et lourd même si la conclusion apporte une toute petite touche d'espoir et un peu d'apaisement.
 
Habilement construit et donnant matière à réflexion, ce livre marquant me fait découvrir une auteure américaine multi-primée que je ne connaissais pas auprès de laquelle je reviendrai sans doute, sa large bibliographie recelant plusieurs dizaines d'ouvrages.
 
Titre français : Un livre de martyrs américains
Titre anglais : A Book of American Martyrs 
Auteur : Joyce Carol Oates
Première édition : 2017