samedi 15 août 2020

Erevan de Gilbert Sinoué

1896, dans un empire ottoman en pleine déliquescence, "des combattants arméniens de la liberté!" lancent une opération de désespoir avec prise d'otages à la Banque Impériale Ottomane après un série "d'épurations" menées contre leur peuple en 1895, afin d'attirer l'attention des puissances européennes et demander l'application des réformes définies par le traité de Berlin de 1878, jamais appliquées.
 
18 ans plus tard en Turquie, ce sont les "jeunes turcs" qui sont au pouvoir avec trois sinistres ministres qui vont profiter de la première guerre mondiale pour "régler" définitivement la question de la minorité arménienne qui a pourtant contribué à leur accession au pouvoir : Talaat, ministre de l'intérieur, Djemal, Ministre de la marine et Enver, ministre de la Guerre vont ainsi orchestrer l'arrestation de centaines de personnalités arméniennes à Istanbul dans la nuit du 24 au 25 avril 1915 avant de décreter la déportation et l'annihilation des milliers de familles arméniennes de toutes les régions où elles étaient installées.
 
Un roman qui remet le génocide arménien dans une perspective historique s'appuyant sur des faits avérés et bien documentés, dont les personnages les plus terribles correspondent aux acteurs du pouvoir qui ont bel et bien existés. Une trâme à laquelle Gilbert Sinoué a su méler une partie plus romancée autour des Tomassian, la famille d'Achod, un maitre d'école qui vit entouré de son père, de sa femme et de ses enfants, sa fille Chouchane et son fils Aram encore jeunes adolescents et dont le frère est député au parlement. Une famille dont le parcours est représentatif de ce qu'a pu vivre la communauté arménienne et les victimes du génocide au printemps 1915 lors de la mise en route d'une opération de destruction impitoyable, parfaitement organisée et coordonnée, justifiée sous des prétextes fallacieux et sur fond de première guerre mondiale offrant alors impunité.

Dans une dernière partie, quelques survivants permettent au roman d'apporter encore quelques éléments sur l'"après" avec les procès et les condamnations rendues en 1919, par contumace, contre les principaux responsables de cette épuration ethnique ainsi que sur l'opération secrète "Némesis" menée pour retrouver et éliminer les coupables là où ils s'étaient cachés.    

Un roman absolument passionnant par un auteur originaire d'Egypte, Gilbert Sinoué, que jai déjà eu l'occasion de lire et d'apprécier, une de mes valeurs sûres : ses ouvrages sont toujours parfaitement documentés, instructifs et enrichissants car ils mèlent habilement éléments historiques et humains pour rendre toute la complexité et la sensibilité des événements relatés.
C'est un bon complément au roman de Valérie Toranian, L'étrangère, lu précédemment et qui relève plus du témoignage et de l'intime.
Outre l'aspect romanesque parfaitement maîtrisé, la remise dans le contexte historique de l'époque m'a particulièrement interessé ainsi que les éléments postérieurs que je ne connaissais pas et qui sont d'autant plus étonnants que malgré les jugements rendus, les gouvernements turcs qui se sont succédés ensuite ainsi que ceux d'autres grands pays occidentaux continuent à ne pas reconnaître le génocide arménien.      
 
Nota :  en fin de livre, notices biographiques et rappels historiques apportent un bon complément / résumé des points essentiels soulevés dans le roman.

Extraits du texte :
Les enfants de Haïkastan. C'est ainsi que certains arméniens se surnommaient en référence à Haïk, 
leur ancêtre légendaire, qui aurait été l'arrière-arrière-petit-fils de Noé, le patriarche de la bible. 
 
 Le congrès de Berlin (...) était le conclusion de l'une des innombrables crises qui avaient secoué l'empire 
et débouché en 1878 sur la guerre qui avait opposé les armées du tsar Alexandre II et celles du sultan Abdül-Hamid II 
et s'était achevée sur la défaite des Ottomans. 
Avant même l'ouverture des débats, des tractations secrètes entre l'Angleterre et la Turquie avaient abouti à une "convention d'alliance défensive". Les Turcs cédaient l'île de Chypre- qui commandait le sud-est du littoral méditerranéen-aux britanniques, en échange de quoi ces derniers s'engageaient à garantir le retrait des Russes des régions qu'ils occupaient, laissant du même coup les populations arméniennes face à leur destin ; c'était désormais à la Grande-Bretagne qu'incombait la responsabilité de les protéger. Parallèlement, l'un des articles stipulait que le gouvernement de la Sublime Porte s'engageait à réaliser, sans plus de retard, les améliorations et les réformes exigées par les besoins locaux dans les provinces habitées par les communautés chrétiennes et à garantir leur sécurité. Seulement voilà : pas une seule des réformes promises n'avait vu le jour. 
Au cours des dix-huit années écoulées, le sultan Abdül-Hamid II avait continué en toute impunité
 à appliquer sa politique de terreur à l'encontre des minorités chrétiennes. 
Dix-huit ans... pendant lesquels-hormis quelques cris d'orfraie- l'Europe avait baissé les bras. 
Dix-huit ans et des centaines de milliers de morts ! 
Quatre-vingt mille réfugiés en transcaucasie, des milliers d'enfants devenus orphelins. 
Les Arméniens vendus en échange d'un îlot. 

Dire que c'était à des arméniens, les frères Balian, que le sultan devait une partie de ces splendeurs ! 
La mosquée Hamidié, les palais de Dolmabache, de Beylerbey étaient aussi leurs œuvres. 
Les splendeurs, mais aussi la santé car les trois médecins privés du sultan étaient eux aussi arméniens.
 Alors ? Que s'était-il passé pour qu'aujourd'hui ce peuple, que les Turcs eux-mêmes qualifièrent de milleti sadyka, la "nation fidèle" fût honni et relégué au ban de la société ottomane ?

Vous rêvez encore à l'Arménie de vos ancêtres, celle du temps de Tigrane le Grand, quand vos terres s'étendaient de la mer Noire à la Caspienne et à la Méditerranée ! L'Arménie de Levon le Magnifique et celle des princes Zakarian. C'était il y a deux mille ans ! C'est fini ! Et le vent de l'Histoire ne tourne pas les pages à rebours. Les Parthes sont passés par là, les Perses, les Romains, les Mamelouks, les Kurdes, les Circassiens, Tamerlan et ses Mongols, les Russes et, depuis six siècles, les Turcs. 

Nous avons été le premier royaume officiellement chrétien de l'histoire, un îlot de foi dans un océan de paganisme. C'était il y a plus de mille six cents ans. (...) Souviens-toi que c'est dans nos vignobles que le patriarche Noé s'est enivré ! Que ce même Noé, en débarquant de son arche au sommet du mont Ararat, s'est exclamé : Yerevants ! "C'est apparu !" 

Personne ne sort jamais victorieux d'une guerre, sinon la mort. 

Une minorité devient toujours, tôt ou tard, le bouc émissaire de quelqu'un. (...) 
- Un bouc émissaire ? Pourquoi diable, faudrait-il qu'il y ait un bouc émissaire ? 
- Parce que, lorsque certains individus sont dans l'incapacité d'agir directement sur la source de leur frustration, 
ils déplacent leur agressivité sur une cible faible ou vulnérable. 
Et afin de justifier cette agression, ils attribuent à cette cible des traits négatifs ou indésirables. 

Vous voulez que nous partions pour nous sauver. Vous ne savez donc pas que dès qu'un homme abdique,
 dès qu'il accepte de renoncer à un grain de blé de son champ, une perle d'eau de sa rivière, un caillou de sa montagne, 
le jour où il revient, il ne retrouve ni son champs, ni sa rivière, ni sa montagne. 
Ceux qui auront pris sa place lui auront confisqué sa vie. C'est ce qui se passera si nous abandonnons cette maison. 

- L'Histoire jugera ! (...) 
- Vous êtes bien optimiste, mon amie. L'histoire ne juge que sous la pression. 
Si les enfants des victimes d'aujourd'hui ne maîtrisent pas les rouages qu'il faut, là où il le faudra,
 l'histoire restera muette ou alors elle chuchotera. 

Nous survivrons. Tu m'entends ? Sinon, dis-moi, qui témoignera ? 

Il est pour le moins étrange que les dirigeants turcs qui se sont succédé à ce jour persistent dans leur refus de reconnaître des massacres pourtant jugés et officiellement condamnés par leur prédécesseurs...

Titre : Erevan
Auteur : Gilbert Sinoué
Première édition : 2009

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