lundi 15 novembre 2021

La force des femmes de Denis Mukwege

Je défends les femmes parce qu'elles sont mes égales - parce que les droits des femmes sont les droits humains et que je constate avec rage ces violences qui leur sont infligées. Il faut se battre tous ensemble pour les femmes. 
Mon rôle à toujours été de faire entendre la voix de celles dont la marginalisation les empêche de raconter leur histoire. 
Je me tiens à leurs côtés, jamais devant elles. 
 
La force des femmes c'est la force de la parole, la force du témoignage, la force du partage, la force de l'amour, la force de l'action, la force de l'expérience, la force de l'écrit et du livre, le triomphe de l'humanité sur la barbarie, la lueur de l'espoir au fond des ténébres.

Dans ce livre, Denis Mukwege, médecin gynécologue-obstétricien au Congo, co-récipiendaire du prix Nobel de la paix en 2018 raconte le parcours qui l'a conduit à faire sienne la cause des femmes au travers de sa lutte contre les violences sexuelles, avec, au-delà du témoignage, une vraie réflexion sur un sujet à portée universelle. Je m'étais intéressée à ce médecin exceptionnel lorsqu'il avait reçu son prix Nobel et j'étais un peu appréhensive à l'idée de me lancer dans cette lecture, inquiétudes qui n'avaient pas lieu d'être car l'essentiel du message n'est pas dans la brutalité mais dans la recherche de ses causes et des solutions à y apporter : les violences sexuelles existent partout dans le monde mais elles sont le symptôme d'un mal plus profond nécessitant d'aller à la racine si on veut avoir une chance de les éradiquer, une fois pour toute. 

Le livre commence par des éléments biographiques sur l'auteur, ses origines, sa famille et sa vocation expliquant comment et pourquoi il en est venu à sa spécialité de médecin-gynécologue. Il fourni également des informations sur son pays, l'effet papillon du génocide rwandais qui a eu des implications dramatiques pour le Congo dans sa région frontalière avec le Rwanda et le Burundi, entraînant plusieurs guerres et une déstabilisation dont les effets durent encore après plusieurs décennies de conflits. S'y ajoutent la damnation d'un Congo dont le sous-sol regorge de matières premières qui, au lieu d'apporter la prospérité, attise les convoitises et le pillage en entraînant la misère et le martyr des populations locales... tout ça pour faire fonctionner les appareils électroniques du monde entier, dans l'indifférence la plus totale.
Dans ce contexte, les violences sexuelles sont utilisées comme arme de guerre et de terreur même si le viol n'est pas un phénomène limité aux guerres puisqu'il existe et reste encore présent dans les pays en paix. Le docteur Mukwege part toujours d'exemples concrets et des solutions mises en place localement, initiées avec les femmes concernées, pour développer ensuite plus largement son sujet, illustrant ainsi sa valeur universelle. Il parle d'autres guerres, de la façon dont la question des viols a longtemps été un "non-sujet", sans reconnaissance pour les souffrances de celles qui les ont subies même s'il y a des "progrès" et une levée progressive du silence : il aura fallu 40 ans aux "femmes de réconfort" exploitées par l'armée japonaise pendant la seconde guerre mondiale pour briser le silence, une quinzaine d'années aux survivantes des guerres dans l' ancienne Yougoslavie et bien moins pour les "esclaves Yézidies" exploitées par Daesch. Dans le même temps le prix Nobel explique le chemin parcouru sur le plan des lois et des tribunaux internationaux pour la reconnaissance du viol comme crime contre l'humanité et même sa valeur génocidaire, offrant des recours possibles sans prescription temporelle pour les victimes contre les profanateurs agissant depuis trop longtemps en toute impunité.

Beaucoup de choses sont abordées dans une approche exhaustive, documentée, logique : les raisons pour lesquelles le viol se perpétue, les inégalités hommes-femmes, les règlementations et leur (non)-application, le rôle des dirigeants, celui de toute la chaîne police-politico-judiciaire, l'importance du message des personnalités représentantes de l'autorité morale, la maternité, la façon d'élever les enfants, la prise en charge pour la reconstruction physique et psychologique après les violences, ce dont les femmes ont besoin pour se reconstruire et pour que ces violences reculent, la nécessité de changer le regard porté sur les victimes, la question du recentrage de la faute avec le poids encore tellement puissant du biais de genre (sur tous le plans, l'histoire, la presse, les lois, leur application, encore largement dominées par les hommes), celle du consentement et la recherche des solutions qui passe nécessairement par la mise sur un pied d'égalité des hommes et des femmes.
 
Le livre est étayé de statistiques édifiantes illustrant notamment les progrès restant à faire, partout dans le monde ;  il est également riche des exemples de solutions mises en place localement et à l'international sous l'impulsion du docteur et des femmes qu'il a traitées au Congo ainsi que de personnalités rencontrées au fil des ans, en commençant par l'hôpital, la Cité de la joie, le système coopératif de financement de projets, le refuge pour les mères d'enfants nés de viols, jusqu'au réseau international des survivantes (SEMA). 
Enfin, entre les pages, il y a la voix de toutes ces femmes dont le Dr Mukwege se fait le porte-parole avec un respect, une compassion et une pudeur exceptionnels, attestant de sa profonde abnégation ; les mots sont pesés et les exemples choisis, pas plus que nécessaire mais poignants et inoubliables comme celui de cette fillette de 12 ans qui fait s'effondrer - au sens littéral du terme - un général lorsqu'il entend son témoignage.
 
Une aventure humaine semée d'embuches, nécessitant beaucoup de courage face aux menaces qui continuent de planer, portée par l'espoir et les avancées réalisées, riche de la résilience et de la force des femmes qui brisent le silence, retrouvent la dignité et un sens à la vie, pour que ce qu'elles ont subi ne se reproduise plus.
 
Il y a des livres qui comptent et ne s'oublient jamais, celui-là en est. 
À lire absolument.
 
Extrait du texte :
Cette toile de fond peut paraître lugubre car les vies de bien des familles de ce livre sont assombries par la violence. Mais chacune d'elles est une lumière et un exemple qui prouve que les meilleurs instincts de l'humanité - aimer, partager, protéger - sont capables de triompher, même dans les pires circonstances. Elles sont la raison pour laquelle j'ai persévéré. La raison pour laquelle je n'ai jamais perdu la foi ni ma santé mentale, même lorsque, exposé aux conséquences de la cruauté, je me sentais submergé. 

Je vous encourage à voir le Congo, parfois encore appelé "la capitale mondiale du viol", comme une fenêtre sur les pires extrémités de ce fléau mondial que sont les violences sexuelles. Car c'est un problème universel qui se produit aussi bien à la maison, au bureau, sur les champs de bataille que dans les lieux publics partout sur la planète. 
Mon expérience m'a appris que l'origine des violences sexuelles et leurs conséquences sont partout identiques. Comme toujours, nos différences - couleur de peau, nationalité, langue et culture - comptent bien moins que nos points communs. 

Les femmes ne peuvent résoudre seules le problème des violences sexuelles ; les hommes doivent faire partie de la solution.

Il faut que dans toutes les sociétés, le blâme, la culpabilité et la responsabilité des violences sexuelles des femmes portent sur les agresseurs. 
Ce sont eux qui doivent en payer le prix, pas les victimes. 
Les pays et les cultures sont différemment avancés sur ces questions, mais aucune n'a atteint le point où les survivantes de violences sexuelles peuvent s'attendre à de la compassion et au soutien inconditionnel de tous, depuis les chefs de leur communauté jusqu'aux policiers, juges, journalistes, politiciens-y compris leur propre famille. 
 
Pourquoi les hommes violent-ils  ? (...) 
Les déshumaniser et les voir comme des monstres, ça me permettait de me dire qu'ils n'étaient pas comme moi et les miens. (...) Mais il faut considérer le viol comme un choix conscient et délibéré qui est la conséquence d'un mépris pour les femmes en général, car l'origine se trouve là.
 
Au Rwanda, le viol était utilisé comme arme de guerre. Il est important de comprendre la distinction entre cet abus sexuel délibéré, prémédité, et le viol qui sévit dans toutes les zones de conflit. Le viol fait malheureusement partie de la guerre, tout autant que la destruction et les massacres, même s'il est souvent tabou. Dans toutes les guerres, les soldats abusent de leur position de pouvoir pour se procurer des femmes. Ce sont des actes de conquérants, ils visent les "corps des femmes des ennemis vaincus" comme l'a écrit l'Autrice féministe américaine Susan Brownmiller. (...) 
Le viol comme arme de guerre est différent. Il devient tactique militaire. Il est planifié. Les femmes sont délibérément prises pour cibles comme moyen de terroriser la population. Son adoption dans les conflits en Asie, en Afrique et en Europe au cours du XXe siècle peut s'expliquer par le fait qu'il est peu coûteux, facile à organiser et, malheureusement, terriblement efficace. (...) 
Le viol fait peur à tout le monde, hommes et femmes, au même titre que les menaces de mort. Quand il est commis en public ou sous le regard de toute la famille, il a pour effet de terroriser. (...) 
En commettant leurs viols en public, ils détruisent la famille : les couples volent en éclat ; les hommes divorçaient de honte. (...) 
Le viol de masse est également utilisé comme arme dans les conflits avec des motivations économiques sous-jacentes. C'est une manière d'exercer son contrôle sur la population locale sans avoir à la déplacer. (...) 
La particularité du Congo, c'est que le viol y a été commis pour toutes ces raisons : par les soldats-étrangers d'une force occupante à la recherche de frissons ou de vengeance, comme moyen de contrôle et de nettoyage ethnique des populations locales et pour des raisons économiques. 

Je dis toujours que le désordre du Congo oriental est un désordre organisé. Il sert les intérêts d'un réseau de personnages qui va jusqu'au plus haut niveau de l'état congolais, ainsi qu'aux élites des pays voisins. 
Le viol fait parti de ce processus d'exploitation sans merci. Les vingt-cinq dernières années de violences sexuelles au Congo sont étroitement liées au pillage des matières premières.
 
Chaque fois qu'un homme viole, quelle que soit la situation, quel que soit le pays, ses actes trahissent la même croyance : ses besoins et désirs sont de la plus haute importance, les femmes sont des êtres inférieurs dont on peut user et abuser. Les hommes violent parce qu'ils ne considèrent pas la vie des femmes comme aussi précieuse que la leur.
 
Ne pas lutter contre les violences sexuelles revient, tacitement, à les autoriser.
 
La façon dont j'ai été traité à l'ONU par mon propre pays m'a servi de formation accélérée quand aux difficultés rencontrées par les femmes qui trouvent malgré tout le courage de dénoncer leurs agresseurs. On leur conseille de se taire, d'éviter de causer un scandale, de ne pas déranger. Ces dernières décennies, des progrès ont été accomplis dans plusieurs pays, mais l'instinct qui pousse à se voiler la face, à ignorer, à ne pas croire ou à intimer celles ou ceux qui veulent briser la loi du silence demeure désespérément banal et profondément ancré dans les esprits. 
Briser le silence qui plane autour des violences sexuelles- harcèlement, viol, Inceste-est un pas essentiel vers la résolution du problème. Premièrement, le silence permet aux violences sexuelles de prospérer. Se taire crée un environnement où les hommes peuvent continuer d'abuser les femmes en toute impunité. Le silence sert leurs intérêts. Tant qu'un problème est tu, les schémas comportementaux destructeurs à l'œuvre peuvent se poursuivre. 
Deuxièmement, l'autocensure empêche les femmes de puiser leurs forces les unes chez les autres. (...) Troisièmement, briser le silence permet d'éduquer tout le monde, à commencer par les hommes. 

Après la Seconde Guerre mondiale, les tribunaux internationaux mis en place pour juger les criminels de guerre - à Nuremberg, en Allemagne, pour les atrocités nazies, et à Tokyo, au Japon, pour les crimes commis en Asie -  ont reçu un grand nombre de preuves sur l'usage systématique du viol sans jamais en faire un chef d'accusation au titre de crime contre l'humanité. Au procès de Nuremberg, il n'y  a pas une seule condamnation pour viol. 
Dans les années 1990, les premiers tribunaux internationaux depuis Nuremberg et Tokyo ont permis de grands bonds en avant. Au Tribunal Pénal international pour l'ex Yougoslavie réuni à La Haye, aux Pays-Bas, à partir de 1993, les procureurs ont pour la première fois démontré que le viol pouvait être considéré comme un crime de guerre et un crime contre l'humanité. (...) 
Le tribunal pénal international pour le Rwanda, qui a siégé en Tanzanie, en Afrique de l'est, a lui aussi établi une jurisprudence sur les poursuites possibles pour viol par la loi internationale. Le cas de Jean-Paul Akayesu, un maire hutu qui avait dirigé le massacre de deux mille personnes dans sa région, a pour la première fois jugé que le viol pouvait être considéré comme acte génocidaire.
 
 Le plus tragique, c'est que tandis que dans plusieurs pays de plus en plus de femmes tiennent compte de ce conseil [briser le silence], les poursuites fructueuses n'ont pas augmenté de concert. Les femmes sont toujours plus nombreuses à vouloir témoigner. Le mouvement #MeToo a fait décoller cette tendance de façon très significative. (...) 
Mais le nombre de poursuite reste très faible.(...) 
Pour que davantage de femmes portent plainte pour ce qu'elles ont subi, il faut qu'elles sachent que le jeu en vaut la chandelle. En général, le problème, ce n'est pas la loi (....) toutes ont le même défaut : elles n'offrent de protection que théorique. Le problème réside dans les biais systémiques à l'œuvre contre les femmes au sein du système pénal. 
L'origine de la plupart de ces biais peut être retracé en étudiant la manière dont le viol a été puni à travers les âges. Dans les premières civilisations il était traité comme un crime d'adultère ou de fornication. Les lois de l'Europe médiévale ont ensuite évolué jusqu'à considérer le viol comme un crime commis contre les femmes, mais seulement si leur "honneur" était entaché. Ce concept se retrouvait au cœur de presque tous les systèmes juficiaires. 
Seules les femmes en position d'avoir un honneur - ce qui excluait les pauvres, les prostituées et les minorités - pouvaient être considérées comme victimes de viol. Les tribunaux exclusivement masculins exigeaient ainsi des femmes qu'elles montrent patte blanche. Leur passé sexuel jouait contre elles, tout comme une suggestion qu'elles puissent avoir, d'une manière ou d'une autre, encouragé leurs agresseurs. On voulait être certain que la personne avait résisté à l'agression, car il était entendu qu'une femme "honorable" tenterait de se débattre pour protéger sa réputation. Une absence de blessure ou de cris était par conséquent mal vue, voire disqualifiante. 
Les célibataires devaient prouver qu'elles étaient vierges avant l'agression. Une expérience sexuelle leur barrait l'accès au statut de victime. Des tests de virginité douteux (...) étaient monnaie courante au XVIIIe et XIXe siècles dans la plupart des pays européens.
Toutes les plaignantes étaient considérées d'un œil soupçonneux parce qu'il était largement admis-par les juristes de sexe masculin-que les femmes n'hésitaient pas à inventer des histoires d'agression sexuelle pour forcer un homme au mariage, justifier une grossesse ou alors parce qu'elles étaient faibles d'esprit ou enclines à l'hystérie.

La première étape pour affronter l'épidémie mondiale de viols est une législation claire qui inclue le concept de consentement et qui reconnaisse les femmes comme des êtres autonomes et indépendants. Des lois strictes contre les agressions sexuelles avec à la clé de lourdes peines de prison pour les violeurs sont des mesures dissuasives et, au moment des bébats parlementaires, une occasion d'éduquer hommes et femmes à leurs droits et responsabilités.  
 
Dès l'instant où nous appuyons l'idée que les garçons sont plus forts, plus méritants, plus valeureux, nous perpétuons une injustice et, au final, la violence envers les femmes.(...) 
Non seulement les parents et la société renforcent sans cesse l'idée que la vie d'un garçon a plus de valeur, mais ils appuient aussi de façon explicite l'idée que les garçons sont des mâles et que le masculin, c'est la force et la dureté.(...) 
Je crois que la "masculinité" est quelque chose que les enfants acquièrent au cours de leur développement. Ils ne naissent pas avec. Il s'agit d'une construction sociale. Le petit garçon s'y glisse en grandissant, comme s'il enfilait des couches et des couches de vêtements.
 
Plus je voyage, plus j'apprends, plus je me rends compte que la douleur issue des violences sexuelles exercées sur les femmes est la même, que ce soit dans les zones de conflits ou dans les pays en paix, et quelles que soient leur culture, leur langue ou leurs croyances religieuses.
 
Partout où des femmes sont nommées, elles aident à briser les normes masculines historiques.
 
Je rêve d'une société où les mères sont reconnues comme les héroines qu'elles sont, où les filles issues de notre maternité sont autant considérées que les garçons, où les femmes grandissent sans craindre les violences
Je souhaite un monde où les femmes ont les mêmes opportunités professionnelles, les mêmes joies et les mêmes sources de satisfaction que les hommes, où le pouvoir politique est partagé à égalité. J'attends avec impatience le jour où nos entreprises et institutions publiques reflèteront la diversité de la société. J'imagine aussi un avenir où les agressions sexuelles seront vues comme des méfaits d'une époque certes brutale mais révolue. 
Je crois fermement que tout ce que j'ai énoncé est désirable et possible. Je crois qu'en tant qu'individu et collectifs, nous pouvons œuvrer à cette réalisation. Je crois en la force des femmes.
 
Titre : La force des femmes
Auteur : Denis Mukwege
Première édition : 2021

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