vendredi 7 août 2020

L'étrangère de Valérie Toranian

Les vivants ne doivent pas se reprocher d'être vivants.
Sinon les Turcs auront tout pris. La vie et la raison..

Adoptant la forme d'une biographie romancée, Valérie Toranian rend hommage à sa grand-mère paternelle d'origine arménienne et à travers elle, à toutes les victimes du génocide arménien, avéré mais jamais reconnu par les gouvernements Turcs successifs depuis maintenant plus d'un siècle.

Dans une alternance de chapitres entre fin et début du XXème siècle, la narratrice emploie la première personne du singulier pour nous parler de sa famille et de sa relation particulière avec cette grand-mère-gâteau - Nani - dont la relation va se "nourrir non par les mots, mais par la bouche" et la troisième personne du singulier lorsqu'elle retrace le parcours de cette même Arvani, d'Amassia - sa ville d'origine - à Paris, en passant par Alep, Constantinople et Marseille. 

Une grand-mère rescapée des convois de femmes déportées en 1915 après que les hommes aient été arrêtés et exterminés alors qu'elle n'avait que 16 ans et toute jeune épouse (déjà veuve) d'un mariage arrangé par son père. Témoin du pillage de sa maison à peine quittée ; survivante parce que sa mère avait réussi à cacher un peu d'argent et qu'elle a été protégée par une marraine plutôt maligne et aussi parce qu'elle n'était "pas assez belle pour être vendue" ... Témoin des horreurs de la déportation, de la faim, de la soif, de la déchéance, de la mort et du désespoir des mères marqué de quelques épisodes particulièrement  éprouvants ... L'exil à plusieurs reprises, la résilience, un mariage de convenance pour quitter Constantinople parce qu"'une femme sans homme ne peut rien" ...

Un personnage pragmatique et parfois décalé dans la France d'après-guerre, plein d'une dignité rigide un peu froide mais chargée de respectabilité, qui ne se raconte pas et qui veut garder le secrets des épreuves traversées pour elle malgré les solicitations répétées de sa petite-fille ; une femme toutefois soucieuse de préserver la mémoire des siens par le maintien de la langue et de la culture dont elle est issue alors que son fils a fait le choix d'épouser une "pure française", professeur de français et de latin.
Fruits des deux cultures, Valérie petite-fille sait habilement jouer sur les deux tableaux pour s'allier mère et grand-mère, branche française et branche arménienne, en semant au passage quelques anecdotes cocasses dont le lecteur se régale. On découvre également la frustration et la douleur des arméniens liée à la non-reconnaissance du génocide de leur peuple avec l'incompréhension qu'elle génère.. 

J'ai lu L'étrangère d'une traite, un livre plein de tendresse pour cette grand-mère d'un autre temps dont l'histoire a en outre le mérite de documenter une part d'histoire trop souvent passée sous le tapis et à laquelle j'ai pu être sensibilisée par des amis d'origine arménienne dont l'histoire familiale fait largement écho à celle d'Arvani.

Le roman d'une histoire vraie qui sonne juste, une pierre déposée à l'autel du martyr du peuple arménien montré ici par le petit bout de la lorgnette, à découvrir.  

Extraits du texte :
- Chaque jour de la vie qui me reste, je remercierai Dieu de t'avoir pour marraine.(...)
- Remercie-le plutôt de ne pas t'avoir faite belle.

La dysentrie, le typhus, la malaria et la famine sont des agents actifs de l'extermination.

Dieu t'a fait un cadeau immense, Aravni, c'est de ne pas encore avoir d'enfant. Tu n'as pas eu à choisir entre le donner ou risquer de le voir crever dans tes bras. Alors arrête de juger.

Je voudrais être juive parce que c'est comme être arménien avec la reconnaissance en plus.
(...)
Le fait que les Turcs refusent juqu'à aujourd'hui de reconnaître le génocide des Arméniens rend fou. Ce serait comme dire aux descendants des Juifs dans une Europe où les nazis auraient gagné la guerre : il ne s'est rien passé, c'était la guerre et ses dommages collatéraux et vous avez émigré pour aller faire fortune ailleurs. Il y a presque autant de preuves du génocide arménien que de l'holocauste juif. Elles sont dans les archives turques (dont l'accès libre est refusé aux historiens), dans les archives allemandes (en accès libre), dans les archives américaines (en accès libre également). Mais la Turquie refuse, gouvernement après gouvernement, depuis Mustafa Kémal, de reconnaître ce crime de son passé et fait pression pour empêcher les Arméniens d'en faire état.
(...)
Ce dénit d'histoire est un noeud coulant qui empêche tout Arménien, non pas de vivre, mais de respirer normalement.

Sur les photos de famille, elle se tient raide, l'air distant, presque froid. J'ai longtemps mis cette expression sur le compte d'une timidité face à l'objectif, mais il n'en est rien. Elle pose en femme respectable. Chacun doit comprendre qu'aucun des drames de sa vie n'a eu raison de ses bonne manières, héritage de sa mère et de l'éducation stricte donnée aux filles. Sous la chair ronde, un corset de convenance articule son corps dans une vigilence permanente.

Titre : L'étrangère
Auteur : Valérie Toranian
Première édition : 2015

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