jeudi 28 octobre 2021

Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? de Raphaëlle Branche

Raphaëlle Branche est historienne, spécialiste des violences en situation coloniale. Ce sont ses contacts privilégiés avec les anciens combattants de la guerre d’Algérie qui l'ont amenée à s'intéresser à l'aura de silence qui caractérise toute cette génération des "appelés du contingent partis en mission de pacification au moment de leur service militaire (28 mois ! )" et à l'impact au sein des familles de cette "guerre cachée" sans sens.

Ce livre a été construit à partir de l'analyse de questionnaires remplis non seulement par des anciens combattants d'Algérie mais aussi par leurs proches (frères, sœurs, épouses, enfants, etc.) qui ont fourni à l'historienne informations, témoignages et documents (photos, lettres, journaux, objets, etc.) ; lorsque c'était possible, Raphaëlle Branche a rencontré ces vétérans et leurs proches pour animer des entretiens permettant de délier une parole souvent trop longtemps retenue. Cette étude menée sur plusieurs années a été complétée de recherches documentaires et de la consultations d'archives parfois compliquées à exploiter faute d'études dédiées à la question des anciens d'Algérie (médicales, psychiatriques, armée, associations, etc.).

Au delà des situations individuelles extrêmement diverses, l'analyse dégage des caractéristiques communes que l'auteur nous livre de façon détaillée, en trois temps : la guerre, le retour et l'héritage. 
Un essai parfois un peu long et fastidieux à lire, avec des répétitions, mais qui a le mérite de donner une contextualisation sur ce qu'a vécu une génération entière de jeunes gens aujourd'hui en fin de vie, portant des traumatismes toujours aussi vivaces 60 ans après. 
Ils avaient 20 ans dans les années 1955-1962, avaient vécu la seconde guerre mondiale et l'occupation allemande, leurs grands-pères étaient anciens combattants de la première guerre mondiale, leurs pères soldats /prisonniers de la seconde ; la société était encore très largement patriarcale et le service militaire allait faire d'eux des hommes ! Ils sont partis pour maintenir la paix mais ont fait une guerre qui n'en portait pas le nom ; encouragés à écrire à leurs familles, ils se montraient rassurants pour ne pas inquiéter, instaurant déjà, par l'autocensure, le silence. Leur parole ne fut pas plus encouragée au retour, les jeunes reprenant le cours de leur vie dans une société indifférente à ce qu'ils avaient pu connaître en Algérie alors que la France était en pleine transformation sociologique ...
 
Un livre témoignage dense et remarquable dans sa volonté d'analyse, pour essayer de comprendre le poids porté par les derniers anciens combattants issus du contingent, les caractéristiques propres à leur génération, les raisons familiales et sociétales de leur silence, les conséquences. Car celui qui se tait peut toujours essayer de porter seul ses traumatismes, ses peurs, sa culpabilité et/ou sa honte, il n'en impacte pas moins ceux qui l'entoure. 
 
Finalement, un excellent ouvrage de référence qui s'attache au respect du récit de ceux qui ont vécu “les événements" de l'intérieur, sans jugements de valeurs. Peut-être aussi un outil pour engager un dialogue au sein des familles dans lesquelles le sujet reste difficile à aborder, avant qu'il ne soit trop tard.
 
Nota :
Questionnaires disponibles sur le site de Raphaëlle Branche lien ICI
 
Tirés du texte :
 Si les vécus de cette guerre de plus de sept ans sont marqués du sceau de l'extrême diversité, l'impression de silence est ce qui domine. (...) Ces "structures du silence" sont historiques.D'une part, elles renvoient à des contextes sociaux, politiques, culturels qui pénėtrent les familles et les conditionnent en partie.(...) D'autre part, les structures de silence renvoient à des situations de communication internes aux familles (il n'est pas toujours possible de parler) qui, elles aussi, sont prises dans le temps.
 
En France, il n'existe quasiment aucune étude sur les anciens d'Algérie et leurs traumatismes, qu'il s'agisse de travaux de médecine ou de sciences sociales, la prise en charge psychologique a été tardive et la réflexion sur les impacts dans les familles absente.
 
Tous sont partis comme conscrits de l'autre côté de la Méditerrannée et tous ont eu à se réinsérer dans une société française qui les avait vus partir sans s'inquiéter outre mesure de ce qu'ils seraient amenés à vivre là-bas.
Ensuite, si des variations sont repérables, suivant les degré d'information des gens et suivant le moment de la guerre, la normalisation de l'expérience militaire par les familles, sur fond d'indifférence tranquille, est très largement commune aussi.
 
Le génération de ceux qui ont fait la guerre d'Algérie est la dernière d'une longue chaîne de générations masculines dont l'identité était liée au service militaire et à un devoir civique articulé avec la défense de la patrie.Une ligne invisible distingue radicalement une société préparant ses hommes à la guerre d'une société qui détache la construction de la masculinité de ce devoir-là.Au sein des familles, la ligne peut passer à l'intérieur des fratries.

Une guerre perdue oblige encore plus les mémoires individuelles à se plier au discours collectif. 
Avec la perte de l'Algérie française, avec l'échec de la fin de la guerre marquée par les violences du printemps et de l'été 1962, le sens s'est dérobé très vite. Les associations d'anciens combattants ont pu alors avoir cette fonction : donner un sens aux morts et aux sacrifices dont l'Etat pouvait sembler se détourner, proposer un récit qui permette de résoudre les frustrations nées du décalage entre l'expérience de la guerre et les images dominantes.

Alors qu'un souvenir est un événement du passé amené à être retravaillé par l'individu en fonction des évolutions de sa vie, le trauma est un bloc de passé sur lequel il n'a pas de prise et qui peut agir comme si l'événement se produisait de nouveau.
 
Un racisme particulier caractérise certains anciens combattants qui assimilent toujours les algériens à un danger ou une menace.
 
Le cauchermar appartient aux symptômes classiques des traumatismes psychiques, en particulier quand le dormeur revit une scène traumatisante.(...) Pour les soldats français en Algérie, les cauchemars ont permis que soient exprimées des peurs, dififciles à assumer socialement, ou des larmes que l'éducation des garçons condamnaient globalement, toutes classes sociales confondues.

[Marcelo Pakman / psychothérapeute familial]
 "Plus il y a de mécanismes d'amnésie sociale actifs, plus il y a de personnes traumatisées incapables d'oublier."
 
Titre : Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? 
Auteur : Raphaëlle Branche
Première édition : 2021


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