dimanche 31 octobre 2021

Soleil Amer de Lilia Hassaine


Au début des années 1960, Naja quitte son Algérie natale avec ses trois filles, Maryam, Sonia et Nour, pour rejoindre son mari Saïd, ouvrier spécialisé en France. Pleine d'espoir pour l'avenir et pas encore minée par le secret entourant les deux "cousins" Amir et Daniel, la famille est installée en HLM, creuset du "vivre-ensemble". Mais au fil des décennies- 1960,1970,1980- l'environnement et les perspectives se transforment, l'utopie des cités de la fin des trente glorieuses est progressivement sappée par le chômage, l'uniformisation, la détérioration et la ghetto‐isation qui impactent impitoyablement la chronique familiale.
 
Un roman tracé à grands coups de pinceaux pour offrir au lecteur une fresque familiale et sociale sur trois décénnies. L'écriture est délicate et sûre, le trait efficace et ajusté pour aller à l'essentiel sans se perdre en développements. 
Un roman éclairé du regard des femmes, décliné sous le signe de la soumission, de la solidarité, des amitiés féminines, des joies et de la souffrance, des désillusions. Il y a le poids de la tradition avec ses entraves non seulement pour la condition féminine mais aussi par rapport à ce qui est attendu des garçons. Et puis bien sûr il y a la question de l'exil - quand on n'est pas d'ici et plus de là-bas non plus - et, dans son sillage, ses dérivés liées à l'immigration, l'intégration, le rejet, le racisme, la stigmatisation.
 
C'est joliment écrit et les pages tournent vite. J'ai aimé, aussi bien la chronique familiale sur laquelle pèse son étrange secret, que le fil historique illustrant l'évolution des cités HLM, de grandeur à décadence.
 
Extraits du livre :
Naja avait à peine vingt-six ans, mais elle vivait déjà dans l'angoisse de la perte.Ici, tout était si fragile.
 
Saïd avait connu les bidonvilles, puis écumé les foyers pour travailleurs immigrés, des dortoirs où les ouvriers s'entassaient à six ou sept sans intimité. Considérés comme de simples outils de travail, ces hommes avaient été coupés de leurs familles et des plaisirs de la vie.
Ils étaient nombreux à avoir sombré dans l'alcool.
À leur arrivée, les femmes furent les proies des frustrations de leur mari.
Naja tomba enceinte.
 
Elle lui avait donné, comme seuls les êtres profondément généreux savent donner : gratuitement.
 
Le projet des HLM, c'était l'utopie du vivre-ensemble, cette idée selon laquelle on mélangeait les cultures et les milieux sociaux.
C'est ce qui se produisit, dans un premier temps.
 
Plus les années passaient, plus le secret s'enfonçait, et on empilait par-dessus des mensonges comme on coule du béton pour combler un trou.
 
 Elle aurait voulu ne jamais avoir de filles, car elle en savait les tourments. Le bon Dieu lui en avait donné trois, et lui avait retiré un fils dont l'âme planait chaque jour au-dessus de sa tête. Naître fille, ça voulait dire devenir la boniche de ses frères, puis celle de son mari, ne jamais jouir d'aucun plaisir, si ce n'est ceux de la bouche, et donc grossir, grossir, grossir, tomber enceinte autant de fois que possible, accoucher sans bruit, brider ses propres filles, qui reproduiront le même schéma à leur tour : "La féminité est une maladie transmissible. On trimballe les tares de nos mères et on les refile à nos mômes." 

Dans le regard des français, il était l'immigré ; en Algérie, il s'en était aperçu au mariage de Maryam, il était aussi devenu l'immigré. On ne veut pas de celui qui arrive, on en veut à celui qui nous quitte. Il appartient à un ailleurs, à un espace qu'on tient à distance. Ne pas être "un", c'est être suspecté de duplicité. 

La vie quotidienne est un décors de théâtre. La vie quotidienne est ce qui vient, par une somme d'habitudes, encadrer nos pensées obscures et nos douleurs secrètes. Faire les courses, le ménage, s'occuper des enfants, autant d'activités qui nous obligent, sans quoi on ne ferait plus rien. Le divertissement nous aide à survivre, car le désespoir est l'état naturel de l'homme. On ment tous. 

 Les maisons inhabitée sont des vieux livres, elles témoignent de la vie passée au présent.
 
Quand il allumait la télé, il regrettait malgré tout de ne voir personne comme lui. Aucune speakerine ne ressemblait à ses filles. Aucun journaliste à ses fils. Ils étaient invisibles, mais on ne parlait que d'eux. Cette année-là, Giscard instaurait l'aide au retour pour les Algériens : 10'000 francs. 10'000 francs, c'est ce à quoi avaient droit tous ces gens pour laisser derrière eux vingt ou trente ans de vie. (...) La valeur d'un homme c'est sa valeur de main d'œuvre, sa valeur d'outil. C'est le message qu'on leur délivrait. Sans quoi ils devenaient des parasites sociaux. 

Peu importe d'où tu viens (...) le seul trait d'union entre les hommes c'est la culture, cette culture qu'on dit élitiste mais qui est universelle car elle a traversé les siècles. (...) L'excellence de l'art dépasse les préférences, elle est la caisse de résonance de Dieu...
 
Naja aimait la France malgré tout. Elle répétait : "l'Algérie et la France sont deux sœurs empêchées. Elles n'ont jamais su vivre l'une sans l'autre."
 
 Les enfants d'immigrés portent en eux l'exil et l'ancrage. On les a perfusé à la mélancolie. 

Notre mémoire ne devrait pas être une pierre qui nous tire vers le fond, mais une vie contenue dans la nôtre, qui, par un jeu de poupées russes, donne de l'épaisseur au temps et de la perspective aux choses.
 
Titre : Soleil Amer
Auteur : Lilia Hassaine
Première édition : 2021

vendredi 29 octobre 2021

Des hommes de Laurent Mauvignier

Un bijou offert par Bernard à sa sœur Solange à l'occasion de l'anniversaire de ses 60 ans et une remarque de trop suffisent à rouvrir des rancœurs familiales et des plaies du passé non refermées. Bernard va pêter un plomb sans que personne n'y comprenne grand chose, sauf peut-être son cousin Rabut hanté par leur expérience en Algérie quarante ans plus tôt...
 
En quatre temps- après-midi, soir, nuit et matin- nous voilà plongés dans l'expérience algérienne refoulée de Bernard, racontée par Rabut. Une étincelle et voilà ressurgie l'histoire d'une jeunesse volée et ses traumatismes gravés à jamais, modifiant le cours d'une vie.
 
Dans ce texte brut, les pensées s'enchaînent et se pressent, envahissantes, débordantes désespérantes, à bout de souffle ; c'est la cocotte minute trop longtemps sous pression, au bord de l'explosion, qui laisse enfin échapper la vapeur. Un texte plein d'émotion et de fragilité, douloureux, brutal, haché parfois pour raconter "les événements" tels qu'ils ont pu être vécus par Bernard et son cousin Rabut, leur temps de jeunes appelés du contingent jamais sortis de leur campagne et celui d'après marqué par l'indifférence, l'incompréhension et le silence ; presque un témoignage. 
Un texte poignant qui offre un complément romancé parfait pour illustrer l'essai de Raphaëlle Branche lu précédemment , Papa, qu' as-tu fait en Algérie ? (et dans lequel j'avais noté la référence de cet ouvrage). Pour donner voix au silence.

Tirés du texte :
À peine je me suis vu regarder le maire et vérifier ce que je savais déjà, son âge, oui, il avait quel âge, lui, dans ces années-là ? Est-ce qu'il y est allé, est-ce qu'il a vu, est-ce que c'était la première fois qu'il sortait de chez lui, de son cocon familial et est-ce qu'il a laissé des mois et des mois une famille, une fiancée ? Est-ce qu'il a eu peur, qu'il s'est ennuyé, qu'il a tenu un fusil et connu la moiteur des mains sur le fusil et la chaleur étouffante, et, oui-je sais tout ça. 
Je sais qu'il est un peu trop jeune. 
 
Monsieur le maire, vous vous souvenez de la première fois où vous avez vu un Arabe ? Monsieur le maire, vous vous souvenez ? Est-ce que vous vous souvenez ? Est-ce qu'on se souvient ? Que quelqu'un ? Est-ce qu'on se souvient de ça ? 
(...) je me suis demandé pourquoi cette phrase là avait surgi et avait fait un tel bond dans ma poitrine
(...) Et la honte si violente aussi, de cette phrase, de son surgissement. La honte qui avait appuyé si fort que les mots n'étaient pas sortis, n'avaient pas pu. 

En ce temps-là, on n'avait pas vu grand-chose et on n'attendait rien- parce que, à quatorze ans, on allait aux champs et on rêvait d'avoir le permis et d'emmener la petite d'à côté au bal du samedi soir, à la foire, aux manèges le dimanche et le lundi de Pâques, et c'est à peu près tout.

Et à ce moment-là, ce dont je me suis souvenu-enfin, pas un souvenir, pas déjà, mais une image devant moi, presque aussi vraie et réelle que le froid et la neige : un matin de printemps-au printemps soixante-dix-sept ou soixante-dix-huit-, des gens estomaqués à l'Intermarché, stoppant net leurs provisions, surpris uniquement de voir si près d'eux un couple dont l'extraordinaire tenait à une djellaba vert anis et un foulard bleu clair, des mains recouvertes de henné. 
Rien d'autre. 
C'était la première fois qu'on voyait des étrangers ici. Et ce qu'on n'avait pas imaginé, ça avait été cette petit minute d'étonnement pour tous ceux-là, nos femmes, parents, amis qui des années auparavant nous avaient attendus pendant des mois et avaient lu nos lettres, vu nos photos, et qui se demandaient bien, eux, quelles têtes ils avaient en vrai, de l'autre côté de la mer. (...) 
Et puis pour nous autres, ça avait été comme de revoir surgir des morts ou des ombres comme elles savent parfois revenir, la nuit, même si on ne le raconte pas, on le sait bien, tous, à voir les autres des anciens d'Algérie et leur façon de ne pas en parler, de ça comme du reste.
 
Les uns après les autres on est revenu. Et aussi comment, très vite, tous, nous nous sommes remis à travailler pour ne plus y penser, et seulement reprendre la vie avec une drôle de frénésie, tellement on était contents d'en finir avec les régions pourries, la chaleur, la soif, la poussière, la lessive improvisée dans le fond d'un casque, une vieille brosse à dents pour décrasser les cols de chemise et les trous dans les socquettes et les doigts de pieds en sang, ce monde pourri, et enfin on allait de l'avant, on voulait rattraper le temps perdu, tellement on avait perdu notre temps là-bas.

On avait sur les bras des cadeaux, de l'exotisme, de l'ailleurs, des cartes postales et des étoiles dans les yeux quand on se disait seulement, pourvu qu'on n'entende plus les vieux bougonner que, quand même, 
C'était pas Verdun, votre affaire. 

Ce que c'est d'être mineur, dépendant des parents, pas bon à voter, mais déjà bon pour les djebels. 

Il entend le chahut des portes qui s'ouvrent, l'éclat métallique du fer, et puis les pas, les voix de ceux qui rient et ont déjà fait connaissance, se diront amis avant de s'oublier très vite, quelque part dans un pays dont ils n'ont pas idée.
 
Il entend ce qu'on raconte, ce que disent les vieux dans les villages et qu'on répète ici pour se donner du courage, 
Oui, bon, c'est pas Verdun, 
C'est long vingt-huit mois mais c'est pas Verdun.
 
Il n'est pas seul à être seul, ils sont seuls tous ensemble. 
 
On a du mal à occuper les hommes, à leur faire croire que c'est important, que c'est utile, on sait que les hommes sont démotivés.

Et alors on verra des images et on sentira des odeurs et on aura des pensées qui s'imprimeront dans la mémoire aussi profondément que les lames des fells dans la chair des malheureux. 
Ça durera toute notre vie, ce sera aussi important que le reste et pourtant on ne saura pas que ça compte, parce qu'on ne pense pas tous les jours aux choses dont les murs de nos vies sont tapissés.

Il pense aux Algériens; il se dit que depuis qu'il est ici, il ne connaît que la petite Fatiha, pas même ses parents, que la population est pour lui comme pour les autres une sorte de mystère qui s'épaissit de semaine en semaine, et il dit que, sans savoir de quoi, il a peur. 
Il ne sait rien, et, tout seul, en se promenant le matin très tôt dans Oran, cette idée lui fait honte. 
Plus le temps passe, plus il se répète, que lui, s'il était Algérien, sans doute il serait fellaga. 
(...) Même si certains disent qu'on est là pour eux. On vient donner la paix et la civilisation. 
(...) Il pense à ce qu'on lui a dit de l'Occupation, il a beau faire, il ne peut pas s'empêcher d'y penser, de se dire qu'ici on est comme les Allemands chez nous, et qu'on ne vaut pas mieux. 

Il a parlé ce soir là, tellement parlé même, des années après les événements, leurs événements, enfin, lorsqu'ils avaient raconté, se retrouvant seuls et déjà éméchés, comment on avait du mal à vivre depuis, les nuits sans sommeil, comment on avait renoncé à croire aussi que l'Algérie, c'était la guerre, parce que la guerre se fait avec des gars en face alors que nous, et puis parce que la guerre c'est fait pour être gagné alors que là, et puis parce que la guerre c'est toujours des salauds qui la font à des types bien et que les types bien là il n'y en avait pas, c'était des hommes, c'est tout, et aussi parce que les vieux disaient c'était pas Verdun (...) moi, j'ai même pas essayé de raconter parce qu'en revenant il y avait rien pour moi, du boulot à la ferme, des bêtes à nourrir. 

On imagine les fells quelque part en embuscade, en train de rire de nous, on les imagine-comme toujours on les imagine puisqu'on ne les voit jamais.
 
On voudrait crier et on sait qu'il faudrait penser aux heures pendant lesquelles on a appris ce qu'il faut faire, comment il faut faire, des gestes de militaires, comme si maintenant c'était la guerre oui c'est la guerre et on est des militaires. Des hommes comme rêvaient qu'on soit nos parents et nos grands-pères, les grands-pères surtout, et plus tard on se demandera, 
Est-ce que c'est la même trouille qu'à Verdun ou en quarante ou comme toutes les guerres ? 

Et penser comment Abdelmalik a pu le faire, et voir les autres le faire, tuer comme ça les gars avec qui il a vécu pendant des mois, se dire, c'est possible ça, pas de trahir, ou de changer de camp, mais encore de massacrer des gars avec qui on a rigolé et dont on savait que eux, la guerre, l'indépendance, la libération d'un pays ils étaient plutôt pour, mais au fond, ce qu'ils voulaient d'abord et avant tout, c'était juste qu'on en finisse et rentrer à la maison. 

Et après, pendant des mois, quand vous êtes rentré chez vous, vous trouvez bizarre que personne ne vous demande rien. 
(...) Et puis enfin, on se dit que c'était comme si on n'était jamais parti. Comme si l'Algérie ça n'avait pas existé. 

On était dans un entonnoir et ça allait tellement vite, c'est là qu'on a arrêté de parler de fells, là qu'on a dit bougnoules ou morricaud, tout le temps, parce que cette fois, pour nous autres, on avait décidé que c'était pas des hommes. 

En Algérie j'avais porté l'appareil photo devant mes yeux seulement pour m'empêcher de voir, ou seulement pour me dire que je faisais quelque chose de peut-être, disons-utile. 
Après, je n'ai jamais plus fait de photographie.

Titre : des hommes
Auteur : Laurent Mauvignier
Première édition : 2011

jeudi 28 octobre 2021

Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? de Raphaëlle Branche

Raphaëlle Branche est historienne, spécialiste des violences en situation coloniale. Ce sont ses contacts privilégiés avec les anciens combattants de la guerre d’Algérie qui l'ont amenée à s'intéresser à l'aura de silence qui caractérise toute cette génération des "appelés du contingent partis en mission de pacification au moment de leur service militaire (28 mois ! )" et à l'impact au sein des familles de cette "guerre cachée" sans sens.

Ce livre a été construit à partir de l'analyse de questionnaires remplis non seulement par des anciens combattants d'Algérie mais aussi par leurs proches (frères, sœurs, épouses, enfants, etc.) qui ont fourni à l'historienne informations, témoignages et documents (photos, lettres, journaux, objets, etc.) ; lorsque c'était possible, Raphaëlle Branche a rencontré ces vétérans et leurs proches pour animer des entretiens permettant de délier une parole souvent trop longtemps retenue. Cette étude menée sur plusieurs années a été complétée de recherches documentaires et de la consultations d'archives parfois compliquées à exploiter faute d'études dédiées à la question des anciens d'Algérie (médicales, psychiatriques, armée, associations, etc.).

Au delà des situations individuelles extrêmement diverses, l'analyse dégage des caractéristiques communes que l'auteur nous livre de façon détaillée, en trois temps : la guerre, le retour et l'héritage. 
Un essai parfois un peu long et fastidieux à lire, avec des répétitions, mais qui a le mérite de donner une contextualisation sur ce qu'a vécu une génération entière de jeunes gens aujourd'hui en fin de vie, portant des traumatismes toujours aussi vivaces 60 ans après. 
Ils avaient 20 ans dans les années 1955-1962, avaient vécu la seconde guerre mondiale et l'occupation allemande, leurs grands-pères étaient anciens combattants de la première guerre mondiale, leurs pères soldats /prisonniers de la seconde ; la société était encore très largement patriarcale et le service militaire allait faire d'eux des hommes ! Ils sont partis pour maintenir la paix mais ont fait une guerre qui n'en portait pas le nom ; encouragés à écrire à leurs familles, ils se montraient rassurants pour ne pas inquiéter, instaurant déjà, par l'autocensure, le silence. Leur parole ne fut pas plus encouragée au retour, les jeunes reprenant le cours de leur vie dans une société indifférente à ce qu'ils avaient pu connaître en Algérie alors que la France était en pleine transformation sociologique ...
 
Un livre témoignage dense et remarquable dans sa volonté d'analyse, pour essayer de comprendre le poids porté par les derniers anciens combattants issus du contingent, les caractéristiques propres à leur génération, les raisons familiales et sociétales de leur silence, les conséquences. Car celui qui se tait peut toujours essayer de porter seul ses traumatismes, ses peurs, sa culpabilité et/ou sa honte, il n'en impacte pas moins ceux qui l'entoure. 
 
Finalement, un excellent ouvrage de référence qui s'attache au respect du récit de ceux qui ont vécu “les événements" de l'intérieur, sans jugements de valeurs. Peut-être aussi un outil pour engager un dialogue au sein des familles dans lesquelles le sujet reste difficile à aborder, avant qu'il ne soit trop tard.
 
Nota :
Questionnaires disponibles sur le site de Raphaëlle Branche lien ICI
 
Tirés du texte :
 Si les vécus de cette guerre de plus de sept ans sont marqués du sceau de l'extrême diversité, l'impression de silence est ce qui domine. (...) Ces "structures du silence" sont historiques.D'une part, elles renvoient à des contextes sociaux, politiques, culturels qui pénėtrent les familles et les conditionnent en partie.(...) D'autre part, les structures de silence renvoient à des situations de communication internes aux familles (il n'est pas toujours possible de parler) qui, elles aussi, sont prises dans le temps.
 
En France, il n'existe quasiment aucune étude sur les anciens d'Algérie et leurs traumatismes, qu'il s'agisse de travaux de médecine ou de sciences sociales, la prise en charge psychologique a été tardive et la réflexion sur les impacts dans les familles absente.
 
Tous sont partis comme conscrits de l'autre côté de la Méditerrannée et tous ont eu à se réinsérer dans une société française qui les avait vus partir sans s'inquiéter outre mesure de ce qu'ils seraient amenés à vivre là-bas.
Ensuite, si des variations sont repérables, suivant les degré d'information des gens et suivant le moment de la guerre, la normalisation de l'expérience militaire par les familles, sur fond d'indifférence tranquille, est très largement commune aussi.
 
Le génération de ceux qui ont fait la guerre d'Algérie est la dernière d'une longue chaîne de générations masculines dont l'identité était liée au service militaire et à un devoir civique articulé avec la défense de la patrie.Une ligne invisible distingue radicalement une société préparant ses hommes à la guerre d'une société qui détache la construction de la masculinité de ce devoir-là.Au sein des familles, la ligne peut passer à l'intérieur des fratries.

Une guerre perdue oblige encore plus les mémoires individuelles à se plier au discours collectif. 
Avec la perte de l'Algérie française, avec l'échec de la fin de la guerre marquée par les violences du printemps et de l'été 1962, le sens s'est dérobé très vite. Les associations d'anciens combattants ont pu alors avoir cette fonction : donner un sens aux morts et aux sacrifices dont l'Etat pouvait sembler se détourner, proposer un récit qui permette de résoudre les frustrations nées du décalage entre l'expérience de la guerre et les images dominantes.

Alors qu'un souvenir est un événement du passé amené à être retravaillé par l'individu en fonction des évolutions de sa vie, le trauma est un bloc de passé sur lequel il n'a pas de prise et qui peut agir comme si l'événement se produisait de nouveau.
 
Un racisme particulier caractérise certains anciens combattants qui assimilent toujours les algériens à un danger ou une menace.
 
Le cauchermar appartient aux symptômes classiques des traumatismes psychiques, en particulier quand le dormeur revit une scène traumatisante.(...) Pour les soldats français en Algérie, les cauchemars ont permis que soient exprimées des peurs, dififciles à assumer socialement, ou des larmes que l'éducation des garçons condamnaient globalement, toutes classes sociales confondues.

[Marcelo Pakman / psychothérapeute familial]
 "Plus il y a de mécanismes d'amnésie sociale actifs, plus il y a de personnes traumatisées incapables d'oublier."
 
Titre : Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? 
Auteur : Raphaëlle Branche
Première édition : 2021


lundi 18 octobre 2021

Pachinko / Pachinko de Min Jin Lee

Au début des années 1930, la Corée fait partie de l'empire colonial japonais. Sunja vit alors sur une petite île proche de Busan avec sa mère Yangjin, veuve qui tient une modeste pension pour essayer de survivre pendant une période d'occupation économiquement difficile. Un soir, la famille accueille et sauve Isak, un jeune pasteur missionnaire à la santé fragile, originaire de Pyongyang, qui fait étape avant de rejoindre son frère au Japon pour s'occuper de la congrégation coréenne chrétienne d'Osaka. Une fois remis sur pied, Isak va sortir Sunja de la situation embarrassante dans laquelle elle se trouve - elle est enceinte et ne veut pas devenir la maîtresse entretenu de Hansu, son amant qui lui avait caché être déjà marié et père de trois filles - en lui offrant le mariage et un nom pour son enfant à naître. 
 
Au travers de l'histoire de ce couple originaire de Corée, de sa famille et de sa descendance - Noa le studieux, Solomon le pragmatique - Min Jin Lee nous offre une fresque familiale sur quatre générations, des années 1930 à nos jours, illustrant sans généralisation réductrice le destin complexe et souvent douloureux des "Zainichi*" du Japon [Zainichi : "étrangers résidents au Japon"]. Cette Américaine d'origine Coréenne qui a elle-même vécu plusieurs années d'expatriation à Tokyo, aborde avec intelligence et sensibilité la situation si particulière de cette communauté auprès de laquelle elle s'est longuement documentée.
 
Un livre riche et dense, tant sur le plan historique et sociologique que romanesque. Le contexte initial est celui d'une Corée sous l'emprise coloniale japonaise qui, une fois la guerre terminée, se retrouve "libérée" mais divisée entre un nord et un sud nécessitant un choix de rattachement arbitraire, absurde et un peu ubuesque pour les zainichi ; une histoire complexe pour les Coréens qui se sont installés au Japon où ils constituent une "sous-classe" méprisée et mal vue. Au delà du racisme lattent, cette saga familiale aborde de nombreux sujets tels que la guerre, la pauvreté, la religion, l'éducation, l'homosexualité, les yakuzas (la mafia japonaise) ou le monde des Pachinko (salles de machines à sous) offrant une voie opaque mais alternative à la pauvreté.
 
Un livre dont j'ai aimé les personnages qui veulent avancer et surmonter les difficultés envers et contre tout, pour s'en sortir par le travail et/ou l'éducation, portés par la solidarité familiale, leurs épreuves et leurs espoirs. Ils offrent une large palette de destins permettant d'éviter l'écueil d'une réduction trop simpliste de la question des Zainichi.
Une lecture agréable et instructive, je recommande.

Extraits du texte :
"Absorbe tout le savoir que tu pourras. Remplis ton cerveau de connaissances - c'est la seule forme de pouvoir que personne ne pourra jamais te reprendre." Hansu ne lui disait jamais d'étudier mais plutôt d'apprendre, et Noa se rendait compte qu'il y avait une véritable différence. L'apprentissage était un jeu, pas un travail.

La plupart des Coréens au Japon ne pouvaient pas voyager. Pour obtenir un passeport japonais, il fallait devenir un citoyen japonais - ce qui était presque impossible (...) Sinon, pour voyager, on pouvait mettre la main sur un passeport sud-coréen en passant par la Mindan, mais peu de gens voulaient être affiliés à la République de Corée depuis que le pays appauvri était dirigé par un dictateur. Les Coréens affiliés à la Corée du Nord ne pouvaient partir nul part, hormis les rares autorisés à se rendre à Pyongyang. Même si tous ceux qui y étaient retournés en souffraient, il y avait encore bien plus de Coréens au Japon dont la citoyenneté était affiliée au Nord plutôt qu'au Sud.

Tu ne peux rien y faire. Le pays ne va pas changer. Les Coréens comme moi, on ne peut pas partir. Où voudrais-tu qu'on aille ? Mais au pays, les Coréens ne changent pas non plus. A Séoul, on me traite de bâtard japonais, et au Japon, je ne suis qu'un sale Coréen parmi les autres. J'ai beau gagner une fortune et me montrer d'une gentillesse à toute épreuve, ça ne change rien. Alors qu'est-ce-que tu veux y faire ? Tous ceux qui rentrent ua Nord y crèvent de faim ou meurent de trouille.

Les Coréens nés au Japon après 1952 avaient obligation de s'inscrire au registre de leur municipalité le jour de leur quatorzième anniversaire pour la demande de permis de résidence au Japon. Tous les trois ans, Solomon devrait renouveler cette démarche, à moins qu'il ne décide de quitter le pays pour de bon.
 
Aux États-Unis, Zainichi du Sud et du Nord, ça n'existe pas. Pourquoi devrais-je m'identifier à l'une ou l'autre des Corées ? C'est absurde ! Je suis née à Seattle, et mes parents sont arrivés en Amérique à l'époque où il n'y avait qu'une seule Corée (...) Et pourquoi le Japon s'obstine-t-il à faire la distinction des deux pays pour des résidents coréens qui sont là depuis quatre générations ? Tu es né ici. Tu n'es pas un étranger ! C'est de la folie. Ton père est né ici. Pourquoi vous avez des passeports sud-coréens ? C'est n'importe quoi. 
Elle savait aussi bien que lui qu'après la division de la péninsule, les Coréens du Japon avaient chacun choisi leur camp, et que cela avait souvent eu des conséquences sur leur statut de résidents. Il était encore difficile pour un Coréen d'obtenir la citoyenneté japonaise, et nombre d'entre eux voyaient même cette démarche comme une honte - devenir citoyen de l'oppresseur de son peuple. Quand elle avait raconté à ses amis new-yorkais les bizarreries de cette anomalie historique et ce biais ethnique envahissant, ils n'imaginaient pas que les japonais si sympathiques et bien élevés parmi leur connaissances puissent la percevoir comme une délinquante paresseuse, corrompue, ou agressive - le stéréotype négatif associé aux Coréens au Japon. 
 
Le Japon refuse encore que les Coréens soient profs, policiers ou infirmières. Tu n'as même pas pu louer ton propre appartement à Tokyo et ce n'est pas faute d'argent. On est en 1989 (...) J'ai longtemps vécu aux States et en Europe ; ce que les Japonais ont fait aux Coréens et aux Chinois nés ici est révoltant. 
 
Le Pachinko est un plus gros business au Japon que l'industrie automobile. 
 
Zainichi, mot utilisé pour désigner les Coréens du Japon ayant émigré durant la période coloniale, ainsi que leur descendants. Certains Coréens au Japon ne souhaitent pas être qualifiés de Zainichi, parce que le terme signifie littéralement "étranger résidant au Japon", ce qui n'a aucun sens dans la mesure où ils y vivent depuis trois, quatre, voire cinq générations ininterrompues. Beaucoup de Coréens d'origine sont maintenant des citoyens Japonais, même si la naturalisation n'est pas une démarche facile. Une partie d'entre eux se sont aussi mariés avec des Japonais, créant une génération avec un patrimoine commun partiel. Malheureusement, il existe un long passif de discrimination sociale et institutionnelle à l'encontre de ceux dont les origines ethniques sont entièrement ou en partie coréenne. Au point que certains choisissent de ne jamais divulguer leur héritage culturel, même si leur identité ethnique peut encore être retracée sur leur papiers d'identité et sur les registres du gouvernement.
 
Titre français : Pachinko
Titre anglais : Pachinko
Auteur : Min Jin Lee
Première édition : 2017