lundi 9 août 2021

Le parfum de l'exil de Ondine Khayat

 
Au décès de Nona (Luna), la grand-mère qui l'a élevée, Taline est dévastée. Elle reçoit en héritage la maison de la vieille dame (102 ans) à Bandol, l'entreprise de parfum dans laquelle elle opère déjà comme "nez" et un lot d'indices qui mèneront à trois cahiers lui révélant son histoire familiale si elle souhaite la connaître.
Ces cahiers sont ceux de Louise Kerkorian, son arrière-grand-mère arménienne qui y relate sa vie en trois volets : il y a d'abord celui de la "petite poétesse de Marache" élevée dans une famille aisée et aimante au début XXème siècle en Turquie, une enfance heureuse auprès d'un grand-père charismatique. C'est ensuite la rupture brutale avec ces jours bénis et le basculement dans le cauchemard du génocide et de l'exode arménien de 1915 avec sa petite soeur Marie sur laquelle elle veille et enfin, la vie "d'après", d'Alep à Beyrouth, bien difficile à reconstruire.
 
Pour Taline qui mène une vie professionnelle active et une relation amoureuse toxique avec Mathias, compagnon homme d'affaire-banquier-ambitieux-sans cœur, la lecture de ces cahiers est progressive, prise sur ses moments de liberté, la nuit ou les week-ends. Une période de remise en cause, d'affirmation professionnelle et personnelle, de pacification intérieure et de clarification familiale. 
C'est aussi l'occasion de se remémorer les moments privilégiés avec sa grand-mère dont elle fait le deuil, celle qui lui a tant apporté, son ancrage émotionnel et sa formatrice dès l'enfance pour développer ses dons olfactifs au travers du "jeu des odeurs". Un processus qui donne finalement à Nona une enveloppe plus humaine et plus complexe que l'idéalisation simplificatrice dont Taline l'avait entourée.  
  
Un plumier, un cahier de poème, un petit cœur de bois en guise de fil rouge ; trois cahiers et une explosion olfactive dont les parfums nous enveloppent et nous font traverser le temps auprès de cette famille  arménienne sur quatre générations... J'ai lu ce roman presque d'une traite et pourtant ce n'est pas un coup de cœur parce que je n'ai pas totalement adhéré à la partie "moderne" : je n'ai pas aimé le personnage de Taline manquant parfois de consistance et de réalisme, notamment sur le plan du comportement relationnel avec son compagnon (qui me semble finalement une sorte de "parasitage" inutile au cœur de l'histoire). Je n'en ai pas moins aimé toute la partie historique relatée dans les cahiers, le sillage olfactif distillé entre les pages, l'écriture et le style parfois plein de poésie. J'ai aussi aimé les questions sous-jacentes qui sont abordées, les questions de résilience, la douleur de l'arrachement, les relations de filiation et inter générationnelle, la question de l'amour maternel qui ne va pas de soi, le poids de l'héritage et du secret, les questions de la transmission, etc. Globalement, un bon roman historique, joliment écrit.
 
Tirés du texte :
- Et l'enfance, où s'en va-t-elle quand on devient grand ? (...)
- Elle ne s'en va jamais. C'est nous qui la chassons. Grandir c'est faire l'expérience du monde. Si l'on ne veille pas sur son innocence, la réalité l'anéantit. Il faut toujours conserver les yeux de sa jeunesse, car on ne devient un être complet que lorsque l'on est capable de ressentir comme un enfant tout en prenant son envol et en s'ancrant dans la réalité.
 
La cérémonie du kodo allait bientôt commencer. La jeune femme aimait passionnément ce rituel japonais qui mettait en avant la spiritualité des odeurs. Il ne s'agissait pas ici de sentir le parfum, mais de l'écouter. (...)
Le kodo faisait partie des arts raffinés, les geïdo, et était également appelé "cérémonie de l'encens". (...)
Ce voyage à travers les sens était reconnu pour posséder plusieurs vertus, notamment apaiser les sens, purifier le corps et l'esprit, éliminer les polluants, réveiller les esprits, soigner le sentiment de solitude et calmer les périodes agitées. 
 
Une équipe de scientifiques suisses a démontré en 2012 que les traumatismes laissaient des traces dans le sang des victimes jusqu'à la troisième génération (...) Les traumatismes s'impriment en nous et peuvent modifier la transcription de nos gènes, ce qui est logique, puisque , notre environnement a une influence sur l'expression génétique (...) Lorsque nous sommes exposés à un stress, qu'il soit physique ou psychologique, nous réagissons par le biais de nos gènes , qui produisent des protéines et du cortisol. Si le stress est très élevé, nos gènes subissent des modifications chimiques. Les scientifiques appellent ça la méthylation génétique. Il semble que ce sont ces méthylations génétiques qui se transmettent aux générations suivantes. Bien sûr, plus le traumatisme est important, plus la méthylation l'est aussi. 
 
Le traité de Sèvres fut signé avec la Turquie le 11 août 1920. Ce traité consacra le démembrement de l'Empire ottoman. Au nord-est, il était prévu une République d'Arménie. Mais il ne fut jamais appliqué...
Le Noël 1920 fut particulièrement triste : en décembre, l'Armée rouge entra à Erevan et l'Arménie devint une république soviétique. Tous nos rêves d'indépendance s'effondrèrent et je ne vis une fois de plus que l'immense malédiction qui s'abattait sans cesse sur mon peuple. Trois ans plus tard, le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923, fixerait les frontières de la Turquie moderne. Il remplacerait celui de Sèvres et ne mentionnerait pas même l'existence de l'Arménie.     
 
Sur la question arménienne, voir aussi : 
 
Titre : le parfum de l'exil
Auteur : Ondine Khayat
Première édition : 2021

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