Un bijou offert par Bernard à sa sœur Solange à l'occasion de l'anniversaire de ses 60 ans et une remarque de trop suffisent à rouvrir des rancœurs familiales et des plaies du passé non refermées. Bernard va pêter un plomb sans que personne n'y comprenne grand chose, sauf peut-être son cousin Rabut hanté par leur expérience en Algérie quarante ans plus tôt...
En quatre temps- après-midi, soir, nuit et matin- nous voilà plongés dans l'expérience algérienne refoulée de Bernard, racontée par Rabut. Une étincelle et voilà ressurgie l'histoire d'une jeunesse volée et ses traumatismes gravés à jamais, modifiant le cours d'une vie.
Dans ce texte brut, les pensées s'enchaînent et se pressent, envahissantes, débordantes désespérantes, à bout de souffle ; c'est la cocotte minute trop longtemps sous pression, au bord de l'explosion, qui laisse enfin échapper la vapeur. Un texte plein d'émotion et de fragilité, douloureux, brutal, haché parfois pour raconter "les événements" tels qu'ils ont pu être vécus par Bernard et son cousin Rabut, leur temps de jeunes appelés du contingent jamais sortis de leur campagne et celui d'après marqué par l'indifférence, l'incompréhension et le silence ; presque un témoignage.
Un texte poignant qui offre un complément romancé parfait pour illustrer l'essai de Raphaëlle Branche lu précédemment , Papa, qu' as-tu fait en Algérie ? (et dans lequel j'avais noté la référence de cet ouvrage). Pour donner voix au silence.
Tirés du texte :
À peine je me suis vu regarder le maire et vérifier ce que je savais déjà, son âge, oui, il avait quel âge, lui, dans ces années-là ? Est-ce qu'il y est allé, est-ce qu'il a vu, est-ce que c'était la première fois qu'il sortait de chez lui, de son cocon familial et est-ce qu'il a laissé des mois et des mois une famille, une fiancée ? Est-ce qu'il a eu peur, qu'il s'est ennuyé, qu'il a tenu un fusil et connu la moiteur des mains sur le fusil et la chaleur étouffante, et, oui-je sais tout ça.
Je sais qu'il est un peu trop jeune.
Monsieur le maire, vous vous souvenez de la première fois où vous avez vu un Arabe ? Monsieur le maire, vous vous souvenez ? Est-ce que vous vous souvenez ? Est-ce qu'on se souvient ? Que quelqu'un ? Est-ce qu'on se souvient de ça ?
(...) je me suis demandé pourquoi cette phrase là avait surgi et avait fait un tel bond dans ma poitrine
(...) Et la honte si violente aussi, de cette phrase, de son surgissement. La honte qui avait appuyé si fort que les mots n'étaient pas sortis, n'avaient pas pu.
En ce temps-là, on n'avait pas vu grand-chose et on n'attendait rien- parce que, à quatorze ans, on allait aux champs et on rêvait d'avoir le permis et d'emmener la petite d'à côté au bal du samedi soir, à la foire, aux manèges le dimanche et le lundi de Pâques, et c'est à peu près tout.
Et à ce moment-là, ce dont je me suis souvenu-enfin, pas un souvenir, pas déjà, mais une image devant moi, presque aussi vraie et réelle que le froid et la neige : un matin de printemps-au printemps soixante-dix-sept ou soixante-dix-huit-, des gens estomaqués à l'Intermarché, stoppant net leurs provisions, surpris uniquement de voir si près d'eux un couple dont l'extraordinaire tenait à une djellaba vert anis et un foulard bleu clair, des mains recouvertes de henné.
Rien d'autre.
C'était la première fois qu'on voyait des étrangers ici. Et ce qu'on n'avait pas imaginé, ça avait été cette petit minute d'étonnement pour tous ceux-là, nos femmes, parents, amis qui des années auparavant nous avaient attendus pendant des mois et avaient lu nos lettres, vu nos photos, et qui se demandaient bien, eux, quelles têtes ils avaient en vrai, de l'autre côté de la mer. (...)
Et puis pour nous autres, ça avait été comme de revoir surgir des morts ou des ombres comme elles savent parfois revenir, la nuit, même si on ne le raconte pas, on le sait bien, tous, à voir les autres des anciens d'Algérie et leur façon de ne pas en parler, de ça comme du reste.
Les uns après les autres on est revenu. Et aussi comment, très vite, tous, nous nous sommes remis à travailler pour ne plus y penser, et seulement reprendre la vie avec une drôle de frénésie, tellement on était contents d'en finir avec les régions pourries, la chaleur, la soif, la poussière, la lessive improvisée dans le fond d'un casque, une vieille brosse à dents pour décrasser les cols de chemise et les trous dans les socquettes et les doigts de pieds en sang, ce monde pourri, et enfin on allait de l'avant, on voulait rattraper le temps perdu, tellement on avait perdu notre temps là-bas.
On avait sur les bras des cadeaux, de l'exotisme, de l'ailleurs, des cartes postales et des étoiles dans les yeux quand on se disait seulement, pourvu qu'on n'entende plus les vieux bougonner que, quand même,
C'était pas Verdun, votre affaire.
Ce que c'est d'être mineur, dépendant des parents, pas bon à voter, mais déjà bon pour les djebels.
Il entend le chahut des portes qui s'ouvrent, l'éclat métallique du fer, et puis les pas, les voix de ceux qui rient et ont déjà fait connaissance, se diront amis avant de s'oublier très vite, quelque part dans un pays dont ils n'ont pas idée.
Il entend ce qu'on raconte, ce que disent les vieux dans les villages et qu'on répète ici pour se donner du courage,
Oui, bon, c'est pas Verdun,
C'est long vingt-huit mois mais c'est pas Verdun.
Il n'est pas seul à être seul, ils sont seuls tous ensemble.
On a du mal à occuper les hommes, à leur faire croire que c'est important, que c'est utile, on sait que les hommes sont démotivés.
Et alors on verra des images et on sentira des odeurs et on aura des pensées qui s'imprimeront dans la mémoire aussi profondément que les lames des fells dans la chair des malheureux.
Ça durera toute notre vie, ce sera aussi important que le reste et pourtant on ne saura pas que ça compte, parce qu'on ne pense pas tous les jours aux choses dont les murs de nos vies sont tapissés.
Il pense aux Algériens; il se dit que depuis qu'il est ici, il ne connaît que la petite Fatiha, pas même ses parents, que la population est pour lui comme pour les autres une sorte de mystère qui s'épaissit de semaine en semaine, et il dit que, sans savoir de quoi, il a peur.
Il ne sait rien, et, tout seul, en se promenant le matin très tôt dans Oran, cette idée lui fait honte.
Plus le temps passe, plus il se répète, que lui, s'il était Algérien, sans doute il serait fellaga.
(...) Même si certains disent qu'on est là pour eux. On vient donner la paix et la civilisation.
(...) Il pense à ce qu'on lui a dit de l'Occupation, il a beau faire, il ne peut pas s'empêcher d'y penser, de se dire qu'ici on est comme les Allemands chez nous, et qu'on ne vaut pas mieux.
Il a parlé ce soir là, tellement parlé même, des années après les événements, leurs événements, enfin, lorsqu'ils avaient raconté, se retrouvant seuls et déjà éméchés, comment on avait du mal à vivre depuis, les nuits sans sommeil, comment on avait renoncé à croire aussi que l'Algérie, c'était la guerre, parce que la guerre se fait avec des gars en face alors que nous, et puis parce que la guerre c'est fait pour être gagné alors que là, et puis parce que la guerre c'est toujours des salauds qui la font à des types bien et que les types bien là il n'y en avait pas, c'était des hommes, c'est tout, et aussi parce que les vieux disaient c'était pas Verdun (...) moi, j'ai même pas essayé de raconter parce qu'en revenant il y avait rien pour moi, du boulot à la ferme, des bêtes à nourrir.
On imagine les fells quelque part en embuscade, en train de rire de nous, on les imagine-comme toujours on les imagine puisqu'on ne les voit jamais.
On voudrait crier et on sait qu'il faudrait penser aux heures pendant lesquelles on a appris ce qu'il faut faire, comment il faut faire, des gestes de militaires, comme si maintenant c'était la guerre oui c'est la guerre et on est des militaires. Des hommes comme rêvaient qu'on soit nos parents et nos grands-pères, les grands-pères surtout, et plus tard on se demandera,
Est-ce que c'est la même trouille qu'à Verdun ou en quarante ou comme toutes les guerres ?
Et penser comment Abdelmalik a pu le faire, et voir les autres le faire, tuer comme ça les gars avec qui il a vécu pendant des mois, se dire, c'est possible ça, pas de trahir, ou de changer de camp, mais encore de massacrer des gars avec qui on a rigolé et dont on savait que eux, la guerre, l'indépendance, la libération d'un pays ils étaient plutôt pour, mais au fond, ce qu'ils voulaient d'abord et avant tout, c'était juste qu'on en finisse et rentrer à la maison.
Et après, pendant des mois, quand vous êtes rentré chez vous, vous trouvez bizarre que personne ne vous demande rien.
(...) Et puis enfin, on se dit que c'était comme si on n'était jamais parti. Comme si l'Algérie ça n'avait pas existé.
On était dans un entonnoir et ça allait tellement vite, c'est là qu'on a arrêté de parler de fells, là qu'on a dit bougnoules ou morricaud, tout le temps, parce que cette fois, pour nous autres, on avait décidé que c'était pas des hommes.
En Algérie j'avais porté l'appareil photo devant mes yeux seulement pour m'empêcher de voir, ou seulement pour me dire que je faisais quelque chose de peut-être, disons-utile.
Après, je n'ai jamais plus fait de photographie.
Titre : des hommes
Auteur : Laurent Mauvignier
Première édition : 2011
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