Quand James, alias Lady Prudence de la maison Xtravaganza, rencontre Victor Santiago dans un bar de New York, souvenirs et confidences jaillissent. L'ancienne Drag Queen afro-américaine flamboyante qui a vécu le bouillonnement des grandes années du drag, du voguing, des bals, des "maisons/familles", des clubs dans le New York des années 1980 se raconte au jeune père de famille latino californien fasciné, qui se cherche avant de devenir lui-même Maya Guadalajara, candidate montante d'une émission de télé-réalité dédiée aux drags.
Une histoire en miroir portée par une narration à la deuxième personne du singulier, d'abord par la voix de James puis par celle de Victor, avec ce "tu" qui souligne la proximité et l'intimité des deux hommes se livrant l'un à l'autre en toute confiance, dans une véritable communion de cœur.
Au travers de leurs deux histoires individuelles, deux générations, deux jeunesses séparées d'une trentaine d'année, c'est toute une chronique sociétale qui se dessine sur ce monde tout en paillette, en clinquant, en démesure et en extravagance, fauché à son firmament par le sida avant de se réinventer en trouvant de nouvelles voies d'expressions grâce au développement des réseaux sociaux.
Mais derrière l'exubérance et l'impression de fête permanente se cachent des individus, des destins, des parcours très variés, souvent douloureux, en recherche de reconnaissance, des anonymes et d'autres personnages "secondaires" devenus des célébrités, des chanteurs, des artistes, peintres, photographes comme Madonna, David Bowie, Prince, Jean-Paul Gaultier, Tom Waits, Nick Cave, Ladu Bunny ou RuPaul, Keith Haring ou Nan Goldin parmi tant d'autres.
Fabuleusement écrit, ce roman - presque un témoignage - ouvre avec délicatesse et humanité la porte d'un monde que je ne connaissais pas sinon au travers de quelques photos et de reportages.
Un énorme coup de cœur ♥ après la vie rêvée des hommes de François Roux avec lequel quelques éléments de l'histoire et de l'ambiance du New York des années 1980 se recoupent en se complétant, l'éclairage et les points de vues n'étant pas exactement les mêmes.
Différent, original, incontournable, à lire absolument !
Tirés du texte :
Au bal, tu viens montrer ton arrogance. Tu es vue, tu es venue, tu vaincras, c'est notre devise. Dans la vie, on nous ignore, on nous rejette, on nous brise les genoux à coup de batte de fer. Voilà pourquoi on se retrouve là.
C'est notre façon d'exister. Notre manière de faire comme les Blancs. D'être des superstars.
Les plus perfectionnistes arrivent à midi. Chaussées de vieilles tennis jaunies, elles passent sept heures devant leur reflet.
Travail de peintre et de modèle. Les angles et les ombres du visage, les sourcils et les ongles, choyées au crayon.
Personne ne sait à quel point c'est difficile de ressembler à des femmes.
Vous êtes des hommes, des femmes ? Ou des lesbiennes ? Des femmes de mauvaise vie peut-être ? Des coureuses de rempart ?
Ou des artistes, alors ? Et dites, vous vous droguez ?
(...) Avec les drags, les hommes se comportent toujours comme des trouducs. Ce doit être écrit dans la Bible ou le code génétique. Dans la hiérarchie des proies, les hommes nous situent entre la jeune fille "qui l'a cherché" et la catin immigrée.
(...) Ceux qui nous font le plus de peine, ce sont les gays et les lesbiennes qui nous jugent, sans comprendre.
- C'est quoi votre problème ? Pourquoi vous nous caricaturez ? A cause de vous, le monde nous prend pour des fofolles hystériques.
(...) - Vous pensez que l'on remue les fesses pour faire les belles ? On déplace les structures nous. On combat.
En montrant nos différences, on étrangle les carcans normatifs de l'identité.
Je lui explique la différence entre cross-dresser, travestis, female impersonators, drags et transgenres.
- La différence, c'est notre corps. Ce qu'il te dit tout au fond.
Certains répètent inlassablement qu'on est des monstres. Des fous à électrocuter.
Alors que d'autres pensent que l'on est les plus belles choses de ce monde. (...)
Nous sommes des centaures, des licornes, des chimères à têtes de femmes.
C'est vrai que nous sommes les plus jolis monstres du monde.
Pendant plus d'un an, ton monstre et toi m'avez tout raconté. Le temps, le succès, l'érosion, les sifflements, les coups durs, les déboires, les au revoir. Tu as perdu quatre cent cinquante-quatre amis à cause du sida. Non, tu rectifies, quatre cent cinquante-cinq : Paris DuPree est morte l'an dernier chez elle à Capitol Reef et personne n'en a parlé parce qu'il n'était personne.
-Nous sommes personne. Seulement des hommes dans des robes.
Pour les queens, il existe trois types de performances. Celle qui reproduit l'image hétéronormative. Celle qui la rejette. Et celle qui la déplace. Pour ce soir, je choisis la troisième. Je veux être différente. Briser les conventions. Réunir les hommes et les femmes, les belles pédales et les beaux fils à papa. Dans mon numéro, je vais marier les refoulés, les touristes, les locaux, les malades.
Faire des nœuds dans les genres. Les bisexuels, les lesbiennes, et les trans. Éclater le binaire.
Faire de l'identité une grande fête, avec les paillettes, mes revendications et ma robe d'homme homosexuel.
N'oublie jamais qui nous sommes, Victor. Nous sommes un petit pays de fou dans la doublure du monde. Bric-à-brac de bric et de broc, clandestin, cachés dans les replis des consciences. Nous devons montrer nos nuances, nos ratures, nos erreurs de la nature. Nous sommes une chose et une autre, tout et son contraire, nous sommes la perfection et ses défauts. Nous sommes les maharadjahs sans visage, alités par la fièvre ou endiablés sur le dancing. On n'a pas peur du grabuge et de la nuit qui s'écroule sur les toits. Les drags et les trans meurent chaque jour mais on tient bon.
On passe sous les échelles en ricanant. On ouvre les parapluie et brise les miroirs.
On amadoue les mauvais sorts et les chats noirs parce que nous aussi, nous ne sommes que de la chair de gouttière.
Titre : Jolis jolis monstres
Auteur : Julien Dufresne-Lamy
Première édition : 2019
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