lundi 26 février 2018

Promesse d'Adler Olsen


Nous retrouvons le département V trois ans après l'enquête de l'effet papillon.
Le service chargé des cold case à la police criminelle de Copenhague est toujours supervisé par Carl Mørck entouré de l'inénarable Assad, de Rose et du jeune Gordon. Cette fois, l'équipe enquête sur la mort d'une jeune fille fauchée par un chauffard à la fin des années 1990. Classée comme accident, l'affaire n'en avait pas moins fait l'objet, pendant 17 ans, d'une enquête obsessionnelle par le policier qui avait découvert le corps de la jeune fille et qui, le soir de sa retraite, se suicide juste après avoir fait appel à l'aide du département V.
En parallèle, on suit Pirjo et tout ce qu'elle cache pour protéger Atu, le gourou d'un culte dédié au soleil ... 

Toujours un plaisir de retrouver les enquêtes du département V et son équipe de bras cassés qui nous entraînent cette fois et avec toujours le même brio dans le monde des sectes, de l'ésotérisme et des médecines alternatives avec ses vrais spécialistes et ses charlatans.
Pendant que l'enquête suit son cours, on continue à approfondir la psychologie des différents personnages et à découvrir les éléments de leur vie privée qui évoluent avec de nouvelles informations sur l'enquête en fil rouge qui relie les différents volumes de la série.
L'intrigue qui se noue au fil des chapitres n'est évidemment pas aussi simple qu'on pourrait le croire et une fois de plus, il faut attendre le dénouement pour y voir clair, tout ce qu'on apprécie dans un bon polar.  

À suivre (bien sûr) !

Titre original : Den grænseløse
Titre français : Promesse
Sixième volume de la série Département V
Auteur : Jussi Adler Olsen
Édition originale : 2014

Série Département V d'Adler Olsen- Voir aussi :
L'effet papillon - Volume 5  ICI
Dossier 64 - Volume 4  ICI
Délivrance - Volume 3 ICI
Profanation - Volume 2  ICI
Miséricorde - Volume 1 ICI

dimanche 18 février 2018

Et tu n'es pas revenu / But you did not come back de Marceline Loridan-Ivens


En avril 1944, Marceline et son père sont arrêtés, ils sont juifs et n'ont pu se cacher à temps. Ils sont envoyés vers la Pologne, dans les camps d'Auschwitz et de Birkenau d'où Marceline reviendra seule deux ans plus tard. Elle avait quinze ans au moment de son arrestation.
 
Soixante-dix ans plus tard, Marceline prend la plume et raconte toute son histoire au travers d'une lettre adressée à ce père qui n'est pas revenu, à celui qui a partagé son destin tragique et qui lui a donné la force de survivre dans l'enfer des camps.

Aujourd'hui encore, quand j'entends dire Papa, je sursaute, même soixante-quinze ans après, même prononcé par quelqu'un que je ne connais pas. Ce mot est sorti de ma vie si tôt, qu'il me fait mal, je ne peux le dire que dans mon fort intérieur, surtout pas l'articuler. Surtout pas l'écrire.

Le manque, il rend vulnérable, il réveille les souvenirs, il affaiblit et il tue. Dans la vie, la vraie, on oublie aussi, on laisse glisser, on trie, on se fie  aux sentiments. Là-bas, c'est le contraire, on perd d'abord les repères d'amour et de sensibilité. On gèle de l'intérieur pour ne pas mourrir. 

En plus d'un témoignage inestimable, elle nous offre la lecture d'un texte tout simplement bouleversant.
Il n'y est pas seulement question de déportation et de (sur)vie dans les camps mais aussi de ce qui se passe dans "l'après" : le retour, l'incompréhension de ceux qu'on retrouve, le silence, le vivre "avec" en trouvant sa propre voie chargée d'un bagage différent.

Personne ne voulait de mes souvenirs. Nous n'avions pas les mêmes, nous aurions dû les additionner, mais ils nous ont éloignés. 

Henri [son frère] était encore grisé par ses mois passés au sein des Forces Françaises Libres, porté par cet après-guerre amnésique et antisémite qui se racontait une France héroïque et frappait de déni chacun de mes souvenirs.

Maman venait me voir parfois. Je ne supportais pas son impatience, cette façon qu'elle avait de me réclamer d'aller bien et d'oublier.

La guerre terminée nous rongeait tous de l'intérieur. 


On ressent toute la difficulté de ceux qui reviennent, la culpabilité à porter ...

... rentrer ne voulait pas dire survivre ...

Tu aurais dû revenir. J'ai toujours pensé qu'il eût mieux valu pour la famille que ce soit toi plutôt que moi. 
Ils avaient besoin d'un mari, d'un père plus que d'une soeur. 

... culpabilité aussi de ceux qui ne sont pas partis.

Il était malade des camps sans y être allé. 
(...) Elle aussi est morte des camps dans jamais y être allée.

Même en ayant déjà beaucoup lu sur le sujet, on y apprend encore des choses, la brutalité dans les circonvolutions parfois glaçantes de l'administration et aussi des petites phrases et anecdotes assassines qui sont comme autant de giffles permettant de mesurer l'ampleur de l'antisémitisme latant, perdurant encore longtemps après la guerre.
Dans le livre, Marceline se confie (presque) complètement à son père, sa survie et ce qui en a résulté, son besoin de s'investir dans des causes, de se couper d'abord des juifs pour finalement y revenir, son grand amour pour Joris Iven  ...

Il m'a fallu bien des rencontres pour m'accomoder à l'existence, à moi-même. Et du temps pour aimer. Je me suis coulée dans d'autres époques, dans d'autres vies, dans des histoires d'amour qu'on ne raconte pas à son père, dans des combats et des révolutions censés dissoudre le passé. 

... et derrière tout ça, on entend finalement une petite voix chargée d'émotion, celle de la petite fille qui se cache derrière les traits d'une vieille femme s'adressant à son papa avec dans les mains, comme un bulletin à présenter, son bilan d'une vie dont la fin approche :

J'ai vécu puisque tu voulais que je vive. Mais vécu comme j'ai appris là-bas, en prenant les jours les uns après les autres. Il y en eut de beaux tout de même.
T'écrire m'a fait du bien. En te parlant, je ne me console pas. Je détends juste ce qui m'enserre le coeur. Je voudrais fuir l'histoire du monde, du siècle, revenir à la mienne, celle de Shloïme et sa chère petite fille. Ainsi je retourne vers l'enfance, vers l'adolescence qu'il ne m'a pas été donné de vivre, et c'est normal à mon âge. 

Une lecture que j'ai faite d'une seule traite et que j'ai trouvée très complémentaire à L'Amour après (dans lequel elle livre "les histoires d'amour qu'on ne raconte pas à son père"), malgré les redites parce qu'elles sont mises en contexte différemment .
Un texte plein d'émotion, encore une fois touchant et d'une rare puissance !

Titre : Et tu n'es pas revenu
Titre anglais : But you did not come back
Auteur : Marceline Loridan-Ivens
Première édition : 2015

Extraits du livre :
- Il faut vieillir pour accéder aux pensées de ses parents.
- Et je retrouve aussi Simone [Veil]. Je l'ai vue prendre des petites cuillères dans les cafés et les restaurants, les glisser dans son sac, elle a été ministre, une femme importante en France, une grande figure, mais elle stocke encore les petites cuillères sans valeur pour ne pas avoir à laper la mauvaise soupe de Birkenau.  
- (...) l'antisémitisme est une donnée fixe, qui vient par vagues avec les tempêtes du monde, les mots, les monstres et les moyens de chaque époque. 

vendredi 16 février 2018

L'amour après de Marceline Loridan-Ivens avec Judith Perrignon


À quatre-vingt-huit ans, parce qu'elle perd partiellement la vue, Marceline Loridan-Ivens ne sort presque plus de chez elle. À force de tourner en rond, elle rouvre une valise fermée depuis des dizaines d'années, pleine de papiers, lettres, brochures, billets et autres mémorandum personnels qu'elle a gardés pendant toute la période des années 1950 et qu'elle appelle sa "Valise d'amour". 

Il y a là mes années cinquante, du début à la fin, des voix de l'après-guerre, de Saint-Germain-des-prés alors plein de gens qui cherchaient à se désaxer, à dévier, à devenir autre chose qu'un commerçant, un employé, autre chose que de bons pères ou mères de famille. La différence c'est qu'ils avaient un scénario à fuir, moi non, pour moi rien n'était écrit d'avance, j'aurais dû être morte. 

Parfois, j'ai l'impression que c'est la valise d'une autre. Je l'appelle Valise d'amour.

La valise agit comme la marée, et son ressac dépose entre mes mains un désordre de signatures et de dates. 

En brassant cette masse de papier et en piochant dedans, Marceline Loridan-Ivens, rescapée des camps de la mort nazis, revisite son passé, celui de "l'après" sous le prisme plus particulier de l'amour avec tout à la fois l'éveil des souvenirs provoqués par ce qu'elle retrouve et le recul du temps. Mais que peut être l'amour quand on revient des camp et que pour survivre on est devenu une sorte de coquille vide ? Comment se redéfinit-on quand autour de soi tout le monde pousse à l'oubli et au retour à la normalité ? Comment vit-on sa sexualité quand on a été dépouillé de tout et que le corps n'est qu'une enveloppe ? Marceline-Ivens apporte ses réponses à elle, dans sa singularité et un ouvrage très personel.  

J'étais un très jeune bourgeon que la guerre avait gelé sur pied. Et pour longtemps.

Mon plaisir, à défaut d'être charnel, c'était de mentir à ma mère, d'autant que peu de filles acceptaient de faire l'amour à cette époque. Chez moi, c'était devenu une façon claire d'affirmer mon autonomie, ma liberté. 

Je vivais des histoires en sachant que je n'irais pas au bout, je faisais l'amour librement mais sans ressentir plus que la première fois, il n'y avait pas non plus de distorsion en moi, pas de peur, mon corps restait secondaire, il se conformait à ce qu l'on attendait de lui, tandis que ma tête rêvait d'un prince charmant et se disait, en l'attendant : s'offrir c'est désobéir.
 
Il m'a fallu du temps pour comprendre que le plaisir vient du fantasme, puis de l'abandon. J'avais peur de l'abandon, c'était l'une de spires choses au camp, se relâcher, abandonner la lutte de chaque jour, flirter avec volupté vers l'idée que tout vous est égal, et devenir une loque qui n'attend plus que la mise à mort.

Comment dire à un homme : surtout ne pas se jeter sur moi, j'aime pas me déshabiller, j'aime pas me laver, j'ai toujours pris sur moi, la sexualité m'importe et en même temps je m'en fous.

Le texte est magnifique, direct et sans aucun faux-semblant. Il suit plus ou moins une chronologie mais butine parfois au fil des souvenirs retrouvés au hasard de ce que livre la valise. Marceline réagit, se confie à nous lecteurs, entame parfois un dialogue avec un interlocuteur, parfois même avec elle-même (ou sa version jeune) et alors qu'à l'époque on ne parlait pas des camps, elle analyse combien ils étaient tout de même présent dans le silence et son comportement d'après guerre ... 

Et subitement, je réalise qu'il manque quelque chose. Dans toutes ces lettres, il n'est jamais question de ma déportation. Je n'en parle pas et les autres non plus. 
Et puis, d'entre le papiers surgit une demi-page déchirée, quelques lignes, mon écriture, "comme il faut peu de choses pour que reviennent les souvenirs qu'on avait gommés, si enfouis au plus profond qu'ils en étaient anéantis. À quoi bon en rendre compte ! Non décidement je n'écrirai pas ... il ne faut pas, il faut "continuer"..." C'est une lettre à moi-même. La jeune fille qui interrompt la survivante : "Tais-toi, tout dire c'est mourir." Elles cohabitent dans le même corps, l'une cherche la vie, l'autre flirte encore avec la mort. Il m'a fallu du temps pour les réconcilier.

   ... quand on éprouve le besoin de parler, de se raconter à quelqu'un qu'on aime, ce n'est pas seulement pour se libérer, pour revivre, c'est pour avoir un dépositaire de sa propre vérité, c'est pour confier sa propre vérité. 

Les amours et la vie de Marceline ne se résument pas à cette valise si bien qu'elle en déborde pour parler aussi de ses moments forts d'amitiés, avec notamment un très bel hommage à Simone Veil dont elle a partagé la déportation et une grande amitié lorsqu'elles se sont retrouvées des années plus tard ... elle évoque aussi sa famille et puis aussi, bien sûr, le grand Amour de sa vie, le réalisateur Joris Ivens de trente ans son aîné, dont la présence se fait encore sentir un peu partout dans son appartement.

Plus qu'un livre sur l'amour, c'est le retour sur un parcours invraissemblable, ancré dans les réalités les plus noires mais aussi les plus utopiques d'une époque de changements, la reconstruction d'une âme et d'un corps brisés avec de magnifiques leçons de vie à valeur universelle.   

Je ne connaissais pas cet auteur et j'ai vraiment beaucoup, beaucoup aimé ce livre ... si bien que j'enchaîne immédiatement avec son ouvrage précédent qui avait déjà fait sensation, Et tu n'es pas revenu.

Titre : L'amour après
Auteur : Marceline Loridan-Ivens (avec Judith Perrignon)
Première édition : janvier 2018

Extraits du texte :
(Énormément de passages surlignés dans mon livre dont j'ai très fortement limité l'échantillonage dans cette revue !) 
- les livres sont faits pour ça, nous empêcher d'oublier. Les lettres aussi, même si c'est moins prémédité. 
- Je n'aime pas ces raisonnements de l'âge. Il peut bien dérouler ses chiffres, j'ai dû arrêter le compteur au camp, il n'y a pas qu'une seule géographie du temps. 
- Jean cite subitement Oscar Wilde : "Le drame de la vieillesse ce n'est pas qu'on se fait vieux, c'est qu'on reste jeune. "
- Si on ne sait pas quand on va mourrir, on sent venir le moment où l'on s'y prépare. 

mercredi 14 février 2018

Le petit terroriste d'Omar Youssef Souleimane


Omar Youssef Souleimane est un journaliste Syrien réfugié à Paris. Dans ce livre très personnel, il raconte d'abord sa fuite, son arrivée à Paris puis le choc des attentats qui l'amènent à confier au lecteur toute une tranche de son enfance. Au travers de souvenirs, il nous parle de sa famille, de l'école, de la religion, dévoile ses interrogations et son ressenti sur une période de quatre années qui l'ont façonné, passées au royaume d'Arabie saoudite au début des années 2000. Une tranche de vie, celle d'un petit garçon Syrien vivant dans un pays qui n'est pas le sien où tout ce qui n'est pas sunnite est réprouvé et où tout ce qui est étranger est suspect ... une époque aussi, celle où Oussama Ben Laden était un héro qui inspirait les petits garçons du Moyen-Orient ...

Ma famille m'a toujours appelé le petit Omar, pour me différencier de mon oncle, le grand Omar. Ce surnom m'a ccompagné alors que j'avais grandi. Et voilà que j'ai décidé d'en changer : je m'appelerais désormais le petit terroriste, en signe de ma découverte de la vraie religion, dans ce monde du Mal. 

Le plus important pour moi, c'était de devenir un homme libre ; en Arabie saoudite, j'étais un humain de seconde classe. Les Pakistanais, les Philippins, les Indiens composaient la troisième. En revanche, il n'existait pas de différence entre les djihadistes : toutes les nationalités, tous les pays combattaient comme des frères sous un même drapeau où figure : "Il n'y a de Dieu qu'Allah."

Le livre et les chapitres sont courts, ils s'enchaînent rapidement, par touches. Ce témoignage autobiographique n'est pas un traité approfondi sur le parcours spirituel de l'auteur mais plutôt les petites pierres qui en constituent le chemin qu'il nous livre avec le regard de l'enfant qu'il était, avec toute sa fraîcheur même si le contexte ne l'est pas. S'il y est question d'Islam et de croyances, c'est surtout par rapport à l'enfant qui s'interroge, cherche à comprendre et à trouver sa place, celle d'un être humain.

Un livre que j'ai aimé, une lecture rassérénante.

Titre : Le petit terroriste
Auteur : Omar Youssef Souleimane
Première édition : janvier 2018

Extraits du livre :
- Je ne traverse pas l'espace. Mais le temps. Je quitte ce Moyen Âge qui contrôle le Moyen-Orient et gagne une époque que je ne connais pas encore. Je suis un étranger qui part vers l'anonyme.
- Paris n'est pas une ville, mais un monde. Je ne sais pas où elle commence et où elle finit. Moi qui ai vécu la grande partie de ma vie dans une ville, je suis perdu dans un voyage dans le temps. À Paris, chaque rue est une époque. Des bâtiments, espacés de dix mètres, le sont de dix siècles. 
- Riyad a été construite à l'image du monde : le nord pour les riches, le sud pour les pauvres. 
- Quand l'un de nous faisait des difficultés à table, ma mère lui remplissait son assiette et disait : "mange bien pour devenir un grand djihadiste comme Oussama !"
- La beauté de la langue arabe est très importante dans ma famille ; dès cinq ans, j'ai dû apprendre des poésie et le Coran par coeur. J'aimais beaucoup a musique de cette langue. En me promenant sur la place principale de la ville, au coucher du soleil, j'imaginais devenir poète. (...) Plus tard, j'ai compris que le poète est un être humain comme les autres, mais il est plus faible devant la beauté, la joie et la douleur.

dimanche 11 février 2018

La salle de bal / Ballroom de Anna Hope


Angleterre, 1911.
Pour avoir cassé une vitre dans l'usine qui l'emploie depuis qu'elle est enfant, Ella est internée à l'asile d'aliéné de Sharston où elle n'aspire qu'à une seule chose : s'échapper. Elle y fait la connaissance de Clem que son père et son frère ont fait enfermer suite à une grève de la faim entamée pour marquer son refus d'être mariée à un ami de son père. D'abord nourrie de force, Clem s'est résolue à se soumettre à la routine de l'asile en s'investissant dans le travail et en s'évadant dans les livres. Du côté des pensionnaires masculins, John Mulligan est arrivé dans l'établissement pour "mélancolie" où l'irlandais déprimé fait la paire avec Dan, un personnage pittoresque qui a navigué sur toutes les mers.  
Dans cette institution comptant les patients par centaines, les pensionnaires des deux sexes sont assignés à des zones et des taches différentes mais une fois par semaine, le vendredi, ceux qui ont le privilège d'être sélectionnés se mélangent dans une immense salle de bal pour danser le temps d'une soirée organisée à des fins thérapeutiques. L'orchestre est mené par Charles (Dr Fuller), "consultant médical chef" qui semble avoir trouvé sa voie dans cet emploi le libérant de l'emprise familiale en combinant sa passion de la musique et les connaissances médicales glanées au cours d'études qui lui ont été imposées. Personnalité ambigue, il est captivé par les questions d'eugénisme abordées pendant sa formation, et en vient à s'intéresser de façon quasi-obsessionnelle au cas de John qui lui sert de référent pour une étude dans laquelle il a décidé de s'investir ...

À cheval sur trois saisons, le roman est organisé comme une valse à trois temps, tournant autour des trois personnages principaux, Ella, John, Charles, qui donnent le tempo avec des chapitres passants de l'un à l'autre. L'asile donne une unité de lieu entrecoupée de quelques ouvertures sur l'extérieur et le contexte de l'époque. Une histoire d'amour forçant le désespoir qui a le mérite de laisser entrevoir le quotidien d'un asile d'aliénés tel qu'il pouvait exister au début du 20ème siècle, un établissement auto-suffisant avec sa propre ferme et ses services pour assurer le loger-nourrir-blanchir du personnel et des pensionnaires mis au travail pour en assurer le bon fonctionnement. Centrée sur le vécu des trois protagonistes principaux, l'histoire ne cherche pas à explorer tous les recoins de l'asile qui garde ses zones de mystères.

En fin de livre, l'auteur précise qu'il s'agit avant tout d'un roman, surtout pour ce qui est de ses personnages entièrement fictifs, mais qu'elle s'est inspirée de l'histoire de l'un de ses grands-pères et de ces salles de bal qui ont réellement existées et l'ont incitée à se documenter sur les asiles de l'époque. Outre la découverte du système d'enfermement parfois aléatoire et désormais anachronique, ce qui fait le plus froid dans le dos, ce sont sans doute les questions d'eugénisme traitées dans le livre et un peu oubliées en Angleterre où elles ont pourtant été très sérieusement d'actualité et débatues avant la première guerre mondiale sachant qu'à l'époque, le terme "d'aliéné" était souvent assimilé à celui de "pauvreté".

On tourne facilement les pages et le fond de l'histoire est d'autant plus intéressant qu'il permet de mesurer le chemin parcouru dans le domaine de la psychiatrie. On ressent souvent les frustrations des personnages et l'état proche de la folie de celui qui les soigne, on se demande parfois ce qu'est la normalité et ce qui la différencie de l'état d'aliénation ... Je ne peux pas pour autant dire que je me suis laissée complètement emportée par les personnages et leur histoire si bien qu'au bout du compte, le roman vaut pour moi surtout pour ce qu'on y apprend ... ce qui est déjà pas mal !

Titre original : The Ballroom
Titre français : La salle de bal
Auteur : Anna Hope
Première édition : 2016

Extrait du livre :
- Do we not take more care in breeding our animals than we do in breeding our men ?
- The Eugenics movement was split between those who believed in sterilization and those who argued for the merits of segregation (...) (N.B. The root of the word Eugenics comes from the Greek, meaning of noble birth. Is it not most noble, indeed, to work towards the highest good for all ?). 
- Unlike music, excessive reading has been shown to be dangerous for the female. It was taught in our earliest lectures : the male cell is essentially katabolic: active and energetic; and female cells are anabolic: there to conserve energy and support life. While a little light reading is fine, breakdown follows when woman goes against her nature.
- It is the view of the Eugenics Society that destitution, so far as it is represented by pauperism (and there is no other standard), is to a large extent confined to a special and degenerate class. A defective and dependent class known as the pauper class. Lack of initiative, lack of control, and the entire absence of a right perception are far more important causes of pauperism than any of the alleged economic causes. 

mercredi 7 février 2018

La vie princière de Marc Pautrel


Ici c'est vraiment la vie princière, la vie portée à son maximum, le lieu idéal (...) ainsi que les êtres qu'il faut, 
et pour moi l'être qu'il faut c'est toi. 

Une lettre.
La lettre d'un écrivain à une femme qu'il vient de cotoyer pendant une semaine de séminaire dans un cadre fermé, avec qui il a partagé des moments délicieux, un état amoureux qu'il faut immortaliser en l'écrivant alors qu'il ne se concrétisera pas, brisé dans son élan par le fantôme d'un "compagnon" glissé dans la conversation... Une lettre perpétuant l'état de grâce de l'amoureux, la magie des affinités, le merveilleux qui nait dans tout ce qu'il y a de plus banal ... 
 
Un livre très court qualifié "d'autofiction" par son auteur.
Pas de noms, juste un toi et un moi, des pages et une plume utilisées pour confier un ressenti, la joie, la bienveillance et la plénitude d'une rencontre et d'une harmonie toute de douceur et d'effervescence, riche de tout ce qui est, pourrait être et ne sera pas. 

Une jolie découverte et un petit bijou d'écriture qui capte à la perfection un moment de félicité,
pour se mettre du beaume au coeur !

Titre : La vie princière
Auteur : Marc Pautrel
Première édition : novembre 2017

Extrait du livre : 
- Je ne me rappelle pas beaucoup d'êtres qui, chaque fois qu'ils m'accueillaient, étaient aussi heureux de me voir que tu semblais l'être. 
- Tout ce que je dis, comme tout ce que je pense, je l'oublie si je ne l'écris pas. 
- C'est cela que tu m'as donné, cinq jours de joie, cinq jours d'état de grâce intime, et c'est pour cela que je veux te remercier, grazie mille, merci, mille mercis pour tout cela.
- Qu'est-ce que la lecture et la littérature en comparaison de ta présence vivante ?

dimanche 4 février 2018

Les Enfants du Fleuve / Before We Were Yours de Lisa Wingate


Issue d'une grande dynastie familiale à l'américaine ayant pour base Aiken, en Caroline du Sud, Avery Stafford a tout pour elle, une brillante carrière, un fiancé merveilleux  ... Elle revient dans le giron familial pour épauler son père lorsque celui-ci rencontre des soucis de santé, étant entendu que la fille du sénateur américain toujours très investi dans sa fonction est mise à contribution pour le représenter et occuper la sphère publique afin de préparer le terrain à une reprise du flambeau paternel si jamais cela devenait nécessaire. Au cours d'une visite de représentation dans une maison de retraite, Avery fait la connaissance de May Weather, une pensionnaire pas comme les autres qui va aiguiser sa curiosité et l'amener à enquêter sur sa grand-mère Judy, elle même prise en charge dans une autre pension plus privilégiée du fait d'un alzheimer de plus en plus handicapant.
En paralèlle, on fait une plongée dans le temps pour découvrir l'histoire de Rill Foss, 12 ans en 1939, à Memphis. Avec ses trois soeurs et son petit frère, elle vit sur un bateau de fortune au bord du Mississipi dans une famille pauvre mais aimante jusqu'au drame qui va frapper, au moment où un nouvel accouchement de la mère se passe mal et nécessite une hospitalisation. Les enfants, parfaits petits blondinets en demande, vont alors être enlevés pour être placés (ou plutôt vendus) en adoption, en supprimant toute trace de leur vie passée.
Au fil des pages, les deux histoires finissent par se rejoindre.

Ce livre n'est pas une simple histoire d'adoption parce qu'elle cherche avant tout à dénoncer les pratiques de Georgia Tann qui oeuvra pendant des années à la tête du Children's Home Society de Memphis, qui certes changea de façon positive le regard porté sur l'adoption (en son temps, la prestigieuse Ms Tann fut consultée pour conseil par Eléonor Roosevelt) mais qui avait une approche relevant plus du trafic d'enfants que d'un réel soucis de bien être d'orphelins abandonnés. Un épisode particulièrement sordide qui perdura jusqu'aux années 1950.
Non seulement roman mais aussi historique, le livre s'appuie sur des faits avérés dont l'épilogue permet de prendre la mesure, notamment celle de l'injustice d'une question étouffée quand elle aurait pu éclater au grand jour.

Si le fond de l'histoire est particulièrement ignominieux, le roman garde une approche mesurée et non manichéenne en conservant une mesure de suspens intéressante avec une petite dose de philosophie au regard d'une vie passée; en filigramme, d'autres questions sont abordées, le grand age, le poids des secrets de famille ou le soucis de l'image.
Un bon moment de lecture pour découvrir cet épisode peu glorieux de la petite histoire américaine, dans la même veine que le Train des orphelins/Orphans Train de Christine Baker Kline que j'avais tout autant apprécié.  

Life is not unlike cinema. Each scene has its own music, and the music is created for the scene, woven to it in ways we do not understand. No matter how much we may love the melody of a bygone day or imagine the song of a future one we must dance within the music of today, or we will always be out of step, stumbling around in something that doesn't suit the moment. 

(...) A woman's past need not predict her future. She can dance to a new music if she chooses. Her own music. To hear the tune, she must only stop talking. To herself, I mean. We're always trying to persuade ourselves of things.  

Titre original : Before We Were Yours
Titre français : Les Enfants du Fleuve (à paraître avril 2018)
Auteur : Lisa Wingate
Première publication : 2017
Meilleur roman historique 2017 des lecteurs Goodread