samedi 10 avril 2021

Le crépuscule de Shigezo / The twilight years de Sawako Ariyoshi

Tokyo / années 1970.
À la mort de son épouse, Shigezo doit être pris en charge par la famille de son fils Nobotushi qui vit dans la maison voisine du pavillon occupé jusqu'alors par les deux anciens. Malgré cette proximité spatiale, Nobotushi, sa femme Akiko et leur fils Satochi, n'avaient aucune idée de la dégénérescence psychique de Shigezo et de sa dépendance, un état qu'ils découvrent, qu'il va leur falloir gérer et qui va bousculer leur quotidien bien rodé et sans temps mort : Notobushi, aux idées et au comportement des plus traditionnels travaille dans une grande entreprise qui occupe tout son temps ; Satochi est lycéen et prépare de façon intensive ses examens d'entrée à l'université ; Akiko jongle entre un travail auquel elle tient et les tâches ménagères qui lui incombent... Mais c'est tout de même sur les épaules de cette dernière que va reposer la responsabilité des soins au vieil homme d'autant plus que celui-ci, après lui avoir mené la vie dure pendant des années, ne semble plus jurer que par elle, il ne reconnait qu'elle.

Entre fugues, réveils au milieu de la nuit, incontinence, isolement et problèmes de garde en journée ou encore un appétit jamais rassasié alors que Shigezo avait l'estomac plutôt délicat autrefois, la vie semble tout d'abord devenir un enfer. Mais Akiko, malgré sa modernité, a le sens du devoir et va se consacrer à l'accompagnement du crépuscule de ce beau-père, l'occasion de comprendre que son problème n'est pas isolé, de s'interroger sur la place de chacun dans la famille et sur sa propre et ineluctable vieillesse tout en développant une certaine tendresse pour celui qui ne semblait pas trop la mériter.

La famille Tachibana nous plonge dans les problématiques de la fin de vie et Sawako Ariyoshi nous dresse encore une fois un magnifique portrait de femme coincée entre tradition et modernité, ainsi qu'une chronique familiale finement observée et rendue, pleine d'humanité et de valeurs universelles. Bien que l'histoire se déroule au Japon dans les années 1970, beaucoup des réflexions et des observations du livre restent intemporelles et totalement d'actualité, me renvoyant à ma propre expérience. J'ai beaucoup aimé ce livre sur un thème difficile et pas franchement rigolo mais traité de main de maître, une valeur sûre, une auteure "classique" qui ne m'a jamais déçue.

Du même auteur, voir aussi :

Extraits du texte :
Finalement, songeait Nobutoschi, la mort ne tire des larmes de douleur que dans le monde imaginaire et abstrait des chansons et des romans. 
Sa mère venait de mourir et il n'avait pas pleuré.

Elle avait tout simplement découvert que mourir coûtait cher et enfin compris pourquoi on offrait une enveloppe avec de l'argent à la famille 
quand on allait à un enterrement.
 
Les hommes de la génération de Nobutoschi tenaient à leurs vieux clichés féodaux. 
Ils ne voulaient pas reconnaître l'apport financier du travail d'une femme dans les revenus de la famille.
 À leurs yeux, elle se faisait plaisir en travaillant au-dehors et c'était eux qui supportaient avec patience et indulgence le laisser-aller du ménage. 

Tout serait tellement plus facile si Shigezo mourait ! 
Elle n'avait plus honte d'avoir de telles pensées. 

Elle ne put s'empêcher de comparer avec tristesse le sort des deux vieillards. Elle venait de voir mourir un homme qui avait gardé toute sa tête, une passion et des amis. Il avait pleinement profité de la vie alors que Shigezo avait passé la sienne à se plaindre sans jamais trouver d'intérêt à quoi que ce soit. Pourquoi donc avait-il vécu toutes ces années ? Il avait persécuté sa belle-fille et n'avait manifesté aucune affection,  ni pour sa femme ni pour son fils. Sa seule passion avait été pour ses maux de ventre et elle l'avait rendu gâteux.  

Votre père semble souffrir de dépression sénile mais, tant qu'il n'est pas violent, on ne peut pas vraiment parler de maladie. 
C'est un mal de la civilisation, un petit peu comme les dents qui se gâtent. 

Actuellement, il n'y a pas de véritable solution au problème des personnes âgées. C'est une cause de rupture dans de nombreux foyers. 
La femme doit prendre beaucoup sur elle : je ne vois pas d'autre attitude possible. 

Face au rapide vieillissement de la population, le gouvernement japonais, à la différence des pays occidentaux, n'avait pris aucune mesure concrète. 
Il s'était aperçu que la vieillesse était un drame global, à la fois social et individuel, médical et psychologique. 

Ce sont les femmes les plus actives. Il est vrai que la sénilité touche presque toujours exclusivement les hommes. C'est d'ailleurs un grand sujet de satisfaction pour nos groupes de vieilles dames. On constate le même phénomène dans les maisons de retraite. Je ne sais pas pourquoi. Certains disent que c'est parce qu'ils ne font rien à la maison : ils prennent leur retraite et sombrent aussitôt dans le gâtisme. 
Votre beau-père n'est pas le seul, croyez-moi. Les femmes se maintiennent en forme tandis que les hommes,  
à part ceux qui jouent au go ou au shogi, restent assis sans rien faire, le dos courbé et le regard vide.
 
"- Je n'aime pas venir ici; il n'y a que des vieux. 
- Mais je ne peux pas vous laisser tout seul à la maison, grand-père. Au club, vous pouvez vous faire des amis. 
- Non. Il n'y a que des vieux et des vieilles. Je n'aime pas ça."
Que croit-il donc être ? se demanda Akiko, stupéfaite. 

Elle avait toujours pensé que la mort était l'épreuve la plus terrible dans la vie d'un être humain,
 mais maintenant elle savait que survivre pouvait être encore plus douloureux.

Titre français : Le crépuscule de Shigezo 
Titre anglais : The Twilight Years
Auteur : Sawako Ariyoshi
Première édition : 1972

mercredi 7 avril 2021

Héritage de Miguel Bonnefoy


À la fois saga familiale, chronique historique et galerie de portraits, ce roman nous entraîne sur les traces de la famille Lonsonier, entre France et Chili, de la fin du 19ème siècle à celle du 20ème. Chaque chapitre est consacré à un personnage qui en introduit un autre en partant du patriarche venu de France avec un seul cep survivant des ravages du phylloxéra, une histoire construite en passage de relais. On suit les ramifications familiales des épouses et des enfants sur quatre générations, des destins marqués par les grands événements de leurs époques, les tranchées de la première guerre mondiale, l'épopée des débuts de l'aviation, la seconde guerre mondiale, la dictature. Des personnages parfois excentriques et hauts en couleur, comme celui d'El Maestro et son école de musique montée dans un bled paumé, celui de Thérèse et sa volière, passionnée d'oiseaux, ou celui de Margot, pionnière de l'aviation, sans oublier l'étrange guérisseur Mapuche.

Une lecture facile et rapide d'un texte extrêmement épuré réduit à l'essentiel, soigneusement construit autour de personnages pittoresques et extravagants formant une lignée de déracinés qui doivent tous prendre, à un moment où un autre et dans la douleur, une décision qui change le cours de leur vie. Des franco-chiliens qui ont gardé un rapport privilégié avec la France,  pays d'origine du patriarche et de la famille de son épouse. Des protagonistes tirés pour partie du panthéon familial de l'auteur et pour partie du patrimoine national chilien (personnage de Margot notamment).
Des pages parfois pleines de fantaisie avec des moments drôles et poétiques mais aussi de la noirceur et de la violence, celle des guerres et de la dictature. S'y ajoute une dimension fantastique apportée par un fantôme qui n'est pas sans rappeler la patte de Isabel Allende.
 
J'avoue que si j'ai été absorbée par cette lecture, elle m'a un peu laissée sur ma faim sans que j'arrive à mettre le doigt sur ce qui me gêne exactement: peut-être est-ce à cause de la touche "magique" à laquelle je n'ai pas forcément adhéré parce que trop surréaliste par rapport au reste du récit, mais bon c'est un roman et l'auteur est maître de son récit ... ou alors c'est une réaction personnelle à l'ensemble du texte qui est certes magnifique d'un point de vue littéraire mais tellement travaillé que la profondeur de sentiments des personnages s'en trouve réduite à la substantifique moëlle... 
 
Malgré cette réserve toute personnelle, j'ai aimé cet Héritage parce que c'est non seulement un très beau texte mais aussi un formidable récit couvrant cent ans d'histoire d'une famille pleine de poésie, à la fois très humaine et fantasque, coincée entre rêves et réalité. Un roman qui touche également à la question de l'appartenance et de l'exil et qui nous emmène au cœur d'un Chili pour le moins pittoresque. 
Un coup de cœur ❤️
 
Tirés du texte :
Ils (...) s'étaient établis définitivement dans ce pays bruineux, serré entre une montagne et un océan, où l'on disait que, dans certaines régions, la pluie pouvait tomber pendant un demi-siècle. 

Les enfants qu'ils eurent, dont les veines n'avaient pas une seule goutte de sang latino-américain, furent plus français que les Français. 

Sans jamais y avoir été, le jeune Lazare Lonsonier imagina la France avec la même fantaisie que les chroniqueurs des Indes avaient probablement imaginé le Nouveau Monde. Il passa sa jeunesse dans un univers d'histoires magiques et lointaines, protégé des guerres et des bouleversements politiques, rêvant d'une France qu'on avait dépeint comme une sirène (...) La distance, le déracinement, le temps, avaient embelli ces lieux que ses parents avaient quittés avec amertume, de sorte que,sans la connaître, la France lui manquait. 

À le voir, le ciel était d'une féminité explosive, aux rondeurs corollaire. Cette demeure était faite comme un nid, un sein, prouvant que les premières civilisations des nuages avaient été matriarcales. 

Le Chili devint un pays d'arrestations, d'exécutions sommaires, de procès truqués. La Dina fouilla les universités, les bibliothèques, les laboratoires de recherche, déportant les esprits les plus éclairés du siècle. Trois mille personnes assassinées, trente mille prisonniers politiques, vingt-cinq mille étudiants expulsés, deux cent mille ouvriers renvoyés. Les prisons se remplirent de professeurs émérites, d'intellectuels, de musiciens, d'artistes. Les domaines viticoles se transformèrent en centre d'interrogatoire où on torturait des poètes, des boulangers, des luthiers, des marionnettistes. Marcher dans la rue le soir était interdit, avoir des cheveux longs était un délit, lire la poésie était suspect. Ils voulaient construire un moulin, alors qu'ils interdisaient le vent. 

Ce garçon n'était plus un garçon, c'était le spectre de la dictature, c'était la métaphore rustre, terrifiante, effroyable, d'un peuple déjà meurtri.

Titre : Héritage
Auteur : Miguel Bonnefoy
Première édition :  juillet 2020