dimanche 25 mars 2018

Une vie entière / A whole life de Robert Seethaler


Un titre qui annonce la donne : une vie, une vie entière ...
Celle d'un individu quasi insignifiant, Andreas Egger, homme de peu de mots, sans éducation, dont le déroulé suit celui des transformations du 20ème siècle. Batard "recueilli" à quatre ans dans une ferme des montagnes d'Autriche par un oncle qui l'exploite comme une bête de somme et l'estropie, la majorité venue, Andreas relève la tête pour tracer son propre sillon. Balloté par le destin, illuminé d'un grand amour brisé par la cruauté des éléments, il travaille à la constructions des premiers téléphériques et participe aux mutations des massifs alpins dont la vocation agricole est progressivement remplacée par les loisirs et le tourisme. Une époque également marquée par la seconde guerre mondiale à laquelle Andreas ne se soustrait pas et qu'il traverse comme les autres étapes de sa vie. Un monde qui change, un homme de peu de biens et de peu de besoins, qui s'adapte et traverse le temps, jour après jour ...

J'avais aimé Le Tabac Tresniek / The Tobacconist et Une vie entière / A whole life ne m'a pas déçue, au contraire, je suis encore sous l'émotion créée par la plume de Robert Seethaler et la puissance d'évocation qu'elle suscite. On aime le personnage d'Andreas, sa simplicité, son humanité, sa capacité à faire face même à ce qu'il y a de plus douloureux, son aptitude à saisir les petits bonheurs de la vie quand ils se présentent ... Un personnage ancré dans le temps sans que celui-ci n'ait d'emprise sur lui, presque un ermite des temps modernes qui observe et va toujours de l'avant en ne gardant que l'essentiel et le minimum, sans jamais s'apitoyer, porté par une sorte de philosophie intérieure, qui n'a pas besoin de mots et de fioritures inutiles. Une écriture sensible, juste, forte, poétique, un très, très beau livre, incontournable, à lire absolument !

Titre anglais : A Whole life
Titre français : Une vie entière
Auteur : Robert Seethaler
Première édition : 2014

Extraits du texte :
- He thought slowly, spoke slowly and walked slowly ; yet every thought, every word and every step left a mark precisely where, in his opinion, such marks were supposed to be.
- Then he would think about his future, which extended infinitely before him, precisely because he expected nothing of it. And sometimes, if he lay there long enough, he had the impression that beneath his back the earth was softly rising and falling, and in moments like these he knew that the mountains breathed. 
- Scars are like years, he said : one follows another and it's all of them together that make a person who they are. 
- "it's a messy business, dying," he said. "As time goes on there's just less and less of you. It happens quickly for some; for others it can drag on. Starting from birth you keep losing one thing after another: first a finger, then an arm, first a tooth, then a whole set of teeth, first one memory , then all your memory, and so on and so forth, until one day there's nothing left. Then they chuck what's left of you in a hole and shovel it in and that's your lot."  
- little by little the black cloud of confused, despairing thoughts that shrouded his heart dissolved in the mountain air, until nothing was left but pure sorrow. 
- When someone opens their mouth they close their ears (...). Instead of talking, he preferred to listen to these people, whose breathless chatter revealed to him the secrets of other fates and opinions. People were evidently looking for something in the mountains that they believed they had lost a long time ago. He never worked out what exactly this was, but over the years he became more and more certain that the tourists were stumbling not so much after him but after some obscure, insatiable longing.

vendredi 23 mars 2018

Le tabac Tresniek / The Tobacconist de Robert Seethaler


Vienne, Autriche, 1937-1938.
À peine dégrossi, le jeune Franz Huchel  quitte sa mère, son lac et ses montagnes de Haute-Autriche pour entrer en apprentissage à Vienne, chez Otto Tresniek, buraliste, unijambiste, ancien combattant. Sous le regard bienveillant mais exigeant d'Otto, perché sur un tabouret, Franz découvre son nouveau métier : le tabac, la presse qu'il lui faut lire - et lui permet de se mettre rapidement à la page d'une l'actualité de plus en plus tendue - et les clients de toutes origines parmi lesquels, le prestigieux professeur Freud. C'est d'ailleurs vers lui qu'il va se tourner pour parler de ses affaires de coeur après sa rencontre d'Anezka, jeune bohémienne artiste de cabaret. Une amitié complice et respectueuse se développe alors avec le psychanaliste vieillissant et malade. Mais après l'Anschluss, la vie telle que Franz l'a découverte à son arrivée à Vienne est irrémédiablement bouleversée, impactant tout son entourage, mais pas sa droiture ...

Un roman initiatique avec une galerie de personnages issus pour la plupart des milieux populaires, forts et attachants, des scènes et des dialogues parfois très drôles et un récit rempli d'une certaine douceur malgré la noirceur sous-jacente de plus en plus présente. On se laisse prendre et conduire par cette histoire en pied de nez qui rappelle par certains côtés la montée dramatique d'Inconnu à cette adresse de Katherine Kressman Taylor.
La naïveté initiale de Franz et sa simplicité n'en font pas un imbécile, au contraire, vif et curieux, c'est un "pur" ouvert à la vie et aux autres, sensible à l'injustice, qui ne cède ni à la peur ni aux intimidations. J'ai aimé sa relation respectueuse avec Otto, sa complicité et sa roublardise pour attirer l'attention de Freud ainsi que l'amitié improbable qu'il développe avec lui, ses échanges épistolaires avec sa mère, d'abord très superficiels, ceux d'un bon petit garçon, puis beaucoup plus profonds lorsqu'il prend de la maturité, ses tatonnements amoureux et ses interrogations sur Anezka et surtout, sa profonde intégrité à contre-courant de l'air du temps.

Un coup de coeur si bien que j'attaque maintenant Une vie entière / A whole life du même auteur.

Titre anglais : The Tobacconist
Titre français : Le tabac Tresniek
Auteur : Robert Seethaler
Première édition : 2012

Extraits du livre :
- It's not usually the truth that people remember; it's just whatever's yelled loudly enough or printed big enough. 
- We don't come into this world to find answers, but to ask questions. We grope around, as it were, in perpetual darkness, and it's only if we're lucky that we sometimes see a little flicker of light. And only with a great deal of courage or persistence or stupidity - or, best of all, all three at once - can we make our mark here and there, indicate the way ! 
- How many farewells can a person bear, he thought. Perhaps more than we think. Perhaps not even one. Nothing but farewells wherever we stay, wherever we go : we ought to be told this.
- You know it's a funny thing : the longer the days get, the shorter life feels. It's a contradiction, but that's the way it is. So I ask you : what do people do to make their lives longer and their days shorter ? They talk. They talk, chatter, gossip, tell stories, and they do it practically non-stop. And even if you've finally found a bit of piece and quiet - in church, say, or better still, the graveyard - what do you know : another person starts up in Heaven, or under the earth : always somebody mouthing off (...) but nobody knows anything. Nobody knows what they're talking about. Nobody's in the picture. Nobody has a clue.

dimanche 18 mars 2018

Kinderzimmer de Valentine Goby


Ancienne déportée, Suzanne témoigne régulièrement dans les lycées avec un discours plus ou moins rodé jusqu'au jour où une élève la coupe pour lui poser une question sur la façon et le moment où elle a "compris" une situation qui n'avait pas d'existence préalable et pour laquelle elle n'avait pas encore de  mots. Pour esssayer de fournir une réponse le plus juste possible, Suzanne / Mila de son nom de résistante, déroule son histoire telle qu'elle l'a vécue, comment la réalité de Ravensbrück s'est emparée de son existence en 1944 alors que déportée "politique", elle cachait en elle un secret, une grossesse qu'il fallait taire, comme un symbole personnel supplémentaire de résistance, de survie et d'espoir. Une réalité qui commence après un voyage sans frontière "vers l'Allemagne" quand elle quitte un wagon pour un baraquement de mise en quarantaine, avec la découverte d'une nouvelle langue, celle des camps brassant et unifiant sous la terreur des femmes venues de toute l'Europe.  

Un récit poignant et glaçant qui plonge le lecteur dans la réalité quotidienne des camps, "de l'intérieur" : la perte des repères, de l'identité et de la dignité à travers l'uniformisation, la coupe des cheveux, le rituel cruel de l'appel et du comptage, la faim et le froid qui rendent fou, la saleté et la vermine, la déchéance, les maladies, les sélections et les disparitions, les coups de feu et les fours, etc. avec malgré tout, le besoin de vivre et des actes de solidarité qui permettent de résister et de tenir. Dans ce monde effroyable aux perspectives de plus en plus réduites, Mila réussi à mener sa grossesse à terme et met au monde un fils qui lui ouvre les portes de la Kinderzimmer, la nursery du camp où malheureusement, ne s'arrêtent pas les limites de l'enfer ...

Au travers d'un roman et du récit de son personnage, Valentine Goby nous fait vivre l'inconcevable, la déshumanisation poussée à l'extrême, la transmutation de femmes en "stücks" (pièces/morceaux) interchangeables et sans valeur, dans un endroit où l'innommable et l'impensable peuvent librement prendre forme. Une histoire à valeur de témoignage, au service du devoir de mémoire. Un voyage au bout de l'enfer, puissant et violent, choquant et dérangeant : coeurs sensibles s'abstenir. 
 
Titre : Kinderzimmer
Auteur : Valentine Goby
Première édition : 2013

mercredi 14 mars 2018

Les loyautés de Delphine de Vigan


Hélène est enseignante de SVT dans un collège et professeur principal de la classe de Théo et Mathis. Enfant, elle a été maltraitée et battue par son père alors aujourd'hui, c'est avec une sensibilité exacerbée qu'elle s'inquiète de l'attitude de retrait de Théo qui semble dériver et dont elle perçoit les "signes" de détresse.

Théo est un enfant de 12 ans 1/2, presqu'un adolescent. Ses parents ont divorcé et se partagent sa garde depuis plusieurs années, une semaine chez son père, l'autre chez sa mère, à lui d'assurer la transition et de trimballer son sac de l'un à l'autre maintenant qu'il est assez grand. Ses parents ne se parlent plus du tout : sa mère, aigrie, préserve les apparences mais n'arrive pas à cacher son amertume, ne sait plus l'écouter et lui montrer qu'elle l'aime ; son père est de plus en plus déconnecté, en pleine dépression et tous deux font peser un poids bien trop lourd à porter sur les épaules de Théo qui s'est mis à boire, de plus en plus, pour oublier et s'évader. 

Mathis, c'est le seul copain de Théo avec qui il partage ses expérimentations de plus en plus dangereuses, toujours là malgré ses réserves intérieures, fidèle et loyal. 

Cécile enfin, mère au foyer de plus en plus désabusée, un peu paumée, la maman de Mathis qui s'inquiète pour son fils alors que les rouages de son couple semblent de plus en plus défaillants et menacent l'intégrité familiale.

On passe de l'un à l'autre. Hélène n'en fait-elle pas trop et son élève est-il ou non véritablement en danger ? Pourquoi Théo joue-t-il avec le feu et à quoi cherche-t-il à échapper ? Jusqu'où tiendra l'amitié de Mathis et de Théo ?
La loyauté des uns envers les autres est mise à l'épreuve, dans les différents rapports de la vie qui les relient, l'enseignante et l'élève, la mère et le fils, le fils et le père, l'épouse et le mari, les deux amis, etc.
Jusqu'où peut-elle aller cette loyauté, sans trahir, quand nait le véritable danger ?

Du Delphine de Vigan "pur jus" : un sujet dur abordé avec justesse et réalisme dans un texte et une histoire auxquels on se laisse prendre. Un nouveau livre "dénonciation / prise de conscience" des maux cachés de la société, de la difficulté de les percevoir et de les traiter.
Pas gai-gai (mais avec Delphine de Vigan, on n'est pas vraiment surpris), efficace et bien écrit. 

Titre : Les loyautés
Auteur : Delphine de Vigan
Première édition : janvier 2018

lundi 12 mars 2018

Couleurs de l'incendie de Pierre Lemaitre


Obsèques nationales pour Marcel Péricourt mais au moment où le cortège doit se mettre en marche, Paul, le petit-fils du défunt, se jette d'une fenêtre, bousculant par son geste le destin familial. Sa mère, Madeleine, va se désintéresser de tout pour se consacrer entièrement à lui en laissant les mains libres aux hommes et femmes de son entourage, en qui elle place toute sa confiance pour gérer son héritage, l'empire financier de son père.
Manipulée par la cupidité, l'amertune et les ambitions des autres elle perdra presque tout ou presque, fortune et position sociale avant de rebondir avec un machiavélisme et une soif de vengeance redoutables pour faire tomber, les uns après les autres ceux qui l'ont impunément dépouillée. 

Une histoire traversant la décennie 1927-1937 et le contexte d'une époque trouble, à l'orée de la seconde guerre mondiale.

Quant on a aimé Au-revoir Là-haut !, on retrouve avec plaisir l'écriture et les personnages de Pierre Lemaitre dans un deuxième volume de ce qui doit être une trilogie. L'histoire est encore une fois bien montée et on s'y laisse prendre en s'attachant aux personnages qui s'affinent alors que la galerie s'élargie avec quelques entrées cocasses et sympathiques comme la cantatrice ou l'infirmière polonaise. L'histoire sert de prétexte pour dénoncer et décrire sans concession l'égoïsme et la corruption de la haute société de l'entre deux-guerres avec ses passes-droits, dans les milieux financiers, industriels et politiques ... dont quelques aspects semblent faire incroyablement écho à certains volets de l'actualité !

Un bon moment de lecture assuré.
Une valeur sûre. 

Titre : Couleurs de l'incendie
Auteur : Pierre Lemaitre
Première édition : 2018

jeudi 8 mars 2018

Quand le souffle rejoint le ciel / when breath becomes air de Paul Kalanithi


À 36 ans, Paul Kalanithi est en passe de terminer sa longue et difficile formation de neurochirurgien quand il découvre qu'il souffre d'un cancer du poumon en phase terminale. Une nouvelle qui le fait basculer dans le camp des patients pour vivre lui même la transformation personnelle et familiale qu'entraîne la maladie. Un passage de l'autre côté du mirroir pour quelqu'un qui sait de quoi il retourne, qui côtoyait et accompagnait ses patients sur un chemin qu'il découvre à son tour, préoccupé depuis toujours par les questions existentielles, la mort, l'impact de la maladie sur l'identité, la relation médecin-patient, etc.

Avant de devenir médecin, le jeune Paul avait longtemps hésité entre littérature, philosophie et sciences et s'il connait l'inévitabilité de la mort attachée à la condition humaine, il compose dans ce livre avec la réduction soudaine de la durée de son avenir en se mettant à nu pour apporter un témoignage puissant, éclairé de la richesse de son parcours.

Un livre auquel il a consacré les derniers mois de sa vie sans toutefois pouvoir l'achever avant sa mort en 2015 si bien qu'il est complété par sa femme qui y apporte la conclusion, forte en émotions. 

La première moitié du livre est consacrée au parcours de Paul, ses origines, sa famille, ses études et sa philosophie dans la pratique de son métier. La seconde partie traite de "l'après", de ce qui se passe une fois le diagnostique posé, la situation à la fois unique et plus universelle dans laquelle il se retrouve, les choix personnels et familiaux à faire (reprendre ou non le travail ? avoir ou non un enfant ?), la maladie au quotidien, les traitements, la rééducation, les espoirs, la rechute, etc.

Pas d'apitoiement ou de débordements sentimentaux, un regard particulier, une pensée lucide et un témoignage fort, honnête, réaliste, juste et bien écrit.
Une pierre à mettre au jardin du Carpe diem.

Titre original : when breath becomes air
Titre français : quand le souffle rejoint le ciel
Auteur : Paul Kalanithi
Première édition : 2016

Extraits du livre :
- Learning to judge whose lives could be saved, whose couldn't be, and whose shouldn't be requires an unattainable prognostic ability (...) the neurosurgeon must learn to adjudicate (...) Neurosurgery attracted me as much for its intertwining of brain and consciousness as for its intertwining of life and death.  
- As a resident, my highest ideal was not saving lives - everyone dies eventually - but guiding a patient or family to an understanding of death and illness. When a patient comes in with a fatal head bleed, that first conversation with a neurosurgeon may forever color how the family remembers the death, from a peaceful letting go ("Maybe it was his time") to an open sore of regret ("Those doctors didn't listen ! They didn't even try to save him !"). When there's no place for the scalpel, words are the surgeon's only tool. 
- Any major illness transforms a patient's - really, an entire family - life. (...) The root of disaster means a star coming apart, and no image expresses better the look in a patient's eyes when hearing a neurosurgeon's diagnosis.
- How little do doctors understand the hells through which we put patients. 
- Severe illness wasn't life-altering, it was life-shattering. It felt less like an epiphany - a piercing burst of light, illuminating What Really Matters - and more like someone has just firebombed the path forward (...) Death so familiar to me in my work, was now paying a personal visit. Here we were, finally face to face, and yet nothing about it seemed recognizable. 
- Coming in such close contact with my own mortality had changed both nothing and everything. Before my cancer was diagnosed, I knew that someday I would die, but I didn't know when. After the diagnosis, I knew that someday I would die, but I didn't know when. But now I knew it acutely. The problem wasn't really a scientific one. The fact of death is unsettling. Yet there is no other way to live. 
- The angst of facing mortality has no remedy in probability.
- I had sent nearly every one of my patient to physical therapy. And now, I found myself shocked at how difficult it was. As a doctor, you have a sense of what it's like to be sick, but until you've gone through it yourself, you don't really know. It's like falling in love or having a kid. 
- Death maybe a one-time event, but living with terminal illness is a process. 
- Part of the cruelty of cancer (...) is not that it limits your time; it also limits your energy, vastly reducing the amount you can squeeze into a day.  

mardi 6 mars 2018

L'orangeraie de Larry Tremblay


Sur une montagne isolée d'un pays moyen-oriental indéterminé.
Un pays en guerre.
Amed et Aziz sont jumeaux. Ils ont neuf ans et vivent dans l'orangeraie plantée par leurs grands-parents. Après le bombardement de la ferme des aïeuls qui y trouvent la mort, le père d'Amed et Aziz, rattrapé par la guerre, se retrouve confronté à un choix cornélien auquel il doit se soumettre : il lui faut choisir l'un des deux garçons pour le sacrifier à une cause plus large, sachant que dans l'équation, l'un des deux enfants est atteint d'un cancer en phase terminale ...

Un livre court, très bien écrit et intense, dans la veine du "Choix de Sophie". Une histoire à plusieurs tiroirs avec ce que chacun sait, ce que chacun croit, ce que chacun tait, ce qui est mensonge et ce qui est manipulation, le bien et le mal. Une tragédie qui touche aussi à l'identité, aux relations entre les deux frères, entre les parents et les enfants, entre enfants et adultes et où les évidences n'en sont pas. La position du curseur entre la moralité et l'amour est variable, fonction des personnages. Un roman court en plusieurs actes qui se lit un peu comme une pièce de théâtre.

Une lecture efficace et troublante, qui peut difficilement laisser indifférent, à la fois extrêmement brutale dans sa trame mais aussi très douce et porteuse de toute la magie des contes orientaux. Un contexte terriblement actuel mais à valeur intemporelle d'autant plus marquée que le récit est placé hors du temps dans un pays imaginaire.

De la matière à réflexion, marquant !
Ca donne envie de s'intéresser un peu plus à cet écrivain québecois que je découvre, auteur d'une trentaine de pièces de théâtres, de poésies, d'un essai et plusieurs romans. 

Titre : L'orangeraie
Auteur : Larry Tremblay
Première édition : 2013

dimanche 4 mars 2018

Les oubliés du dimanche de Valérie Perrin


Justine Neige a 21 ans. Elle travaille comme aide-soignante dans une maison de retraite où elle apporte une oreille attentive aux personnes agées qu'elle côtoie chaque jour. À la demande du petit-fils d'Hélène, elle écrit l'histoire de la vieille dame, sa mouette et son Lucien telle qu'elle lui a été confiée par cette pensionnaire de plus en plus déconnectée de la réalité qui l'entoure, plongée dans un passée revécu jour après jour .  
En même temps qu'on découvre l'histoire touchante d'Hélène, marquée par des difficultés à lire et la seconde guerre mondiale, on observe la vie bien particulière de Justine dont l'enfance est entachée d'un drame familial et de secrets qu'elle va être amenée à percer : alors qu'elle était enfant, son père, son jumeau et leurs épouses sont morts tous les quatre brutalement dans un accident de voiture si bien que Justine et son petit cousin Jules qu'elle considère somme un frère ont été élevés par leurs grands-parents.
Deux histoires denses et touffues, totalement indépendantes qui n'ont pas d'autre dénominateur commun que cette Justine qui transcrit d'un côté et dénoue les fils de l'autre tout en menant son bonhomme de chemin...
S'ajoute à celà une histoire de "corbeau" dans la maison de retraite qui annonce de faux décès pour provoquer les visites des familles de ceux qui n'en ont jamais, les "oubliés du dimanche".  

Une lecture facile et beaucoup de choses abordées avec justesse et délicatesse dans ce livre : la maison de retraite (un cadre, pas le sujet), la vieillesse et l'intégrité des personnes âgées (un regard tendre mais lucide et sans complaisance, certains sont acariatres et puent !), la jalousie, l'absence, l'attente, la culpabilité, le poids des non-dits et puis surtout l'amour sous bien des formes, fraternel, amoureux, construit, volé, pressé, improbable, inavouable, etc.

MAIS ...
Ce premier roman laisse pas mal de frustrations. D'abord pas son côté "too much"; particulièrement alambiquées, les deux (voire trois) histoires pourraient chacune faire l'objet d'un roman à part entière. Ensuite parce qu'on ne sait pas bien où situer ce personnage de Justine parfois très légère dans un comportement plus ou moins conforme à son âge qui oscille par ailleurs entre une attachante héroïne moderne dévouée aux personnes dont elle s'occupe, la bonne fée  de service quand elle ne met pas sa casquette de détective "club des cinq" qui mène l'enquête à ses heures perdues ... Et puis surtout, un final vraiment mielleux, limite conte de fée avec cadeaux à gogo et prince charmant ...

Du très bon mais globalement décevant, sentiments très mitigés et réservés après lecture.

Titre : les oubliés du dimanche
Auteur : Valérie Perrin
Première édition : 2015
 
Extraits du livre :
- Etre vieux, c'est être jeune depuis plus longtemps que les autres (Philippe Geluck)
- Je ne sais pas à partir de quand on est vieux. Madame Le Camus, ma chef de service, dit que c'est à partir du moment où on ne peut plus s'occuper de sa maison tout seul. (...) Moi je pense que ça commence avec la solitude. Quand l'autre est parti.
- (...) les vieux, comme ils n'ont plus que ça à faire, ils racontent le passé comme personne. Pas la peine de chercher dans les livres ni les films : comme personne. (...) J'ai compris que les anciens, il suffit de les toucher, de leur prendre la main pour qu'ils racontent. 
- Vous ne vous ennuyez jamais ici ? - Jamais - Mais ce n'est pas trop dur comme travail ? - Si, c'est super dur. Je n'ai que vingt et un ans. Mes collègues sont plus vieilles que moi. Elles ont toutes commencé plus tard. Ce métier c'est souvent un deuxième métier. À mon âge, ce n'est pas normal de voir des corps fatigués. Enfin, ce que je veux dire c'est que ... c'est violent. Et puis, il y a la mort ... les jours d'enterrement, je ferme les fenêtres parce qu'on entend les cloches de l'église jusqu'ici ... - C'est quoi le plus dur ? - Le plus dur c'est d'entendre : il ne se rappelle jamais mes visites alors je ne viens plus. 
- C'est fou ce que les filles s'occupent bien de leurs parents. Quand j'étais petite, je voulais avoir un garçon. Depuis que je travaille aux Hortensias, j'ai changé d'avis. À part quelques exceptions, les fils passent de temps en temps. Souvent accompagnés de leur femme. Les filles, elles, elles passent tout le temps. La plupart des oubliés du dimanche n'ont que des fils. 
- En France on a du mal avec ce mot, aux Hortensias, nous n'avons pas le droit de le prononcer. Les résidents évoquent souvent la mort avec cynisme, casser sa pipe, canner, crever, foutre le camp, passer l'arme à gauche, bouffer les pissenlits par la racine, être plus près du Saint Père que de Saint- Tropez. Le personnel soignant se doit d'employer des mots dignes, disparaître, partir, s'éteindre, quitter, s'endormir sans souffrir.

vendredi 2 mars 2018

En vieillissant les hommes pleurent de Jean-Luc Seigle



Dans un village d'Auvergne, journée du 9 juillet 1961.

Albert est ouvrier dans une usine Michelin mais il reste attaché à ses origines paysannes. C'est un homme taiseux et bon, imprégné de valeurs traditionnelles mais torturé par un profond mal-être qui le ronge.
Suzanne son épouse est une femme de son temps, éprise de modernité qu'elle introduit à petites touches dans la ferme familiale en revendant les veilleries dont elle se débarasse. Aujourd'hui est d'ailleurs un grand jour parce qu'on attend le poste de télévision qui permettra de voir, le soir même, un reportage tourné en Algérie dans lequel figure Henri, leur fils aîné, soldat de l'armée française, qui lui manque tant et pour lequel elle éprouve une passion dévorante.
Gilles, leur plus jeune fils souffre de cette préférence mais trouve refuge dans les livres (ce jour-là, Eugénie Grandet de Balzac) qu'il dévore même si le jeune garçon n'en a pas moins quelques difficultés avec l'orthographe qui vont l'obliger à repasser un examen préalable à son entrée en sixième.     
Dans leur univers, il y a aussi la vieille Madeleine Chassaing, la mère d'Albert, aujourd'hui dépendante, symbole d'une autre époque. 
Et aussi :
Paul, le facteur qui apporte les lettres d'Henri et en pince pour Suzanne. 
Monsieur Antoine, le maître d'école parisien à la retraite à qui Albert va confier Gilles. 
La mère Morvandieux, veuve aigrie et rabougrie qui a perdu son fils pendant la grande guerre. 
Le brocanteur devenu antiquaire à qui Suzanne vend les "vieilleries" de la ferme. 
Liliane et André, la soeur d'Albert et son mari.    

Pour tous et du fait de quelques éléments déclencheurs touchant à la plus grande intimité de ces personnages, ce 9 juillet 1961 va être une journée de profondes transformations. 

Un récit magnifique et poignant, d'une puissance et d'une richesse rares, tout en finesse et en émotions, qui touche aux mutations profondes de la société française au XXème siècle marquée par les deux guerres mondiales et celle d'Algérie.  Des personnages réalistes et crédibles qui permettent de dresser un véritable panorama de la France des années 1960 en couvrant de façon très juste des aspects générationnels, économiques, sociaux et psychologiques. 

En guise d'épilogue, L'imaginot ou Essai sur un rêve du béton armé nous projette 50 ans plus tard quand Gilles, devenu professeur en lettres modernes à l'université répond à une question posée par ses élèves. Un épilogue-essai vraiment troublant et bien construit qui éclaire le mal être d'Albert en revenant sur la façon dont la question de la ligne Maginot a été traitée dans l'inconscient collectif (une grosse rigolade) et l'impact que cela a pu avoir sur ceux qui y ont combattu sans jamais avoir eu droit à la parole. Il y est question du rôle de la littérature et d'un énorme mensonge historique qui, quelque part dans mon esprit fait écho à un livre plus récent, l'ordre du jour d'Eric Vuillard
Très très intéressant.

Un livre vraiment exceptionnel et marquant, dense, juste, sensible et d'une force rare.  
 
Titre : En vieillissant les hommes pleurent
Auteur : Jean-Luc Seigle
Première édition : 2012
Prix RTL - Lire 2012

Extraits du livre :
- En veillissant les hommes pleurent. C'était vrai. Peut-être pleuraient-ils tout ce qu'ils n'avaient pas pleuré dans leur vie, c'était le châtiment des hommes forts. 
- Le français, c'était son père qui l'avait ramené des tranchées et l'avait imposé à la maison, comme s'il était parti se battre là-bas juste pour ça. Il se souvenait des colères titanesques de son père quand le patois refaisait surface. Il disait que ça avait failli leur faire perdre la guerre. Enrte les Bretons, les Auvergnats, les Provençaux, impossible de se comprendre entre eux. Ils parlaient moins bien le français que les Noirs du Sénégal. C'était le français qui les avait rassemblés, qui les avait rendus combatifs et avait fait d'eux des patriotes.
- Nous. Ce Nous que Monsieur Antoine avait déjà employé au sujet de l'examen d'entrée en sixième en s'exclamant "Nous l'aurons !", n'avait rien à voir avec le Nous que son père utilisait régulièrement quand il disait "Nous, on est de ouvriers". Il lui apparut très clairement que le Nous de son père était un Nous d'exclusion, alors que le "Nous, les hommes" de Monsieur Antoine, ce Nous minuscule qui ressemblait à un noeud, eut sur Gilles un effet inverse qui, au lieu de la couper, le relia tout d'un coup à son père et à tous les hommes, jusqu'aux hommes des cavernes (...)
- Ce mot de faiseuse d'anges avait le pouvoir de relativiser la procédure, les femmes ne tuaient pas des foetus, encore moins des enfants : elles fabriquaient des anges. 
- Madeleine venait de toucher la partie la plus secrète d'Albert : sa honte de soldat vaincu face à l'héroïsme du soldat de Verdun. Sa honte était intacte. (...) Ses souffrances de soldat en captivité ne valaient pas grand-chose, même rien. Ne rien dire. Ne pas parler. Supporter sur ses épaules la défaite française, le sacarsme de tout le monde sur la réddition des soldats à Schoenenberg sur la ligne Maginot où il avait été muté fut plus lourd à porter que n'importe quel fardeau. (...) La victoire fut sa défaite. Le châtiment n'avait pas été la capitivité mais le retour.   
- Il y a pire qu'une défaite pour empêcher la littérature, il y a le mensonge hisorique. (...) Le mensonge est puissant, il tue ce que nous avons de plus cher. (...) La mémoire populaire est riche et puissante (...) mais elle n'est pas toujours fiables, surtout quand elle n'est rien d'autre que le transmetteur d'un mesonge et la trace presque indélébile, que la propagande politique a volontairement laissée dans l'Histoire.