Ecrivain-voyageur, Sylvain Tesson a été invité par Munier* à se joindre à son expédition sur les contreforts de l'Himalaya où il veut immortaliser la panthère des neiges par ses clichés, animal disparu selon certains mais dont il pense retrouver la trace.
Une équipe à quatre, complétée par Marie, compagne de Munier passionnée de reportages animaliers, et Léo, technicien en charge du matériel dans laquelle Sylvain Tesson fait un peu office de "joker", tout à la fois compagnon, témoin et de chroniqueur.
Dans cette Panthère des Neiges, il nous rapporte cette aventure unique sur les sommets tibétains, menée dans des conditions extêmes : la neige, le froid, l'altitude, l'isolement, l'univers minéral impropre à la survie de l'homme, etc. Un milieu hostile abritant pourtant un sanctuaire animalier pour qui sait observer et se fondre dans le décors afin d'y déceler la vie qui s'y cache. Une expérience très différente des récits de voyages auxquels il nous a habitué parce que cette fois, ce n'est pas tant le périple qui compte mais plutôt l'affût fait de l'attente et de la patience qu'il nécessite. Dans le silence de ces haut lieux spirituels, c'est l'esprit de l'écrivain qui vagabonde dans une aventure plus intime, plus spirituelle aussi parce que l'immobilité pousse à l'introspection et à la contemplation dans une attitude quasi méditative.
Un texte presque mystique, incomparable, marqué du talent, de la culture et de l'émerveillement de Sylvain Tesson, étayé d'autodérision, de pensées, d'aphorismes, de réflexions, de citations, de bons mots.
Un témoignage précieux et un pur moment de bonheur littéraire ♥ !
* Vincent Munier / le photographe animalier
Tirés du texte :
L'affût est un pari : on part vers les bêtes, on risque l'échec. Certaines personnes ne s'en formalisent pas et trouvent plaisir dans l'attente. Pour cela, il faut posséder un esprit philosophique porté à l'espérance.
Sur ces pentes de loess les troupeaux laissaient leurs pointillés d'empreintes. La haute couture du monde.
Les scientifiques le regardaient de haut. Munier considérait la nature en artiste. (...) Il célébrait la grâce du loup, l'élégance de la grue, la perfection de l'ours. Ses photos appartenaient à l'art, pas à la mathématique.
C'était un paysage de désert minéral que des mouvements magmatiques auraient hissé au ciel. Ces spectacles constituaient l'héraldique de la haute Asie : une ligne de bête au pied d'une tour posée sur un glacis. Tous les jours, dans les à-plats arasés, nous prélevions nos visions : des rapaces, des pikas - le nom des chiens de prairie tibétains -, des renards et des loups.
Une faune aux gestes délicats adaptés à la violence des altitudes.
L'énergie du monde circulait en un cycle fermé, du ciel aux pierres, de l'herbe à la chair, de la chair à la terre, sous la houlette d'un soleil qui offrait ses photons aux échanges azotiques. (...) Tout passe, tout coule, tout s'écoule, les ânes galopent, les loups les pourchassent, les vautours planent : ordre, équilibre, plein soleil.
Un silence écrasant. Une lumière sans filtre, peu d'hommes. Un rêve.
On pouvait s'échiner à explorer le monde et passer à côté du vivant (...)
Désormais je saurais que nous déambulions parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles. Je m'acquittais de mon ancienne indifférence par le double exercice de l'attention et de la patience. Appelons cela l'amour. (...)
Les bêtes sont des gardiens de square, l'homme y joue au cerceau en se croyant le roi.
C'était une découverte. Elle n'était pas désagréable. Je savais désormais que je n'étais pas seul.
Les artistes le savent : le sauvage vous regarde sans que vous le perceviez. Il disparaît quand le regard de l'homme l'a saisi.
Munier, tristement :
- Mon rêve dans la vie aurait été d'être totalement invisible.
La plupart de mes semblables, et moi le premier, voulaient le contraire : nous montrer.
Aucune chance pour nous d'approcher une bête.
Hier, l'homme apparut, champignon à foyer multiple. Son cortex lui donna une disposition inédite : porter au plus haut degré la capacité de détruire ce qui n'était pas lui-même tout en se lamentant d'en être capable.
A la douleur, s'ajoutait la lucidité. L'horreur parfaite.
Novalis l'avait dit plus subtilement : "nous cherchons l'absolu, nous ne trouvons que des choses."(...)
L'affût était une prière. En regardant l'animal, on faisait comme les mystiques : on saluait le souvenir primal.
L'art aussi servait à cela : recoller les débris de l'absolu.
Les animaux incarnent la volupté, la liberté, l'autonomie : ce à quoi nous avons renoncé.
Les canyons ouvraient des couloirs obscurs. Ils appelaient trois races : le contemplateur, le prospecteur, le chasseur.
Nous étions de la première.
-Ne mettez pas de boules Quies, les loups vont peut-être chanter.
C'était pour entendre des phrases pareilles que je partais en voyage.
L'intelligence de la nature féconde certains êtres sans qu'ils aient accompli d'études. Ce sont des voyants, ils percent les énigmes de l'agencement des choses là où les savants étudient un seule pièce de l'édifice.
Pendant que mes amis détaillaient le monde à la lunette, j'étais à l'affût d'une pensée, pire ! d'un bon mot. J'écrivais des aphorismes dès que je le pouvais. L'occasion était difficile car les gerçures faisaient saigner les doigts.
A huit ans, ces mômes avaient la notion de la liberté, de l'autonomie et des responsabilités, la morve au nez, le sourire en coin, un poêle comme seconde mère et un troupeau de géants à charge (...)
Ils échappaient à l'infamie de nos enfances européennes ; la pédagogie, qui ôte aux enfants la gaieté.
Je croyais depuis longtemps que les paysages déterminent les croyances. Les déserts appellent un Dieu sévère, les îles grecques font pétiller les présences, les villes poussent au seul amour de soi, les jungles abritent les esprits. Que des bons pères aient réussi à conserver leur foi en un Dieu révélé au milieu des forêts où criaient les perroquets me paraissait un exploit.
J'avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. Elle invitait à s'asseoir devant la scène, à jouir du spectacle, fut-il un frémissement de feuille.
La patience était la révérence de l'homme à ce qui était donné. (...)
Attendre était une prière. Quelque chose venait. Et si rien ne venait, c'était que nous n'avions pas su regarder.
L'affût commande de tenir son âme en haleine. L'exercice m'avait révélé un secret : on gagne toujours à augmenter les réglages de sa propre fréquence de réception. Jamais je n'avais vécu dans une vibration des sens aussi aiguisée que pendant ces semaines tibétaines. Une fois chez moi, je continuerais à regarder les monde de toutes mes forces, à en scruter les zones d'ombre. Peu importait qu'il n'y eût pas de panthère à l'ordre du jour. Se tenir à l'affût est une ligne de conduite. Ainsi la vie ne passe-t-elle pas l'air de rien. On peut tenir l'affût sous le tilleul en bas de chez soi, devant les nuages du ciel et même à la table de ses amis.
Dans ce monde, il survient plus de choses qu'on ne le croit.
Titre : La panthère des neiges
Auteur : Sylvain Tesson
Première édition : 2019
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