dimanche 31 octobre 2021

Soleil Amer de Lilia Hassaine


Au début des années 1960, Naja quitte son Algérie natale avec ses trois filles, Maryam, Sonia et Nour, pour rejoindre son mari Saïd, ouvrier spécialisé en France. Pleine d'espoir pour l'avenir et pas encore minée par le secret entourant les deux "cousins" Amir et Daniel, la famille est installée en HLM, creuset du "vivre-ensemble". Mais au fil des décennies- 1960,1970,1980- l'environnement et les perspectives se transforment, l'utopie des cités de la fin des trente glorieuses est progressivement sappée par le chômage, l'uniformisation, la détérioration et la ghetto‐isation qui impactent impitoyablement la chronique familiale.
 
Un roman tracé à grands coups de pinceaux pour offrir au lecteur une fresque familiale et sociale sur trois décénnies. L'écriture est délicate et sûre, le trait efficace et ajusté pour aller à l'essentiel sans se perdre en développements. 
Un roman éclairé du regard des femmes, décliné sous le signe de la soumission, de la solidarité, des amitiés féminines, des joies et de la souffrance, des désillusions. Il y a le poids de la tradition avec ses entraves non seulement pour la condition féminine mais aussi par rapport à ce qui est attendu des garçons. Et puis bien sûr il y a la question de l'exil - quand on n'est pas d'ici et plus de là-bas non plus - et, dans son sillage, ses dérivés liées à l'immigration, l'intégration, le rejet, le racisme, la stigmatisation.
 
C'est joliment écrit et les pages tournent vite. J'ai aimé, aussi bien la chronique familiale sur laquelle pèse son étrange secret, que le fil historique illustrant l'évolution des cités HLM, de grandeur à décadence.
 
Extraits du livre :
Naja avait à peine vingt-six ans, mais elle vivait déjà dans l'angoisse de la perte.Ici, tout était si fragile.
 
Saïd avait connu les bidonvilles, puis écumé les foyers pour travailleurs immigrés, des dortoirs où les ouvriers s'entassaient à six ou sept sans intimité. Considérés comme de simples outils de travail, ces hommes avaient été coupés de leurs familles et des plaisirs de la vie.
Ils étaient nombreux à avoir sombré dans l'alcool.
À leur arrivée, les femmes furent les proies des frustrations de leur mari.
Naja tomba enceinte.
 
Elle lui avait donné, comme seuls les êtres profondément généreux savent donner : gratuitement.
 
Le projet des HLM, c'était l'utopie du vivre-ensemble, cette idée selon laquelle on mélangeait les cultures et les milieux sociaux.
C'est ce qui se produisit, dans un premier temps.
 
Plus les années passaient, plus le secret s'enfonçait, et on empilait par-dessus des mensonges comme on coule du béton pour combler un trou.
 
 Elle aurait voulu ne jamais avoir de filles, car elle en savait les tourments. Le bon Dieu lui en avait donné trois, et lui avait retiré un fils dont l'âme planait chaque jour au-dessus de sa tête. Naître fille, ça voulait dire devenir la boniche de ses frères, puis celle de son mari, ne jamais jouir d'aucun plaisir, si ce n'est ceux de la bouche, et donc grossir, grossir, grossir, tomber enceinte autant de fois que possible, accoucher sans bruit, brider ses propres filles, qui reproduiront le même schéma à leur tour : "La féminité est une maladie transmissible. On trimballe les tares de nos mères et on les refile à nos mômes." 

Dans le regard des français, il était l'immigré ; en Algérie, il s'en était aperçu au mariage de Maryam, il était aussi devenu l'immigré. On ne veut pas de celui qui arrive, on en veut à celui qui nous quitte. Il appartient à un ailleurs, à un espace qu'on tient à distance. Ne pas être "un", c'est être suspecté de duplicité. 

La vie quotidienne est un décors de théâtre. La vie quotidienne est ce qui vient, par une somme d'habitudes, encadrer nos pensées obscures et nos douleurs secrètes. Faire les courses, le ménage, s'occuper des enfants, autant d'activités qui nous obligent, sans quoi on ne ferait plus rien. Le divertissement nous aide à survivre, car le désespoir est l'état naturel de l'homme. On ment tous. 

 Les maisons inhabitée sont des vieux livres, elles témoignent de la vie passée au présent.
 
Quand il allumait la télé, il regrettait malgré tout de ne voir personne comme lui. Aucune speakerine ne ressemblait à ses filles. Aucun journaliste à ses fils. Ils étaient invisibles, mais on ne parlait que d'eux. Cette année-là, Giscard instaurait l'aide au retour pour les Algériens : 10'000 francs. 10'000 francs, c'est ce à quoi avaient droit tous ces gens pour laisser derrière eux vingt ou trente ans de vie. (...) La valeur d'un homme c'est sa valeur de main d'œuvre, sa valeur d'outil. C'est le message qu'on leur délivrait. Sans quoi ils devenaient des parasites sociaux. 

Peu importe d'où tu viens (...) le seul trait d'union entre les hommes c'est la culture, cette culture qu'on dit élitiste mais qui est universelle car elle a traversé les siècles. (...) L'excellence de l'art dépasse les préférences, elle est la caisse de résonance de Dieu...
 
Naja aimait la France malgré tout. Elle répétait : "l'Algérie et la France sont deux sœurs empêchées. Elles n'ont jamais su vivre l'une sans l'autre."
 
 Les enfants d'immigrés portent en eux l'exil et l'ancrage. On les a perfusé à la mélancolie. 

Notre mémoire ne devrait pas être une pierre qui nous tire vers le fond, mais une vie contenue dans la nôtre, qui, par un jeu de poupées russes, donne de l'épaisseur au temps et de la perspective aux choses.
 
Titre : Soleil Amer
Auteur : Lilia Hassaine
Première édition : 2021

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