dimanche 7 mars 2021

Le stradivarius de Goebbels de Yoann Iacono

 
En 1943, au cours d'une cérémonie organisée à Berlin pour célébrer l'alliance entre l'Allemagne nazie et l'empire du Japon, Joseph Goebbles offre un Stradivarius à une toute jeune virtuose japonaise venue se former en Europe, Nejiko Suwa. Un objet au cœur de ce roman oscillant entre, d'une part, le rapport qu'entretien la japonaise avec son violon et les recherches menées par le narrateur pour en retrouver la trace d'autre part. 
Contre toutes apparences, l'instrument est initialement un cadeau empoisonné pour Nejiko Suwa : elle se l'approprie comme un privilège sans se poser trop de questions sur son origine et se dédie entièrement à la pratique de son art mais elle a du mal à trouver l'âme de l'instrument qui lui résiste ... et si elle ne fait par ailleurs pas de politique et choisit de vivre à Paris, elle n'en est pas moins amenée à se produire un peu partout en Europe au sein du philharmonique de Berlin pour être, symbole de fait, à la fois victime et actrice passive de l'histoire et du monde qui l'utilise. 
Quant au narrateur, Félix Sitterlin, ce violon est avant tout un bien spolié à une famille juive française qu'il faut récupérer, le fil rouge qu'il tire en se faufilant dans l'espace-entre le Japon, l'Europe et les États-Unis- et le temps-avant, pendant et après la seconde guerre mondiale.
 
Le texte et la lecture sont fluides, le ton juste, avec une alternance de points de vues, celle du narrateur qui raconte et des extraits de journaux attribués à Nejiko permettant de lui donner voix. Le récit est d'autant plus intéressant qu'il est basé sur une histoire vraie mais du coup, je regrette l'absence d'une postface de l'auteur qui permettrait de faire la part des choses entre faits et part romancée parfois bien difficiles à déméler alors que la bibliographie fournie montre une documentation solide du sujet. Ce texte n'en soulève pas moins pas mal de réflexions sur la place de l'art et la conscience des artistes par rapport au monde politique et le régime en place, la question de la "collaboration", de la "manipulation" ou de l'intégrité : peut-on continuer à pratiquer son art sans pour autant cautionner ceux qui vous utilisent à des fins de propagande ?  

Un violon, une musicienne japonais et une époque...une relation Allemagne-Japon rarement abordée... une "petite histoire" au cœur de l'Histoire avec sa part sombre et lumineuse, ses alliances, ses symboles, ses compromissions et ses arrangements. 

Extraits du texte : 
Herbert Gerigk (...) est le directeur du Sonderstab Musik, un commando de l'Einsatzstab Reichsleiter Rosenbergen qui confisque tous les biens de valeur des juifs et les rapatrie en Allemagne. En deux ans, dans la France occupée, il a pillé trente-quatre mille cinq cents maisons et appartements juifs, confisqué des milliers de meubles, de tableaux, un seul stradivarius. 

Gerigk savoure sa victoire : il a convaincu Goebbles que la musique est l'art germanique par excellence et qu'elle doit être au cœur de la propagande du régime Nazi, une arme d'asservissement. Quoi de plus servile qu'un orchestre, avec son chef, ses exécutants, ses obéissants, sa cadence, sa mesure ? C'est Gerigk qui a inspiré la mesure du bureau central de sécurité du Reich autorisant la création d'orchestres- Lagerkapelle-dans les camps d'extermination pour apaiser les prisonniers avant leur mise à mort.
 
Cet instrument est davantage qu'un simple encouragement pour votre immense talent. Il symbolise l'unité entre nos deux pays, nos deux peuples. Le perdre ou se le faire voler serait une offense au peuple allemand. Une faute impardonnable qui salirait l'honneur de la nation japonaise toute entière.
 
Depuis l'étranger, les marques de désapprobation dont faut l'objet Furtwangler sont de plus en plus virulentes (...) Même s'il garde savamment ses distances, notamment par ses choix de programmation musicale, le simple fait de rester chef d'orchestre du Philarmonique de Berlin est, pour les éditorialistes, une décision morale. Furtwangler s'est certes toujours opposé à l'expulsion des musiciens juifs de l'orchestre, mais il n'a jamais obtenu gain de cause non plus.
 
Toute sa vie, on se sera servie d'elle comme d'un symbole. Non pas de sa musique ni même véritablement de son violon, mais d'elle, de ce qu'elle incarne : naguère, la musicienne japonaise installée en Europe qui scelle l'alliance des deux empires, et, désormais, la violoniste nippone formée en Europe, modèle à encourager dans ce nouveau Japon modernisé que le général MacArthur est venu bâtir.

Cette parodie de justice est si évidente que lorsque les intérêts américains sont concernés, personne n'est inquiété : Oga en veut pour preuve le sort du général Shiro Ishii, responsable des expérimentations bactériologiques de l'unité 731, qui a négocié de ne pas être inquiété en échange de la transmission aux services secrets américains de tous les résultats de ses macabres expériences.
 
La paix demeure toujours fragile quand elle ne repose pas sur un vigilant travail de mémoire (...) qui se souvient que c'est Hitler qui a instauré le symbole du relais de la flamme olympique aux jeux de Berlin en 1936 ? 

L'oubli de ses propres fautes est la plus sûre des absolutions (Adenauer)

Titre : le stradivarius de Goebbels
Auteur : Yoann Iacono
Première édition : 2021

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