mardi 28 décembre 2021

La gangrène et l'oubli de Benjamin Stora

Essai rédigé au début des années 1990, trente ans après les accords d’Évian par l'historien Benjamin Stora, spécialiste de la guerre d'Algérie. Écrit il y a déjà trente ans pour décortiquer les tenants et aboutissants d'un conflit qui a du mal à trouver un traitement objectif et non partisan d'un côté ou l'autre de la Méditerranée, il y manque sans doute un éclairage sur l'évolution des relations franco-algériennes au cours de la période récente - avec notamment la reconnaissance par la France de certains événements liées à la répression des manifestations à Paris ou la façon dont les harkis ont été traités -  mais les blocages et les analyses présentées dans le livre restent pertinentes et étonnamment d'actualité.

L'auteur décortique les mécanismes de l'oubli et de la manipulation du discours historique d'un côté et de l'autre de la Méditerranée en replaçant les événements dans le contexte de leur époque. Il montre comment les événements et leurs acteurs ont été revisités et/ou occultés pour répondre à des objectifs purement politiques ; les rouages à l’œuvre relèvent de la propagande plus que de la vérité historique, passent par un journal télévisé contrôlé par le pouvoir et des publications marquées du sceau d'une censure pas toujours très cohérente chargés de couvrir une guerre sale qui n'est pas reconnue comme telle. D'un côté, il s'agit de manipuler une vérité qui "gangrène" la France de l'intérieur, et de l'autre, de justifier le pouvoir militaire en place par "l'oubli" et la réécriture d'une histoire sélective.

Le plus intéressant est d'essayer de dénouer les racines d'un conflit dont les germes couvaient depuis longtemps et de comprendre que les tensions, après une guerre de sept ans, n'ont pas totalement disparues ; elles continueront d'entraver les relations franco-algériennes et la politique intérieure des deux États et elles perdureront tant que le travail des historiens sera parasité par la politique et la raison d'État.

Titre : La gangrène et l'oubli
Auteur : Benjamin Stora
Première édition : 1991

lundi 20 décembre 2021

La maison allemande / The German House de Annette Hess

Début années 1960 - Francfort.
Eva vit au dessus du restaurant familial "La Maison Allemande", avec ses parents Ludwig et Édith, sa sœur Annegret, boulimique, infirmière dans une maternité, son petit frère Stefan et leur chien. Un peu avant Noël, Eva leur présente Jürgen dont elle espère la demande en mariage, un ancien séminariste aisé qui dirige l'entreprise de vente par catalogue développée par un père désormais atteint de sénilité, ancien prisonnier politique détenu et torturé par les nazis pour ses engagements communistes, et dont la mère est décédée sous les bombardements à la fin de la guerre alors qu'il avait été envoyé à la campagne.
Le jour des présentations, Eva, qui est interprète de polonais, est sollicitée en urgence pour traduire un témoignage dans le cadre de la préparation d'un procès qui s'ouvrira bientôt sur des crimes commis en Pologne par d'anciens SS, un sujet dont la jeune femme n'a jamais entendu parlé. Mais quand on lui propose d'assurer l'interprétariat pendant toute la durée du procès, aussi bien sa famille que Jürgen tentent de l'en dissuader. Troublée, cette mise sous pression l'incite plutôt à accepter et la voilà placée au cœur d'un grand procès historique. Elle découvre au travers des témoignages qu'elle traduit les atrocités perpétrées à Auschwitz, vite écœurée de l'attitude des accusés qui nient toute responsabilité et se présentent comme des gens honnêtes et respectables. Un procès qui fait controverse et divise plus de quinze ans après la fin de la guerre dans une Allemagne qui veut oublier et aller de l'avant, écartelée entre déni et devoir de mémoire alors que chacun doit se battre individuellement avec ses propres fantômes.
 
Un roman qui dresse un panorama intéressant et peu traité de la société allemande post-seconde guerre mondiale, ébranlée par les vagues d'une histoire que chacun tente pourtant d'oublier et d'occulter. Beaucoup de choses sont abordées : la culpabilité, la justice, la façon dont s'imbriquent la petite et la grande histoire, la place de l'individu par rapport aux événements, la mémoire, la transmission, le poids du silence et des secrets qui cherchent toujours un exutoire pour émerger. Percent également des questions de société, notamment sur le rapport des hommes et des femmes, entre un Jürgen traditionaliste et une Eva plus progressiste et ouverte. Et puis c'est une histoire de famille avec des personnages complexes, une sœur plutôt perturbée, des parents sympathiques mais sur lesquels Eva va finir par se poser des questions : quelle rôle ont-ils joué pendant la guerre et pourquoi n'ont-ils rien fait ou dit ? Autant de questions qu'il est bien difficile de juger hors contexte.  
 
Un bon moment de lecture centré sur le personnage d'Eva, combinant habilement histoire personnelle, événements historiques et questions de société.
 
Titre français : La maison allemande
Titre anglais : The German House
Auteur : Annette Hess
Première édition : 2018

mercredi 15 décembre 2021

État de terreur / State of Terror de Hillary Rodham Clinton et Louise Penny

Aux États-Unis, une nouvelle administration reprend les rênes du pays après quatre années d'une présidence désastreuse menée par le président Dunn retiré à Palm Beach. 
Doug Williams est le nouvel occupant de la maison blanche et son secrétaire d'État en charge des affaires étrangères, Ellen Adams. Une nomination étonnante compte tenu du passif entre les deux personnages, sans doute pas exempte d'arrière-pensées entachées du désir de revanche. En effet, accompagnée de Betsy, son amie de toujours propulsée au poste de conseiller personnel, Ellen Adam revient de sa première visite en Corée du Sud, un fiasco pour une mission qui aurait dû rouler sur du velours. Ellen, magnat de la presse qui avait fait campagne contre la candidature de Williams a abandonné le contrôle de son empire à sa fille Katherine et comprend que le terrain sur lequel elle avance désormais risque d'être miné. 

Mais ces querelles de clôchers sont bien mineures lorsque l'Europe est secouée par une série d'attentats non revendiqués, l'explosion de bus à Londres, Paris et Francfort. Que signifient ces attentats ? Les États-Unis sont-ils menacés ? Où est, et que concocte Bashir Shah le redoutable trafiquant d'armes ? Et si la menace était plus proche qu'on ne le croit, cachée au cœur même des plus hautes sphères de l'État ? À qui faire confiance ?
 
Voilà Ellen lancée dans une course contre la montre, de Washington à Francfort, en passant par Oman, l'Iran, le Pakistan et Moscou ; le danger est partout et avance dans l'ombre des trafiquants, des terroristes, des mafias et des conspirationistes ; c'est un jeu du chat et de la souris dans lequel sont entraînés tous les proches d'Ellen, sa fille Katherine, son fils Gil et son amie Betsy.

Un thriller bien enlevé issus d'une collaboration réussie entre Hillary Rodham Clinton, l'ancienne candidate à l'élection présidentielle américaine / ancienne secrétaire d'État et Louise Penny, auteure de polars canadienne. J'ai aimé les personnages qui laissent la part belle aux femmes, les thèmes qui jouent sur des dangers bien réels de notre monde, la part de suspense et l'évolution des rapports des uns et des autres. Crédible, haletant et divertissant, tout ce qu'on demande à un bon thriller, à prendre comme tel.

Titre français : État de terreur (Édition prévue mars 2022)
Titre original :  State of Terror
Auteurs : Hillary Rodham Clinton et Louise Penny
Première édition : 2021

dimanche 12 décembre 2021

Pamela de Stéphanie des Horts


Roman biographique consacré à Pamela Harriman qui fut ambassadrice des États-Unis à Paris de 1993 jusqu'à sa mort en 1997, première femme à occuper ce poste, nommée par le président Clinton qu'elle avait contribué à faire élire ; son décès - une attaque cérébrale - sorti l'administration américaine de l'embarras causé par les poursuites entamées contre elle par les enfants de son dernier mari, le milliardaire Averell Harriman, l'accusant d'avoir détourné l'héritage de leur père à son seul profit.
 
Née en 1920, Pamela Digby a grandit dans une famille de l'aristocratie terrienne anglaise avec pour perspectives celles de son époque et de sa condition, le mariage et des enfant. Mais une fois "lancée", la jeune Pamela s'affranchit très vite des conventions et de l'ennui de son milieu car elle a bien l'intention de croquer la vie et de se frayer un chemin dans les cercles du pouvoir avec ses armes, la beauté et la dévotion des hommes qui entrent dans son lit, riches et puissants autant que faire se peut.
 
Elle épouse en premières noces Randolph Churchill, le fils de Winston, ce qui la propulse au cœur du pouvoir politique de son pays. Elle sera toujours très proche de son beau-père même après son divorce de Randolph, un homme faible, alcoolique et flambeur. Ses amants se succèdent et se comptent à la pelle, Ali Khan, Gianni Agnelli, Élie de Rothschild, Maurice Druon, Stravros Niarchos, etc. Elle a une réputation sulfureuse de femme scandaleuse et sans scrupules, d'intrigante et de putain, de courtisanne des temps modernes ou de grande amoureuse, c'est selon. Elle s'accorde à ses amants qu'elle aime plus agés qu'elle, véritable caméléon qui se fond dans leur environnement, même si pouvoir, argent et politique sont presque toujours une constante de ses innombrables conquêtes. 
Elle adopte la nationalité américaine en 1971 et se rachète une respectabilité avec ses deux mariages américains qui la laisseront deux fois veuve, le premier avec Leland Hayward (1960-1971), le second avec Averell Hariman (1971-1986).
 
Autant j'avais aimé La Panthère de Stéphanie des Horts, autant je me suis ennuyée avec Pamela, non pas que son destin soit moins significatif mais parce que j'ai souvent eu l'impression de lire un inventaire plus qu'un roman, avec de longues listes des amants, des personnes cotayées en leur compagnie et des lieux fréquentés pour lesquels j'ai passé beaucoup de temps sur google afin de pouvoir associer des visages, des images voire quelques informations complémentaires pour mieux contextualiser ; le personnage et le roman y perdent nécessairement en fluidité et en profondeur. La lecture que j'avais faite de Les cygnes de cinquième avenue / The Swans of Fifth Avenue de Mélanie Benjamin m'a toutefois aidée à naviguer et à apprécier un peu mieux la partie New Yorkaise évoquant Babe Paley, Truman Capote et des événements mondains de l'époque. Le roman fait également allusion à d'autres personnalités traitées dans les romans de Stéphanie des Horts (Jeanne Toussaint, les soeurs Livanos, Jackie Kennedy, etc.). 
Globalement, l'écriture ne m'a pas particulièrement emballée, utilisant une alternance de la 1ere et de 3eme personne dans une narration au rythme très soutenu pour dérouler une vie peut-être trop bien remplie, très mondaine et dans l'entre-soi des lieux d'influence et de pouvoir.
 
Le portrait d'une femme vivant à l'excès, négligeant son fils, aimant les hommes dans la démesure en se moquant du qu'en dira-t-on, se consolant de l'un avec l'autre tout en gardant des liens de fidélité et d'influence avec ses ex .... un destin certes peu commun mais qui m'a finalement déçue dans la façon dont il a été traité dans ce roman.

Titre : Pamela
Auteur : Stéphanie des Horts
Première édition : 2017

vendredi 10 décembre 2021

Ce qu'ils n'ont pas pu nous prendre / Between Shades of Gray de Ruta Sepetys

 
Kaunas/Lituanie, 14 juin 1941, sous la houlette du redoutable NKVD, les forces d'occupation soviétiques lancent une raffle d'épuration, arrêtant sur leur lieu de travail et/ou chez eux des familles entières appartenant à l'intelligentsia locale, intellectuels, universitaires, professeurs, avocats, médecins, journalistes, artistes, bibliothécaires, etc. C'est ainsi que Lina, 15 ans, est cueillie à son domicile avec son petit frère Jonas, 10 ans, et sa mère Élena alors qu'ils sont sans nouvelles du père de la famille, doyen de l'université, pas encore rentré ce soir-là ; ils ont 15 minutes, pas une de plus, pour préparer chacun une valise. Sans ménagement, ils sont conduits vers un dépôt ferroviaire isolé où un train les attend. Entassés dans des fourgons à bestiaux avec des milliers d'autres personnes, ils y resteront enfermés plusieurs semaines dans des conditions épouvantables, en transit vers l'est, assistant à la mort des plus faibles, jetés et abandonnés le long des voies avant d'arriver à leur première destination, un kolkhoze misérable de l'Altaï ... qui paraîtra pourtant paradisiaque après leur transfert quelques mois plus tard à Trofimovsk situé aux confins de la Sibérie, au delà du cercle Arctique. 

Une épopée déshumanisante racontée par Lina, jeune fille à la personnalité bien trempée, une artiste qui canalise ses sentiments au travers de sa créativité en croquant scènes et personnages avec l'espoir de contacter son père Kostas et celui de garder témoignage. Un regard porté sur les autres révèlant leurs forces et leurs faiblesses à travers les épreuves avec toute une galerie de personnages : la jeune accouchée arrachée à l'hôpital alors que le cordon ombilical est à peine coupé, le chauve blessé pessimiste et grincheux, l'ancienne maîtresse d'école, Andrius et sa ravissante mère obligée de se prostituer pour protéger son fils, la petite fille à la poupée, les gardes cruels subissants eux aussi les événements, etc. 
Affamés, vivants dans des abris de fortune sans hygiène ni soins, soumis au chantage et au travail forcé, chacun essaye de survivre comme il peut, souvent avec égoïsme mais aussi avec un peu de lumière au fond du désespoir apportée par ceux qui, comme le magnifique personnage d'Élena, gardent intacte la bonté qui les caractérise, illuminant tous ceux avec lesquels ils sont en contact, débordant d'amour et capable de pardon. Il y a aussi les souvenirs des jours heureux qui s'invitent et permettent de tenir le coup ou l'organisation de moments rituels, Noël ou un anniversaire fêtés avec les moyens du bord.

Un roman très dur à rapprocher, en terme d'expérience, de ceux qui témoignent de la déportation des juifs par les nazis et des goulags sous la période stalinienne mais qui a pourtant le mérite d'éclairer un chapitre historique peu connu, celui de la déportation des populations des pays Baltes. En 1941, c'est un peu plus de 30% de la population de ces trois petits pays qui a été envoyée en Sibérie, des forces vives soumises à des épreuves inimaginables ; ceux qui ont pu revenir, 12 à 15 ans plus tard, l'ont fait dans des pays qui étaient encore sous la chappe soviétique si bien qu'ils n'ont pas pu témoigner et lorsque l'indépendance est enfin arrivée en 1991, le silence était bien installé et très peu l'ont fait. 
 
L'auteur est américaine mais ce sont les origines lituaniennes de son père qui ont servi de déclencheur pour l'élaboration de ce roman percutant qui, je l'espère, ouvrira la voie à d'autres sur ces pays un peu oubliés.
 
 Extraits du texte :
Nous nous trouvions dans un kolkhoze, une ferme agricole collective, et j'étais vouée à cultiver des betteraves. J'avais horreur des betteraves. 

Staline a déclaré au NKVD que les Lituaniens étaient l'ennemi. Le commandant et les autres officiers nous considèrent comme des inférieurs. 
Comprends-tu ? 

En 1991, après cinquante ans d'occupation, les trois pays Baltes ont retrouvé leur indépendance et, avec elle, la paix et la dignité. Ils ont préféré l'espoir à la haine et montré au monde qu'une lumière veille toujours au fond de la nuit la plus noire. (...) Ces trois minuscules nations ont appris au monde qu'il n'est pas de plus puissante arme que l'amour. Quelle que soit la nature de cet amour - qui peut aller jusqu'à pardonner à ses ennemis -, il nous révèle la force miraculeuse de l'esprit humain.

Titre anglais : Between shades of Gray
Titre français : Ce qu'ils n'ont pas pu nous prendre
Auteur : Ruta Sepetys
Première édition : 2011

mardi 7 décembre 2021

Les corps célestes / Celestial Bodies de Jokha Alharthi

 
Au sultanat d'Oman, dans le village d'Awafi, Maya prie et rêve penchée sur sa machine à coudre au jeune homme qu'elle a aperçu un jour et dont elle ne sait qu'une chose, il revient d'Angleterre où il a fait ses études. Mais celui qui la remarque c'est Abdallah, le fils du riche marchand du village ; il la demande en mariage à ses parents Azzane et Salimane qui ne peuvent qu'approuver un tel parti. Abdallah épouse donc Maya qui lui donne une fille qu'elle décide d'appeler Londres, puis deux garçons, Salem et Mohammad... mais pas son amour.
Dans leur entourage, il y a les deux sœurs de Maya, Asma l'intellectuelle et la belle Khawla qui épouseront respectivement Khaled le peintre et Nasser le profiteur ; il y a aussi le père d'Abdallah, Suleyman ainsi que Zarifa, sa mère de substitution, une ancienne esclave devenue servante et maîtresse. Une communauté où tout le monde se connaît, couvrant trois générations, constituée de bien d'autres personnages avec chacun son histoire, ses particularités, ses rêves, ses rancœurs et ses désillusions.

Encore un roman polyphonique mariant une multitude de voix parmi lesquelles celle d'Abdallah, un peu plus centrale et plus récurrente que les autres, son importance soulignée dans la narration par l'emploi du "je" par opposition à la troisième personne utilisée par ailleurs. Une partition permettant à chacun de jouer sa mélodie avec sa sensibilité pour offrir une image vivante de cette petite communauté omanaise en pleine transformation, marquée par le passage d'une société très traditionnelle à la modernité.
 
Des mariages et des naissances, des hommes et des femmes, des activités quotidiennes, des voyages, des sentiments, de la misère et de la richesse, des puissants et des dominés ... Ce roman, c'est la vie tout simplement, avec ses petits accrocs et ses secrets, la chronique d'une société et du temps qui passe. Une jolie fresque à la découverte d'une culture, entrouvrant un voile, attisant curiosité et intérêt pour ce petit sultanat d'Oman.
 
Nota : ce livre est le premier roman traduit de l'arabe en anglais à avoir reçu le prestigieux prix International Man-Booker ; son auteur - à suivre - est professeur de littérature arabe à l'université d'Oman. 
 
Extraits du texte :
Maya considérait que le silence était la chose la plus extraordinaire dont l'être humain soit capable. En se taisant, elle améliorait sa capacité d'écoute des autres, et quand elle en avait assez de leurs propos, elle prêtait l'oreille à son propre moi au milieu du silence. Ne pas dire un mot, c'était s'éviter de se causer du tort en raison de propos mal placés. 

Comme dit le proverbe : "les tuiles viennent de ce que tu sais, mieux vaut ne rien savoir si tu veux la paix." 

Le traité de Sib, conclu en 1920, avait divisé Oman en deux territoires, d'un côté l'Oman de l'intérieur, gouverné par l'imam, de l'autre Mascate et quelques zones littorales ralliées, dirigées par le sultan lui-même soutenu par les Anglais. 

Le mariage était ce certificat qui proclamait son statut de femme à part entière, son permis de passage dans le vaste monde déployé au-delà des limites de la maison. (...) Asma pensait à la maternité, aux habits neufs, aux danses des femmes, au fait qu'elle allait quitter sa maison, mais elle ne pensait nullement à Khaled, celui qui allai devenir son mari...

Titre français : Les corps célestes
Titre anglais : Celestial Bodies
Auteur : Jokha Alharthi
Première édition : 2018

dimanche 5 décembre 2021

La Malédiction des colombes / The Plague of Doves de Louise Erdrich

 
États-Unis - Dakota du nord

Pluto est une petite ville (imaginaire) édifiée aux temps des pionniers de la construction du chemin de fer, située à proximité d'une réserve indienne.
C'est là qu'à la fin des années 1960, Evelina et son frère encore enfants écoutent leur grand-père Mooshum, un vieil homme irrévérencieux et porté sur la bouteille, raconter ses histoires du passé aux versions régulièrement revisitées. Il n'y en a qu'une un peu à part, confiée une seule fois, celle du meurtre de toute une famille de fermiers, survenue 50 ans plus tôt, jamais élucidée mais pour laquelle quatre indiens de la réserve ont été lynchés sans autre forme de procès. Un épisode qui, à des degrés divers et sur plusieurs générations, a touché toute la communauté locale, blanche, indienne et/ou métis. 
 
Avec ce roman chorale dans lequel alternent les voix, les points de vues et les époques couvrant presque un siècle d'histoire, Louise Erdrich nous offre la chronique de ce petit coin perdu de l'Amérique marquée par un drame, avec ses communautés qui cohabitent, s'observent, se méprisent ou se fondent parfois au cœur d'une société rurale qui s'atrophie irrémédiablement. 
S'y côtoient une famille indienne, un juge tribal, un banquier détourneur de fonds passionné de philatélie, un prédicateur illuminé, des prêtres, une femme médecin, des vieilles dames avides de secrets et de confessions qui consignent et publient l'histoire locale dans une gazette, des témoins et/ou des descendants liés à "l'affaire" du meurtre et du lynchage, des honnêtes gens et d'autres pas. Tous ces personnages se révèlent à travers ce que les autres perçoivent d'eux et de leur vécu, il est question d'amour et de haine, de culpabilité et d'innocence, de cupidité, de religion, de racisme, de musique, d'éducation, d'un peu de tout ce qui fait la vie.
 
La construction du roman est déroutante au départ tant il semble partir dans tous les sens mais il faut se laisser guider, chaque chapitre se termine sur un élément qui semble annoncer le passage de relais pour le suivant, et il faut faire confiance au talent de l'auteur qui maîtrise parfaitement son art : chaque chapitre, chaque histoire, chaque secret est comme la touche du peintre qui, petit à petit, vient enrichir la toile pour donner forme à son oeuvre, un tableau qui ne se révèle pleinement qu'une fois achevé. Le livre maintenant refermé, je trouve qu'il est remarquablement composé, tout finit par s'imbriquer et à prendre sens, chaque détail a son importance (les timbres, le violon, etc.) et la dimension humaine de chaque personnage est rendue dans toute sa complexité, jamais tout noir ou tout blanc parce que les choses ne sont jamais aussi simples qu'elles paraissent et qu'il y en a toujours qui nous échappe si on ne prend pas en compte tous les points de vues. Un livre pour s'en laisser conter, bien écrit, riche et dense sur tous les plan, je suis séduite !
 
Auteur américaine aux origines amérindiennes revendiquées, Louise Erdrich a une bibliographie déjà conséquente mais je la découvre avec ce livre. Nul doute que je m'y intéresserai à nouveau car me voilà piquée !
 
Extraits du texte :
I saw that the loss of their land was lodged inside them forever. This loss would enter me, too. Over time, I came to know that the sorrow was a thing that each of them covered up according to their character - my old uncle through his passionate discipline, my mother through strict kindness and cleanly order. As for my grandfather, he used the patient art of ridicule. 
 
What men call adventures usually consist of the stoical endurance of appealing daily misery.
 
Freedom, I found, is not only in the running but in the heart, the mind, the hands. 

There are ways of being abandoned even when your parents are right there. 

When we are young, the words are scattered all around us. As they are assembled by experience, so also are we, sentence by sentence, until the story takes shape. 

The present was enough, though my work in the cemetery told me every day what happens when you let an unsatisfactory present go on long enough : it becomes your entire history.
I'd already picked my quote : the universe is transformation.
 
Titre français : La malédiction des colombes 
Titre original : The Plague of Doves
Auteur : Louise Erdrich
Première édition : 2008

mercredi 1 décembre 2021

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre de Julien Dufresne-Lamy

 Il faut accepter de ne pas comprendre les choses mais comprendre qu'elles existent. (...)
 On ne commente pas les catastrophes naturelles. On les vit. 
 
Dans la salle d'attente d'une clinique, Charlie, 16 ans, patiente avec sa mère pendant l'opération de quatre heures tant désirée par son père, dernière étape d'une transformation qui fera de lui, elle, Alice.    

Des chapitres très courts. Une alternance entre ce qui se passe dans la salle d'attente et le souvenir des deux années précédent l'opération au cours desquelles Charlie a secrètement tenu un journal de la transition de son père. Le champ lexical est largement emprunté à celui des séismes et des sciences, domaine de connivence entre Charlie et son père qui se défient depuis toujours à coup de symboles chimiques à identifier. Une approche finalement très factuelle, basée sur l'observation scientifique largement épurée des aspects psychologiques, parfois terriblement "chirurgicale"; quelques personnages comme la psychologue et/ou Marin(e) permettent d'apporter une touche une peu moins "clinique" à l'histoire mais la froideur de ton ne m'a finalement pas permis de m'attacher aux personnages faisant figure de témoins impuissants, ce qu'ils sont au fond.
 
Le roman n'en reste pas moins très documenté et subtil, presque un témoignage, et on tourne rapidement les pages, bien écrites et agréables à lire. 
Chaque parcours est bien évidemment individuel et par définition différent, tout comme le choix de l'approche littéraire : celle choisie par Julien Dufresne-Lamy ne m'a pas complètement séduite mais elle est pertinente et complémentaire pour enrichir d'autres lectures, comme celle, toute en délicatesse, de Léonor de Recondo qui abordait la même thématique dans Point Cardinal.
 
Du même auteur, voir aussi :

Sur le même sujet, voir aussi :

Titre : Mon père, ma mère, mes tremblements de terre
Auteur : Julien Dufresne-Lamy
Première édition : 2020