mercredi 30 septembre 2020

L'apiculteur d'Alep / The Beekeeper of Aleppo de Christy Lefteri

 
Where there are bees there are flowers, and where there are flowers there is a new life and hope. 
 
À Alep, en Syrie, les ruches, les abeilles, leur miel et leurs produits dérivés sont toute la vie de Nuri et de son cousin Mustafa, apiculteurs passionnés, l'un maître des aspects pratiques, l'autre professeur d'université spécialiste du sujet, plein d'idées, plus visionnaire. Nuri est marié à Afra, artiste peintre qui vent ses tableaux vibrants sur le souk d'Alep ; ils sont parents d'un garçonnet, Sami. Mustafa est marié à Dahab avec laquelle il a un garçon et une fille, Firas et Aya. 
 
Deux familles pleines de projets, qui coulent des jours heureux jusqu'à ce que la guerre vienne transformer leur quotidien de façon irrémédiable. Mustafa anticipe et envoie sa femme et sa fille en Angleterre en attendant de régler leurs affaires mais les choses se précipitent lorsqu'un matin, Nuri et Mustafa découvrent leurs champs, les ruches et leurs abeilles carbonisés, leur entreprise dévastée. Il est temps de partir mais il faut temporiser pour retrouver Firas qui a disparu et parce qu'Afra ne veut pas quitter Alep, elle a perdu la vue. Finalement Mustafa part le premier. Nuri et Afra finiront par suivre lorsqu'il n'y aura pas d'autre alternative. 
 
Commence alors l'exode pour rejoindre l'Angleterre avec d'abord le passage de la frontière entre la Syrie et la Turquie, le périple jusqu'à Istanbul puis la traversée épique vers la Grèce, réfugiés sur une île puis à Athène. 
 
L'histoire est racontée par la voix de Nuri. Il est réfugié avec Afra en Angleterre, dans un bed & breakfast avec d'autres exilés venus d'un peu partout et ils préparent leur dossier de demande d'asile qui sera soumise aux autorités locales. 
Des mots - bronze, Alep, nuit, Istanbul, la mer, feu, les vagues, etc. - servent transition entre les chapitres, fin de l'un, début de l'autre, éléments déclencheurs de flashbacks qui renvoient Nuri à toutes les étapes du chemin de l'exil.
 
Un roman construit tout en pudeur, sans jamais trop en rajouter même si on perçoit toute la force des traumatismes, de la peur et de la douleur. L'auteure joue sur la notion toute relative de la "vision" : il y a la cessité d'Afra qui, avec sa sensibilité d'artiste, parvient malgré tout à percevoir les choses alors que Nuri qui est le témoin direct de tant de souffrances ferme volontairement les yeux pour ne plus les voir et s'en préserver ... Mais pour protéger Afra et avancer, il doit être celui qui est fort, alors il faut vivre avec les combines, les accomodements avec sa conscience, les cauchemars, les fantômes en faisant abstraction de l'insupportable : mais à quel prix ? Comment l'amour, l'espoir et la raison peuvent-ils résister quand tout s'écroule autour de soi ? 
 
Un roman qui parle avec beaucoup d'humanité de ce couple de réfugiés poussé à l'exil par le désespoir, parce qu'il n'y a plus d'autre choix, malgré l'incertitude et les dangers qu'ils vont devoir affronter ; une histoire d'amour et de résilience. 
L'auteure est elle-même la fille de réfugiés chypriotes installés en Angleterre où elle a grandi ; elle a par ailleurs été bénévole pour une organisation humanitaire avec laquelle elle a oeuvré à Athènes auprès de refugiés dont les histoires nourrissent avec sensibilité ce roman... Quant aux abeilles, elles servent de fil rouge à l'histoire et forment un sujet bien documenté en lui donnant une dimension supplémentaire particulièrement éducative.
 
Un premier roman plutôt réussi.
 
Extraits du texte : 
In Syria there is a saying : inside the person you know, there is a person you don't know. 

I cried in my palms. I pressed my palms against my eyes. I wished I could take it away what I saw. I wanted to take it all away. 

I had forgotten that buildings could still stand, that there was a whole world out there that was not destroyed like Aleppo.

Istanbul felt like a place of waiting, but Athens was a place of stagnant resignation. 

What does it mean to see ?
 
Titre anglais : The Beekeeper of Aleppo
Titre français : L'apiculteur d'Alep
Auteur : Christy Lefteri
Première édition : 2019

samedi 26 septembre 2020

Crime d'honneur / Honour de Elif Shafak

 
Crime d'honneur / Honor est un roman polyphonique dont les différentes voix nous font voyager dans le temps et l'espace, entre Angleterre et Turquie, auprès de trois générations d'une famille d'origine turco-kurde ayant émigrée à Londres, la famille Toprak. 

Par la voix d'Esma, on apprend dès le début du livre que son frère Iskander va bientôt sortir de prison après 14 ans de réclusion pour le meurtre de leur mère Pembe, un "crime d'honneur" dont on va découvrir la genèse au fil des pages : une histoire familiale pleine de drames, entravée de règles, de superstitions, de secrets, d'amours déçues, de non-dits et d'êtres en perdition coincés entre deux cultures, soumis au poids de la tradition et des convenances.
 
Une histoire plus complexe qu'on ne le croit autour de Pembe, née dans un village kurde de Turquie en 1945,
8ème fille de Naze, désespérée de ne donner naissance qu'à des filles, 
jumelle de Jamila, la "sage-femme vierge" un peu sorcière restée au village,  
épouse d'Adem, joueur invétéré élevé par un père alcoolique abandonné par sa femme, 
mère de Iskander, d'Esma et de Yunus aux caractères bien définis :
 
While Iskender craved to control the world, 
and Esma to change it once and for all, 
Yunus wanted to comprehend it all. 
 
Les chapitres s'enchaînent, chaque voix a son propre mode d'expression et son tempo, le texte est bien rythmé : on passe des écrits d'Iskender rédigés à la prison de Shrewbury aux rues de Londres - à la maison, dans la boutique de l'oncle Tariq, dans un squat dont Yunus est la mascotte, etc. - avant de partir sur les rives de l'Euphrate ou l'appartement d'istanbul avant l'émigration, on saute des années 1970 à la fin des années 1940 en passant par les années 1950 et 1960.
 
Petit à petit, Elif Shafak décortique les aspirations, les disfonctionnements, les failles et les faiblesses de chacun, tous les éléments qui conduisent à cette tragédie familiale et aux espoirs qui peuvent encore subsister après. Outre l'ambiance familiale, sociale et sociétale des époques, il émane d'entre les lignes des couleurs, des odeurs et des goûts, sorte de marque de fabrique de l'auteure qui prend plaisir à parsemer plats et saveurs dans ses romans. 
 
C'est le troisième roman d'Elif Shafak que je lis et que j'aime : cette auteure nomade d'origine turque démontre des qualités indéniables de conteuse sur des sujets à chaque fois très différents, abordés dans leur globalité, un peu sous tous les angles, d'un ton juste et de façon ambitieuse et originale, sans faute... Ou pour rester dans un registre cher à l'auteure : "cheffe épistolaire", Elif Shafak sait choisir et combiner les meilleurs ingrédients, mitonner chacune de ses recettes à la perfection pour concocter des délices pleins de saveurs !   
 
Piquant et épicé à souhait, à savourer !
 
Du même auteur, voir aussi :
 
Extraits du texte :
Women were made of the same lightest fabric (...)whereas men were cut of thick, dark fabric. That is how God had tailored the two : one superior to the other. As to the why He had done that it wasn't up to human being to question. What mattered was that the colour black didn't show stains, unlike the colour white, which revealed even the tiniest speck of dirt.

Women did not have honor, instead they had shame.

There are two things in this world that make a man out of a boy. 
The first is the love of a woman. The second is the hatred of another man.

The honour of the family is deemed to be more important than the happiness of its individuals. 

Like many expatriates, Mum, too, had a selective memory. Of the past she had left behind, she would reminisce mostly, if not solely, about the good things : the warm sunshine, the pyramids of spices in the market, the smell of seaweed in the wind. The native land remained immaculate, a Shangri-La, a potential shelter to return to, if not actually in life, at least in dreams.

 Of the past they share together, children never remember the same bits as their parents.
 
In Britain the dislike of foreigners always catches me off guard (...) 
Racism is not part of daily life, as it is in some other countries I hear about. It is subtle and always polished. 
It is not about your skin colour or your religion, really. It is about how civilized you are.
 
Not everyone understand this, but their honour was all that some men had in this world (...) The less means a man had, the higher was the worth of his honour. 
 
We learn from differences, not from sameness.
 
I suppose it never ends this sibling rivalry. You compete for your parents' love, even when they are no longer here.
 
Titre original : Honour
Titre français : Crime d'honneur
Auteur : Elif Shafak
Première édition : 2012 

vendredi 25 septembre 2020

Yoga sans dégâts du Dr Bernadette de Gasquet et Jean-Paul Bouteloup

 

Voici un bon livre de référence pour les adeptes du yoga, pas tellement pour la lecture que l'on peut en faire en soi mais plutôt dans une optique de pratique et d'expérimentation afin de reprendre un certain nombre de "basiques" sur lesquels on n'est malheureusement pas toujours suffisamment sensibilisé dans un cours collectif. 
 
Un livre qui "dormait" dans ma bibliothèque et que j'ai rouvert, décortiqué, annoté et surtout utilisé pour mieux comprendre, percevoir et intégrer certains mouvements de base et asana au moment d'un retour sur le tapis!
 
Rédigé par des professeurs de yoga dont l'un est aussi médecin, les auteurs partent de la biomécanique pour expliquer le pourquoi des mauvaises postures et le comment adopter les bonnes afin d'en tirer tous les bénéfices. Ils donnent quelques règles simples à comprendre, des piliers essentiels et faciles à adopter. 
Par exemple :   
Ne jamais rapporcher les ceintures (épaules, bassin)
Etirer un côté sans raccourcir l'autre. 

Le livre reprend d'abord les cinq placements simples de base : les positions assises, à quatre pattes, couchées, accroupies et debout. Il aborde ensuite les questions de la respiration, de l'auto-agrandissement - en passant par la nuque, les mouvements de têtes, le périnée et les abdominaux - des flexions, des inflexions latérales, des torsions et des inversions.
 
L'ensemble est illustré de nombreuses photos montrant précisément ce qu'il ne faut pas faire et ce qu'on recherche; l'approche de chaque mouvement passe par ses bénéfices, les erreurs habituelles, les risques et les contre-indications, les bons aménagements, les étapes pour bien se placer avec au passage quelques "astuces". 
Un chapitre final décrit quelques postures originales, spécifiques à Jacques Thiébault, maitre cité en référence tout au long du livre. 

La pratique du yoga demande de l'humilité et ce retour "pas à pas" à quelques notions de base m'ont semblé tout à fait bénéfiques pour la "bonne pratique" que je peux faire de cette discipline quotidienne.
 
Titre : Yoga sans dégâts
Auteurs : Dr Bernadette de Gasquet et Jean-Paul Bouteloup
Première édition : 2015
 

mercredi 23 septembre 2020

Soufi, mon amour / The Forty Rules of Love de Elif Shafak

 

A bientôt quarante ans, Ella Rubinstein mène une vie tranquille et bien rangée dans sa maison du Massachussetts, entourée de son mari, de ses trois enfants et de son vieux golden retriever. Elle débute une activité de lectrice pour une maison d'édition qui lui a confié le manuscrit d'un auteur inconnu, Aziz Z.Zahara, Sweet Blasphemy / Doux Blasphème. La découverte de ce texte et la correspondance électronique qu'elle initie avec l'auteur font étrangement écho à sa propre vie et la pousse à se poser des questions soigneusement évitées jusque là, sur son mariage, sa vie, ses aspirations.
 
En paralèlle de l'histoire d'Ella et par altenance de chapitres, le livre nous transporte au 13ème siècle, sur les traces de Sham de Tabriz, derviche itinérant, et de Rumi, leader spirituel, intellectuel brillant qui deviendra un poète célébré à travers les siècles. Deux personnages extraordinaires qui vont se trouver et se nourrir spirituellement l'un de l'autre au travers d'une amitié exceptionnelle. Une histoire à voix multiples pour varier les points de vues, à charge ou à décharge, celles de Sham et de Rumi mais aussi de son épouse, ses enfants, un ivrogne, une prostituée, un sultan, un soldat, un moine, un novice, etc.

Après la batarde d'Istanbul / The Bastard of Istanbul, j'avais envie de re-piocher dans la bibliographie d'Elif Shafak et suis définitivement séduite par cette auteure d'origine turque en refermant Soufi, mon amour / The forty Rules of Love. Ce roman organisé en cinq parties associées aux éléments - la terre, l'eau, le vent, le feu, le vide - nous plonge au coeur du soufisme, branche de l'islam axée sur les plendeurs de l'amour, le refus des conventions, le moment présent, l'observation, la tolérance, la sérénité, la sincérité, etc. 
Il aborde avec brio un sujet universel hors du temps, celui de l''Amour" (avec un grand"A"), au travers de l'amitié de ces deux personnages de légende tirés des limbes de l'Histoire et auxquels l'auteure donne un souffle moderne de vérité. Au regard des leçons de vie qu'ils apportent, l'histoire d'Ella et Aziz en devient presque mineure et anecdotique malgré l'effet miroir qu'elle est sensée apporter au roman.
 
Un texte magnifique qui ouvre l'esprit et le coeur, un voyage spirituel qui pousse à la réflexion : une perle rare de la littérature mondiale. 
♥♥♥       
 
Extraits du texte (une sélection difficile à faire) : 
Isn't connecting people to distant lands and cultures one of the stength of good literature ?
 
I began to compile a list that wasn't written down in any book, only inscribed in my soul. This personal list I called The Basic Principles of the Itinerant Mystics of Islam. To me they were as universal, dependable, and invariable as the laws of nature. Together they constituted the Forty Rules of the Religion of Love (...) One of those rules said, The Path to the Truth is a labor of the heart, not the head. Make your heart your primary guide. NOT your mind! Meet, challenge, and ultimately prevail over your nafs with your heart. Knowing your self will lead you to the knowledge of God.
 
"The sharia is like a candle,"  said Sham of Tabriz. "it provides us with much valuable light.But let us not forget that a candle helps us go from one place to another in the dark. If we forget where we are headed and instead concentrate on the candle, what good is it ?"
 
Some people make the mistake of confusing "submission" with "weakness", whereas it is anything but. Submission is a form of  peaceful acceptance of the terms of the universe, including the things we are currently unable to change or comprehend. 
 
You can study God through everything and everyone in the universe, because God is not confined in a mosque, synagogue, or church. But if you are still in need of knowing where exactly His abode is, there is only one place to look for Him : 
in the heart of a true lover.
 
His name is Mawlana Jahal as-Din but he often goes by the name Rumi (...) Rumi has the quality very few scholars ever had: the ability to dig deep below the husk of religion and pull out from its core the gem that is universal and eternal.
 
Patience does not mean to passively endure. It means to be farsighted enough to trust the end result of a process. What does patience mean ? It means to look at the thorn and see the rose, to look at the night and see the dawn. Impatience means to be so shortsighted as to not be able to see the outcome. The lover of God never runs out of patience, for they know that time is needed for the crescent moon to become full. 
 
 There are more fake gurus and false teachers in this world than the number of stars in the visible universe. Don't confuse power-driven, self-centered people with true mentors. A genuine spiritual master will not direct your attention to himself  or herself and will not expect absolute obedience or utter admiration from you, but instead will help you to appreciate and admire your inner self. 
True mentors are as transparent as glass. They let the light of God pass through them. 

The whole universe is contained within a single human being - you.

You think I am a religious man. But I am not. 
I am spiritual, which is different. Religiosity and spirituality are not the same thing.

I am a Sufi, a child of the present moment. 

Sufis love God simply because they love Him pure and easy, untainted and non negotiable.
Love is the reason. Love is the goal. (...)
Love cannot be explained. It can only be experienced.
Love cannot be explained, yet it explains all. 
 
Titre anglais : The forty rules of love
Titre français : Soufi, mon amour
Auteur : Elif Shafak
 Première édition : 2010

vendredi 18 septembre 2020

Les cygnes de la cinquième avenue / The Swans of Fifth Avenue de Melanie Benjamin

 

Truman and Babe. Darkness and light, elegance and impudence. Beauty and brains, heart and soul.
Together.
 
Sur trois décennies - années 1950-1970 - petite incursion dans le monde très select de la haute société new-yorkaise au travers de ce roman bâti autour d'une histoire vraie, celle de l'écrivain Truman Capote, chéri de ses dames très mondaines qu'il appelait "ses cygnes" et de sa surprenante amitié amoureuse avec Babe Paley, la plus parfaite de ces cygnes.  
 
 Babe Paley has only one fault - she's perfect. Other than that, she's perfect.
 
Auteur de Breakfast at Tiffany / Petit-déjeuner chez Tiffany  et de In Cold Blood / De sang-froid, ses plus grands succès, Truman Capote est un peu celui par qui le scandale arrive et qui, après être passé au firmament se retrouvera complètement ostracisé "pour trahison" par ceux qui l'ont porté aux nues et toléré dans leur monde pendant des années. 
Un personnage complexe, petit, efféminé, homosexuel assumé, clown écorché, tout à la fois séducteur, conteur, champion de la formule, amuseur public un peu bouffon, confident avide des cancans et des secrets qu'il sait susciter. Petit provincial surdoué en mal d'amour, il a su se frayer un chemin jusqu'aux sommets, jusqu'aux dames "de la haute" qui lui ouvre leur monde, y compris celui de leurs époux qui ne voient aucune menace en lui du fait de son inclinaison sexuelle tout en s'amusant de ses facéties.    
 
Epouse de William Paley, patron fondateur de CBS, Babe Paley incarne quant à elle la "trophy wife" américaine dans toute sa splendeur : LA femme mondaine qui cultive et perfectionne sans cesse son capital beauté, une épouse, une mère et une amie parfaite en tout. Elle a été élevée pour ça, pour briller en société, pour décrocher le meilleur parti possible - celui assure la position sociale et familiale, le nom, l'argent - et c'est un modèle du genre, LA référence : jamais elle ne dit du mal d'autrui, c'est une icone de la mode, du style et du bon goût, une habituée des pages people des magazines, une maîtresse de maison qui anticipe tous les besoins de ses hôtes dans ses différentes résidences, et elle semble mener sa vie à la perfection, dans tous les domaines.   
 
Au premier abord, l'amitié de Babe Paley et de Truman Capote n'a rien d'évident et peut surprendre, une vraie touche d'excentricité dans un univers lissé parfaitement contrôlé ... mais finalement elle se comprend car tous deux sont victimes de leur image : deux acteurs en représentation permanente, prisonniers de leurs rôles, qui trouvent du réconfort l'un auprès de l'autre, pas dupes lorsqu'ils se reconnaissent et peuvent enfin laisser tomber le masque pour reprendre une bouffée d'oxygène et partager cette humanité qui étouffe, si fragile, bien préservée du regard des autres mais qui ne demande qu'un reflet dans le miroir d'une âme soeur pour exister. 

Un roman éblouissant, très documenté, tout en finesse et en intimité pour redonner vie non seulement à ces deux personnages qui prennent véritablement corps et âme mais aussi à tous ceux qui les entourent, toute une époque, un milieu, une ambiance ... 
Melanie Benjamin a essayé de comprendre ce qui pouvait bien se cacher derrière les images de papier glacé de l'époque, cette étrange amitié et surtout, ce qui est parfois qualifié de "suicide social de Truman Capote" lorsqu'ils publie dans Esquire de La Côte Basque, 1965, un chapitre-extrait annonçant son roman Prières exaucées jamais achevé, un texte qui lui fermera définitivement les portes du monde qu'il pensait pourtant lui être acquis ; combinant enquête et imagination, l'auteure nous offre une magnifique histoire, bien écrite et intéressante car bien sûr, pour ne rien gâcher, au travers de ces biographies passionnantes, on apprend plein de choses au passage. 
 
Ainsi, si le nom de Truman Capote ne m'était pas totalement inconnu, j'aurais été bien en mal de citer l'une de ses oeuvres. Avec la publication de In Cold Blood / De sang-froid, roman basé sur un fait divers sur lequel il a enquêté pendant plus de 5 ans, il est pourtant celui qui se targait d'avoir inventé un "genre nouveau", celui du roman basé sur des faits réels (nonfiction novel). Au titre des anecdotes, on apprend également qu'il apparait sous les traits d'un personnage du roman Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur / To kill a mockingbird dont l'auteur, Harper Lee, était une amie d'enfance . Quant aux préparatifs de son grand bal masqué Noir et Blanc, grand événement mondain organisé en 1966 au Plaza hotel de New-York, les détails sont particulièrement croustillants, dignent de tous les Voici et Gala réunis !
Il ne faut pas oublier le monde de Babe et des autres cygnes, tout aussi fascinant ... voire pathétique et affligeant ... car à toujours vouloir briller, c'est toute une part d'humanité qu'il faut sacrifier, l'âme amputée de la spontanéité et de l'authenticité.   
  
Extraits du texte : 
That was the difference between them, because she needed only Truman's love, and he needed the world's.

All the money in the world couldn't (...) stop the ravages of time and regret. And that was the secret, the wonder of Truman (...)Truman made them forget all that. He had amused them. Their husbands didn't want to talk to them. They grew bored talking to one another, these glorious creatures, for they were all the same. Blond, brunette, tall, short, European or Californian, they were the same ; only the exteriors were different. And they devoted their lives to maintaining this difference, striving to shine, to be the jewel who stood out. Yet at night, they took off the diamonds and gowns and went to empty beds resigned to the fact they were just women, after all. Women with a shell life. 
 
And the ball, that glorious Black and White Ball when they were so exquisite, so rare adn coveted, that was their summit. Everyone's summit - New York's summit. 
 
Titre original : The Swans of Fifth Avenue
Titre français : Les cygnes de la cinquième avenue
Auteur : Melanie Benjamin
Première édition : 2016

mercredi 16 septembre 2020

Frangines de Adèle Bréau

 

C'est l'été et comme chaque année, les trois soeurs Carpentier vont se retrouver à La Guarigue, la maison familiale de Saint-Rémy-de-Provence où vit maintenant à plein temps leur mère Jeanne, à la retraite. 
 
Louise, la plus jeune des trois filles, la "petite dernière" avec un écart d'âge relativement important avec ses deux "grandes soeurs" est infirmière, célibataire d'un naturel anxieux, dévouée à ses patients et à sa mère à proximité de laquelle elle est installée ; bien que ses vacances commencent, elle reste investie dans son travail et s'est engagée à visiter chaque jour une vieille patiente aux alentours. 
 
Mathilde, l'aînée, mariée, ancien petit rat de l'opéra, mère de Pia et de Paul, arrive de Paris où elle tient un studio de yoga après plusieurs années passées sans travailler, 
 
Elle qui a été longtemps "la fille qui ne travaille pas". Celle qu'on interroge jamais, hormis à propos des enfants. 
 
Eblouissante, dominatrice, bourgeoise perfectionniste à la limite de la caricature, Mathilde mène son monde à la baguette. Violette est sa complice mais elle a une relation difficile avec sa mère alors qu'elle était la plus proche de leur père. 
 
Violette, la seconde, est la plus "écorchée". Divorcée de Michel qui la dominait et la terrorisait intellectuellement dans un mariage toxique ; elle est la mère de Clarisse, petite-fille très complice de sa grand-mère. Elle quitte une carrière d'avocate pour se reconvertir dans la poterie et va présenter son nouvel ami Jérôme à la famille. 
 
Au son des cigales, sous le soleil estival, autour de la piscine et de la table familiale de La Garigue, la mère et ses filles retrouvent rapidement leurs repères, chacune dans le rôle qui lui est depuis toujours imparti. Mais à la suite de plusieurs événements, on va en savoir plus, la façade des convenus va se briser et se morceler. Dans cette histoire de femmes, de soeurs, de famille, les sujets soigneusement évités pour ne pas fâcher ainsi que les secrets les mieux gardés vont enfin être découverts et partagés, crevant une bonne fois pour toutes les abcès en souffrance.
 
Un roman-livre d'été idéal pour la plage ou le bord de la piscine, imprégné de bons sentiments et d'une bonne touche de feel-good. A coup de petites touches plutôt bien rendues, les rapports des unes avec les autres se dessinent pour révéler la fragilité et les travers de chacune, les connivences, les rivalités et les conflits larvés. Quelques raccourcis parfois un peu trop faciles, notamment à la fin du livre et finalement, une histoire de famille qui m'a rappelé L'esprit de famille de Jeanine Boissard, lu il y a bien des années et dont j'ai pour tout dire surtout gardé "une ambiance" plus que les détails. 
Bref, une petite parenthèse de lecture dans l'air du temps, très féminine, facile et gentillette.          
    
Extraits du texte :
Les jeunes d'aujourd'hui n'ont semble-t-il d'autre obsession que s'éloigner de leur famille, de parcourir le monde en avion au détriment de cette planète qu'ils s'escriment paradoxalement à protéger. 

Entendre ce grand gaillard appeler cette vieille femme "maman" l'émeut plus que de raison. Elle a immédiatement la vision du petit garçon qu'il a été, regardant cette femme belle, jeune et forte avec toute l'admiration que les gamins ont pour celle qui leur a donné la vie. Des décennies plus tard, les voilà réunis dans cette chambre de la région de l'enfance, lui au chevet de celle qui avait pour mission de le protéger. Les rôles sont inversés. 

C'est toujours ceux qui ne font rien qui se permettent de donner leur avis. 

Certaines de ses amies, qu'elle a encore au téléphone, ont choisi de mettre sur "pause' leur existence pour ne plus vivre que dans le passé, et dans le présent monotone, un quotidien résigné à gêner le moins possible leurs enfants, à se faire toutes petites pour ne pas encombrer une société dans laquelle elles ne pensent plus avoir de place. 

Ca fait dix ans que je n'ai plus vu mes trois fils en même temps.
Ils se retrouveront à mon enterrement. C'est idiot la vie, vous ne trouvez pas ?
Titre : Frangines
Auteur : Adèle Bréau
Première édition : 2020

dimanche 13 septembre 2020

Les huit montagnes de Paolo Cognetti

C'est dans le souvenir que se trouve le plus beau refuge.
 
L'amitié de Pietro et de Bruno nait à Grana, dans les montagnes italiennes du val d'Aoste, lorsqu'ils ont onze ans. Le premier est un garçon de la ville qui passe tous ses étés dans ce coin perdu avec ses parents, il est celui qui vient et qui part. Le second est le dernier des enfants de ce village oublié plus ou moins à l'abandon, un enfant de la montagne, celui qui reste. 
Chaque année, ils se retrouvent, courent, explorent la montagne, ses forêts, ses torrents, ses alpages, ses galeries de mines abandonnées, un espace infini de découverte et de liberté. Et puis, comme un rituel, le père de Pietro les emmène chaque été sur un glacier ; c'est un grand marcheur, taiseux, toujours en quête de nouveaux sentiers et de sommets, qui a besoin de se ressourcer dans ces montagnes après ses mois passés à l'usine milanaise qui l'emploie. 
Sa mère aussi aime cette période estivale même si elle préfère le niveau de la forêt aux sommets ; elle est assistante sociale et se bat toujours pour le bien des autres, notamment pour l'éducation de Bruno qu'elle a pris sous son aile.    
 
Peut-être ma mère avait-elle raison, chacun en montagne a une altitude de prédilection, 
un paysage qui lui ressemble et dans lequel il se sent bien.  
 
Une fois étudiant, Pietro s'affranchit de sa famille, de son père surtout car il reste proche de sa mère avec laquelle il correspond très régulièrement. 
 
C'était ma mère qui nous donnait des nouvelles l'un de l'autre, 
habituée qu'elle était à vivre parmi les hommes qui ne se parlaient pas. 
 
Le temps passe et ce n'est finalement que vingt ans plus tard, après la mort de son père que Pietro revient à Grana où il retrouve Bruno et reçoit en héritage un refuge abandonné, isolé sur les hauteurs, au bord d'un lac ... 
 
Organisé en trois parties - Montagne d'enfance, La maison de la réconciliation, L'hiver d'un ami - ce roman iniatique emporte le lecteur au coeur de la montagne dont l'auteur, déploie toute la richesse, la diversité, la beauté mais aussi sa rudesse parfois implacable ou imprévisible : la forêt et les alpages, verdoyants l'été, couverts de neige l'hiver, les torrents, les sources et les lacs aux couleurs changeantes, l'univers minéral des roches et des glaciers, les animaux sauvages... Si Grana est un village imaginaire, la région alpine du Mont Rose ne l'est pas et constitue l'élément central autour duquel gravitent les personnages.    

Ce roman initiatique et de filiation nous livre une histoire presque sans histoire ... mais tellement belle et tout simplement bouleversante !
Un texte rare, magnifiquement évocateur, plein de ses montagnes, plein du fossé père-fils, plein de cette amitié indissoluble, jouant avec nos émotions, des joies et de l'innocence de l'enfance à une tristesse infinie, une douleur indicible. ♥♥♥  

De mon père j'avais appris, longtemps après avoir arrêté de la suivre sur les sentiers, que dans certaines vies il existe des montagnes auxquelles il est impossible de retourner. Que dans les vies comme la mienne ou la sienne, il est impossible de retourner à la montagne qui est au centre de toutes les autres, et au début de l'histoire de chacun. 
Et qu'il ne reste qu'à errer sur les huit montagnes à celui qui, comme nous, sur la première et la plus haute, a perdu un ami. 
 
 
Tirés du texte :
Si l'endroit où tu te baignes dans un fleuve correspond au présent, pensai-je, dans ce cas l'eau qui t'a dépassé, qui continue plus bas et va là où il n'y a plus rien pour toi, c'est le passé. L'avenir, c'est l'eau qui vient d'en haut, avec son lot de dangers et de découvertes. Le passé est en aval, l'avenir en amont. Voilà ce que j'aurais dû répondre à mon père. Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes. 
 
Ce qui est beau avec les lacs alpins, c'est qu'on ne s'attend jamais à les trouver si on ne sait pas qu'ils sont là, on le les voit pas tant que l'on n'a pas fait le dernier pas, on dépasse la berge et là, sous les yeux, c'est un paysage nouveau qui s'ouvre. 

J'avais déjà intégré ce que mon père n'avait jamais voulu accepter, à savoir que nul ne peut faire comprendre les sensations éprouvées là-haut à celui qui n'est pas sorti de chez lui. 

L'avenir m'éloignait de cette montagne d'enfance, c'était triste, et beau, et inévitable.
 
J'avais appris à poser les questions des adultes, en demandant une chose pour en savoir une autre. 
 
Je commençais à comprendre ce qui arrive à quelqu'un qui s'en va : les autres continuent de vivre sans lui. 
 
Si je vais vivre dans les bois, personne ne me dira rien. Si une femme le fait, on la traitera de sorcière. Si je me taisais, quel problème ça ferait ? Je ne serais qu'un homme qui ne parle pas. Une femme qui ne parle plus est forcément à moitié folle.  
 
C'est bien un mot de la ville, ça, la nature. Vous en avez une idée si abstraite que même son nom l'est. Nous, ici, on parle de bois, de torrrent, de roche. Autant de choses qu'on peut montrer du doigt, qu'on peut utiliser. Les choses qu'on ne peut pas utiliser, nous, on ne s'embête pas à leur chercher un nom, parce qu'elles ne servent à rien.
 
Il faut faire ce que la vie t'a appris à faire. Si t'es très jeune, à la rigueur, tu peux peut-être encore changer de route. Mais à un moment donné, il faut arrêter de se dire : bon, ça je suis capable de le faire, ça pas. Et je me suis deandé : de quoi je suis capable, moi ? Moi, je sais vivre en montagne. QU'on me mette là-haut tout seul, et tu verras que je m'en sors. C'est pas rien quand même, non ? Eh bien il m'a fallu attendre quarante ans avant de comprendre que ça n'était pas donné à tout le monde. 
 
Titre : Les huit montagnes
Auteur : Paolo Cognetti
Première édition : 2016

vendredi 11 septembre 2020

Il était une lettre / The Letter de Kathryn Hughes

 

Chrissie's story reflects the suffering of over 30'000 girls, many of whom still bear the scars to this day.
 
Royaume Uni.
 
Tina est mariée à un homme violent et abusif, buveur et joueur invétéré. Pour échapper à son emprise, elle s'évade le week-end en donnant un coup de main comme vendeuse bénévole dans une boutique caritative. Un jour, dans un vieux veston, elle trouve une lettre scellée et affranchie mais jamais postée. Intriguée, la jeune femme ouvre la missive : c'est une demande en mariage adressée à une certaine Chrissie, datée de septembre 1939 ...  Emue par cette lecture, Tina va tout faire pour essayer d'en retrouver la destinataire.
 
Un premier roman qui décline deux histoires dans une, celle de Tina d'une part, empêtrée dans un mariage désastreux, oscillant entre espoir et désespoir, et celle de Chrissie, son grand amour brisé par l'intransigeance d'un père et l'Histoire, au moment de l'entrée en guerre du pays. Sur les pas de Tina qui se débat dans les atermoiement de sa vie personnelle tout en menant l'enquête, on voyage dans le temps entre deux époques, et dans l'espace, de Manchester à l'Irlande en passant par le Canada.

Le scénario ainsi jeté, on pourrait craindre le roman facile à l'eau de rose (ce qu'il ne manque pas d'être par certains côtés) mais l'intrigue est plutôt bien montée et je me suis finalement laissée prendre par le récit. J'ai particulièrement apprécié l'éclairage donné à toute la partie irlandaise abordant le sort des filles-mères "accueillies" contre services dans les couvents catholiques soucieux de leur apporter la rédemption, dans une "opacitée bienveillante" intransigeante. 
 
Un premier roman assez prometteur, avec sa part d'ombres et son "happy ending", romantique à souhait, pour passer un bon moment.  
 
Titre français : Il était une lettre
Titre original : The Letter
Auteur : Kathryn Hughes
Première édition :2013

mercredi 9 septembre 2020

Les dames de Kimoto / The River Ki de Sawako Ariyoshi

 

Japon, fin du XIXè siècle aux années 1950

Hana a 20 ans lorsqu'elle quitte sa grand-mère Toyono qui l'a élevée, pour se marier. Après les derniers rituels au temple, elle descend la rivière Ki en grande pompe pour rejoindre la famille du mari qui a été choisi pour elle, un propriétaire terrien, l'aîné d'une famille, un bon parti. Nous sommes à la fin du XIXè siècle à une époque charnière car le Japon est entré dans l'ère Meiji en faisant le choix de la modernité et Hana, une enfant de son temps, a tout à la fois fréquenté l'école secondaire et reçu une éducation classique pour maitriser les arts ménagers et artistiques - littérature, musique, cérémonie du thé, etc. Calme, diplomate, respectueuse des traditions, Hana se met au service de sa nouvelle famille, de la carrière de son mari, moins cultivé qu'elle mais prometteur et dévoué à sa région. 

Et puis la vie suit son cours....
 
Cette chronique familiale est axée sur la lignée des femmes - Hana, sa fille Fumio et sa petite-fille Hanako - alors qu'autour d'elles les temps changent : le pays se développe politiquement et économiquement, il s'engage militairement contre la Russie et plus tard, dans la seconde guerre mondiale. Si le personnage d'Hana incarne le raffinement et la tradition à la croisée des époques, celui de Fumio est beaucoup plus explosif, révolté, épris liberté et de modernité, tout à la défense de la condition de la femme...mais non moins enfant gâtée ! Sa fille Hanako sera plus apaisée, plus complice avec Hana, le fruit de la nouvelle génération, frugale, qui doit refaire sa place dans le monde d'après-guerre.
C'est un peu "grandeur et décadence", du raffinement au dépouillement !
 
Je me suis délectée de ce texte tout en délicatesse, dépouillé et fluide, qui, bien qu'écrit en 1954, a gardé toute sa faîcheur et sa modernité (la traduction française est excellente). Les portraits sont délicats et intimistes, finement rendus et saisis, parfaitement intégrés à la fresque historique, sociale et familiale qui se dessine au fil des pages. Cerise sur le gateau, on apprend beaucoup de choses au passage, sur le mariage, l'héritage, le rang social, certaines superstitions, offrandes et/ou croyances, sur les codes vestimentaires, les soieries, l'art du kimono et de l'obi, etc.
   
Un petit bijou de la littérature japonaise. ♥♥♥ 
   
Tirés du texte :
Le soleil éblouissant faisait monter un chaud parfum de la masse des gerbes. Hana se souvint que, dans l'art des parfums, on parlait d'"entendre" un parfum, plutôt que de le sentir. Ici, elle "entendait" l'automne.
 
Hana s'inclina devant sa belle-soeur pour la remercier de ses compliments. Elle se sentait comblée car, seule la femme qui avait réussi à se faire aimer par sa belle-mère pouvait se vanter d'avoir conquis sa famille. C'était un exploit dont une femme pouvait être fière. 
 
  Un lien puissant attachait Toyono à Hana, Hana à Fumio et Fumio à Hanaki. Elle eut l'impression que les battement du coeur de sa grand-mère résonnaient dans sa propre poitrine et elle renonça à pénétrer le sens du texte plein de mystères qu'elle était en train de lire. Les prêtres bouddhistes qui, pendant des milliers d'années, avaient entonné les sutras devant la statue de Bouddha, objet de culte de centaine de milliers d'hommes et de femmes, avaient-ils ressenti une émotion similaire ?
 
Titre français : les dames de Kimoto
Titre anglais : The River Ki
Auteur : Sawako Ariyoshi
Première édition : 1959 

mardi 8 septembre 2020

La part des flammes de Gaëlle Nohant

 

C'est si rare maintenant quand une femme a du tempérament, que quand une femme en a, on dit que c'est de l'hystérie. 
Jules Barbey d'Aurevilly 
 
En cette fin de XIXè siècle, le monde des dames de la bonne société parisienne est en pleine ébullition car le bazar de la Charité est pour bientôt, un événement social de toute première importance auquel il faut participer, se montrer ou encore mieux, y tenir un stand.
 
L'événement est orchestrée par la charismatique duchesse Sophie d'Alençon, femme de coeur qui consacre son temps aux nécessiteux malades de la tuberculose. 
Pour la tenue de son stand, elle s'entoure cette année de Violaine de Raezal et de la jeune Constance d'Estingel. La première est comtesse par son mariage, veuve depuis peu ; son défunt mari n'est plus là pour l'imposer ou la protéger des ragots et ses beaux enfants sont des monstres d'égoïsme, manipulateurs, champions des convenances et des apparences mais elle a su toucher la duchesse en l'accompagnant auprès des indigents. La seconde est une jeune femme tourmentée, fille unique de parents peu investis qui ont confié son éducation à des gouvernantes puis aux soeurs dominicaines de Neuilly chez qui elle était pensionnaire ; elle vient de rompre ses fiançailles avec Lazslo. De vieille noblesse, le jeune éconduit reste très amoureux et n'a pas renoncé à reconquérir sa belle ; par ailleurs jeune journaliste, il ne veut pas mener la vie oisive de son milieu.

Le 4 mai 1897, le sort de ces trois femmes bascule avec l'incendie d'une violence extrême qui réduit en cendres le bazar en un quart d'heure : le bilan est terrible, environ 130 morts, essentiellement des femmes. Une ambiance d'apocalypse avec des morts mais aussi les survivants et les blessés, les corps et les âmes meurtris, les héros et les rumeurs...
Ce drame historique sert de prétexte à la trame romanesque - qui n'est pas un roman historique - imaginée par Gaëlle Nohant, une histoire de femmes à la fin du XIXè siècle dans une société alors dominée par les hommes. Trois destins fauchés, réunis et portés par une tragédie qui pousse à sonder les âmes et à sortir des carcans et des apparences imposés aux femmes par la société et leur condition. 
 
Un style et une approche à rebondissement qui rappellent un peu ceux des feuilletons si typiques de l'époque évoquée avec des ingrédients savamment dosés et mitonnés - une ambiance, une époque, manipulation, amour, amitié, fidélité, dévotion, duel, enfermement, enlèvement, etc. 
Une plume assurée et agréable à lire, une évasion assurée, dans la grande tradition romanesque !

Titre : La part des flammes
Auteur : Gaëlle Nohant
Première édition : 2014

mercredi 2 septembre 2020

Les cinq quartiers de la lune de Gilbert Sinoué

 
Si on vous explique le Moyen-Orient et que vous avez compris, ne vous réjouissez pas. 
On vous l'aura mal expliqué.
 
Après les attentats du 11 septembre 2001, l'Amérique part en guerre contre "l'axe du mal" et envahit l'Iraq, balayant au passage l'équilibre géopolitique du Moyen-Orient et de façon plus concrète, le quotidien des populations locales. Au travers du destin de deux hommes et de trois femmes en Iraq, à Gaza et Israël, en Egypte, au Liban et en France, ce troisième tome de la grande saga moyen-orientale  "inch'Allah" de Gilbert Sinoué nous plonge dans le chaos résultant d'un conflit qui a ouvert une véritable boite de Pandore et dont les conséquences continuent de se répercuter aujourd'hui : attentats, exode, espoir et désespoir, peur colère, extrêmisme...

J'avais beaucoup aimé les deux premiers volumes d'Inch'Allah- Le souffle du jasmin et Le cri des pierres - et me suis plongée sans hésiter dans ce nouvel opus, les cinq quartiers de la lune, que j'ai lu presque d'une traite. Cette grande saga romanesque extrêmement bien documentée est très riche sur le plan historique et surtout, racontée "de l'intérieur" avec un point de vue moyen-oriental.
Chaque volume peut se lire indépendemment ; j'ai le souvenir d'une trame familiale plus dense dans les deux premiers volets et ce troisième tome, aussi intéressant qu'il soit, m'a semblé peut-être un peu plus décousu et moins abouti que les précédents, sans doute parce que le recul est moindre, la proximité des éléments romancés toujours sous le coup d'une actualité changeante et inachevée.

Au final, cette trilogie est ambitieuse, riche de l'histoire contemporaine du Moyen-Orient et bien écrite : une lecture plaisante qui donne un éclairage différent, plus humain et plus complexe que celui qui peut être véhiculé par l'ignorance ou une vision parfois trop simpliste et clivante de la situation des pays du Moyen-Orient. Bref, un bon roman d'un auteur d'origine égyptienne vivant en France, qui est devenu, au fil de mes lectures, une valeur sûre. 

Extraits du texte :
 Tant que les arabes ne placeront pas l'homme et non Dieu au centre de la société, la chute ne fera que s'accélérer. 
Les nations évoluées n'ont pas besoin de croyants, mais de citoyens.

Dans cette région du monde (...) nous sommes trois peuples qui n'ont jamais repoussé la main d'un chrétien : nous les Kurdes, les Tchétchènes et les Circasiens. Parce que nous le savons, chacun donne à Dieu un nom dans sa langue. Puisque nous croyons tous à Dieu, nous ne pouvons être ennemis.(...) Ils ont tous tenté de nous asservir, notamment les Turcs et les Russes, et ils n'y sont jamais parvenus. Mais il n'y a pas que ces gens'là, qui ont essayé de nous éradiquer. En 1925, lorsque les Britanniques occupaient la région, M.Churchill a donné l'ordre à son aviation de balancer un gaz, dont j'ai oublié le nom, sur l'une de nos villes, celle de Souleimaniye. Les deux tiers de la population ont été touchés !

Ce qui se passe aujourd'hui n'est pas seulement la réaction de patriotes ou de partisans de Saddam contre les Américains. Ton pays est désormais le champ de bataille de deux parties de l'islam farouchement ennemis depuis des siècles, les sunnites et les chiites. Et la religion n'y est pour rien ou presque : les chiites sont soutenus par l'Iran ; les sunnites par l'Arabie saoudite. Tu n'as pas idée des masses d'argent que ces deux Etats déversent sur le pays pour armer les partisans.(...)
Cette guerre durera l'éternité. Elle durera tant qu'il y aura des sunnites et des chiites pour la livrer et des banquiers saoudiens et qataris pour la financer. Et nous, les Kurdes, serons pris entre deux feux.
 
Il lui revint tout à coup un poème d'un écrivain libanais, Khalil Gibran : "Vos enfants ne vous appartiennent pas. Ce sont les fils et les filles du désir de Vie. Ils arrivent à travers vous, mais non de vous." (...) Un autre passage du poète libanais remonta (...) : "Vous êtes des arcs qui projettent vos enfants comme des flèches vivantes".

Nous sommes presque tous des Kurdes. Notre religion remonte en grande partie à celle des anciens Perses, mais elle est probablement plus ancienne encore. Nous pensons que c'est bien Dieu qui a créé le monde, mais qu'il ne s'en occupe pas. Il en a laissé la gestion à sept anges dont le chef est Malek Taous, qui est représenté par un paon. Il y a très longtemps, des juifs son venus dans la région et ils ont préché leur religion. Comme elle n'était pas très différente de celle qu'ils pratiquaient déjà, les Yézidis l'ont adoptée et ils ont même accepté des rites juifs, comme la circoncision. C'est depuis lors qu'ils sont tous circoncis, comme d'ailleurs tous les hommes Kurdes. Mais ils ont conservé l'idée que c'est Malek Taous et ses anges qui gouvernent le monde. Quand les missionnaires chrétiens sont arrivés ici, vers les IVème siècle, ils nous ont sermonnés et affirmé que, puisqu'il gouvernait le monde, ce Talek Taous ne pouvait être que l'esprit du Mal et que c'était donc Satan. 
C'est ainsi qu'on nous a collé l'étiquette "d'adorateurs du diable". 
 
Du même auteur, voit aussi :
 
Titre : Les cinq quartiers de la lune
3ème volume de la saga Inch'Allah
Auteur : Gilbert Sinoué
Première édition : 2016