vendredi 10 décembre 2021

Ce qu'ils n'ont pas pu nous prendre / Between Shades of Gray de Ruta Sepetys

 
Kaunas/Lituanie, 14 juin 1941, sous la houlette du redoutable NKVD, les forces d'occupation soviétiques lancent une raffle d'épuration, arrêtant sur leur lieu de travail et/ou chez eux des familles entières appartenant à l'intelligentsia locale, intellectuels, universitaires, professeurs, avocats, médecins, journalistes, artistes, bibliothécaires, etc. C'est ainsi que Lina, 15 ans, est cueillie à son domicile avec son petit frère Jonas, 10 ans, et sa mère Élena alors qu'ils sont sans nouvelles du père de la famille, doyen de l'université, pas encore rentré ce soir-là ; ils ont 15 minutes, pas une de plus, pour préparer chacun une valise. Sans ménagement, ils sont conduits vers un dépôt ferroviaire isolé où un train les attend. Entassés dans des fourgons à bestiaux avec des milliers d'autres personnes, ils y resteront enfermés plusieurs semaines dans des conditions épouvantables, en transit vers l'est, assistant à la mort des plus faibles, jetés et abandonnés le long des voies avant d'arriver à leur première destination, un kolkhoze misérable de l'Altaï ... qui paraîtra pourtant paradisiaque après leur transfert quelques mois plus tard à Trofimovsk situé aux confins de la Sibérie, au delà du cercle Arctique. 

Une épopée déshumanisante racontée par Lina, jeune fille à la personnalité bien trempée, une artiste qui canalise ses sentiments au travers de sa créativité en croquant scènes et personnages avec l'espoir de contacter son père Kostas et celui de garder témoignage. Un regard porté sur les autres révèlant leurs forces et leurs faiblesses à travers les épreuves avec toute une galerie de personnages : la jeune accouchée arrachée à l'hôpital alors que le cordon ombilical est à peine coupé, le chauve blessé pessimiste et grincheux, l'ancienne maîtresse d'école, Andrius et sa ravissante mère obligée de se prostituer pour protéger son fils, la petite fille à la poupée, les gardes cruels subissants eux aussi les événements, etc. 
Affamés, vivants dans des abris de fortune sans hygiène ni soins, soumis au chantage et au travail forcé, chacun essaye de survivre comme il peut, souvent avec égoïsme mais aussi avec un peu de lumière au fond du désespoir apportée par ceux qui, comme le magnifique personnage d'Élena, gardent intacte la bonté qui les caractérise, illuminant tous ceux avec lesquels ils sont en contact, débordant d'amour et capable de pardon. Il y a aussi les souvenirs des jours heureux qui s'invitent et permettent de tenir le coup ou l'organisation de moments rituels, Noël ou un anniversaire fêtés avec les moyens du bord.

Un roman très dur à rapprocher, en terme d'expérience, de ceux qui témoignent de la déportation des juifs par les nazis et des goulags sous la période stalinienne mais qui a pourtant le mérite d'éclairer un chapitre historique peu connu, celui de la déportation des populations des pays Baltes. En 1941, c'est un peu plus de 30% de la population de ces trois petits pays qui a été envoyée en Sibérie, des forces vives soumises à des épreuves inimaginables ; ceux qui ont pu revenir, 12 à 15 ans plus tard, l'ont fait dans des pays qui étaient encore sous la chappe soviétique si bien qu'ils n'ont pas pu témoigner et lorsque l'indépendance est enfin arrivée en 1991, le silence était bien installé et très peu l'ont fait. 
 
L'auteur est américaine mais ce sont les origines lituaniennes de son père qui ont servi de déclencheur pour l'élaboration de ce roman percutant qui, je l'espère, ouvrira la voie à d'autres sur ces pays un peu oubliés.
 
 Extraits du texte :
Nous nous trouvions dans un kolkhoze, une ferme agricole collective, et j'étais vouée à cultiver des betteraves. J'avais horreur des betteraves. 

Staline a déclaré au NKVD que les Lituaniens étaient l'ennemi. Le commandant et les autres officiers nous considèrent comme des inférieurs. 
Comprends-tu ? 

En 1991, après cinquante ans d'occupation, les trois pays Baltes ont retrouvé leur indépendance et, avec elle, la paix et la dignité. Ils ont préféré l'espoir à la haine et montré au monde qu'une lumière veille toujours au fond de la nuit la plus noire. (...) Ces trois minuscules nations ont appris au monde qu'il n'est pas de plus puissante arme que l'amour. Quelle que soit la nature de cet amour - qui peut aller jusqu'à pardonner à ses ennemis -, il nous révèle la force miraculeuse de l'esprit humain.

Titre anglais : Between shades of Gray
Titre français : Ce qu'ils n'ont pas pu nous prendre
Auteur : Ruta Sepetys
Première édition : 2011

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