jeudi 19 septembre 2019

Condor de Caryl Férey


À Santiago, plusieurs corps d'enfants sont retrouvés dans le quartier populaire de Victoria rongé par la pauvreté, la drogue, les gangs. La quatrième vicitime est Enrique, le fils du rédacteur de Señal 3, la seule chaîne activiste qui s'intéresse au sort des plus pauvres, et l'ami de Gabriela, jeune indienne Mapuche étudiante en cinéma qui avait été hebergée par la famille à son arrivée dans la capitale. Vidéaste compulsive, la jeune femme a filmé la découverte du corps qui montre des traces de poudre blanche sous la narine de l'enfant sans doute victime d'une overdose. Face à la passivité de la police qui se désintéresse ostensiblement de ces affaires, la jeune femme ne va pas lâcher le morceau et fait appel à un avocat, Esteban, fils de bonne famille devenu paria, spécialiste des "causes perdues" pour mener une enquête dont les ramifications n'épargneront pas la bonne société chilienne et la fange sur laquelle elle repose, issue des années noires du coup militaire de 1973 et des années de dictature qui ont suivies.

Un roman violent et puissant étayé d'une galerie de personnages variés pour figurer plusieurs tranches de la société, intéressants et attachants comme le bon Père Patricio oeuvrant dans le quartier de Victoria ou Stefano, projectionniste et logeur de Gabriela, ancien militant du MIR, mouvement de gauche révolutionnaire ... alors que d'autres sont beaucoup moins présentables et sans scrupules.

Un roman noir intelligent qui va bien au delà du simple polar : admirablement documenté, il offre au lecteur un panaroma réaliste et passionnant de la société chilienne contemporaine marquée par son capitalisme sauvage dominé par quelques familles. Aspects sociologiques, historiques ou politiques, Caryl Férey a soigneusement étudié son sujet qu'il maîtrise pour nous faire voyager et découvrir ce pays dans sa diversité humaine et géographique, de Santiago à Valparaiso, des Andes aux bords du Pacifique en passant par l'aridité du désert d'Atacama.  

J'avais découvert cet auteur au travers de sa saga maorie néo-zélandaise que j'avais aimé, bien documentée elle aussi, mais pour laquelle j'avais à l'époque émis quelques réserves d'écriture qu'on ne peut désormais plus lui reprocher ; celle-ci est désormais agréables et fluide pour servir un scénario haletant et bien construit : tout simplement passionnant !
Une invitation au voyage dont je suis vraiment fan ... à suivre donc !

Du même auteur, sur mon blog Vivre Auckland, voir aussi :
Livres - Saga Maorie (Haka - Utu) - Caryl Férey

Tirés du texte (...et tant d'autres extraits surlignés et non repris...) :
L'oubli fait aussi partie de la mémoire.

La loi antiterroriste qui frappait les opposants à la dictature avait été abrogée au retour de la démocratie, sauf pour les Mapuches.(...)
Cartes postales, magnets, cahiers, posters, livres, même les toilettes de certains bars étaient à l'effigie des Selk'nam, Ona ou Yamana, ces peuples mythiques devenus cultes une fois disparus : leur liberté d'Indiens faisait rêver à condition qu'ils n'en aient plus. 

Sur les huit cents enquêtes menées contre les criminels de la dictature, 
seules soixante et une avaient mené à des peines de prison effectives. 

Extermination d'opposants politiques sans jugements ni procès (...) Avec l'aide d'agents de la CIA, Pinochet et ses généraux avaient, sous le nom de Plan Condor, étendu l'opération criminelle et secrète non seulement au Chili mais dans les dictatures voisines - Uruguay, Brésil, Argentine, Paraguay, Bolivie -, puis ils avaient poursuivi la traque dans le monde entier.
Soixante mille morts : une hécatombe intercontinentale, silencieuse. On retrouvait des opposants réfugiés en Europe empoisonnés, suicidés, accidentés de la route ou froidement abattus lors d'attentats jamais revendiqués ou alors par des opérations fantoches. L'ancien ministre proche d'Allende, Orlando Letellier, avait été exécuté avec sa secrétaire en pleine rue à Washington même. Letellier n'était pas la seule icône de la résistance visée par les tueurs de Pinochet : Pablo Neruda, cancéreux, était mort d'une brusque rechute à l'hôpital quelques jours après le coup d'État, Frei, l'ancien président chilien leader de la Démocratie chrétienne, était, lui aussi mystérieusement décédé lors d'une banale hospitalisation. Agissant le plus souvent avec la complicité des services secrets locaux, les agents du Condor avaient propagé partout ce terrorisme d'État sans qu'aucun de ses acteurs ne soit jamais inquiété. 

Le coup d'État de Pinochet dépassait la simple restauration de l'ordre ancien : la dérégulation tous azimuts que les Chicago Boys expérimentaient au Chili était une nouvelle forme de capitalisme où l'État non seulement se désengageait de l'économie et des services publics, mais bradait le pays entier au secteur privé.

Port mythique des cap-hornier du Pacifique Sud jusqu'à l'ouverture de Panama, Valparaiso avait failli être rayé de la carte après le tremblement de terre de 1906 qui avait dévasté la moitié de la ville. Les riches avaient rebâti leurs maisons sur les collines, les autres s'étaient accrochés à ce qu'ils pouvaient. Régulièrement, les incendies continuaient de ravager les quartiers pauvres, mal raccordés, mais avec ses cerros aux maisons colorées entassés contre les flancs pentus des collines, ses ruelles baroques, ses graffitis subversifs et ses funiculaires d'une autre temps, Valparaiso restait la plus belle ville du pays. 

Des animatas - "petites âmes" - ponctuaient les bas-côtés, cortège funèbre de sépultures baroques rappelant le prix humain payé à l'expansion d'un pays en perpétuel chantier. À chaque kilomètre ou presque se dressaient des croix blanches et des couronnes de fleurs pour célébrer le dieu du pneu, du gasoil.

Titre : Condor
Auteur : Caryl Férey
Première édition : 2016

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire