vendredi 16 février 2018

L'amour après de Marceline Loridan-Ivens avec Judith Perrignon


À quatre-vingt-huit ans, parce qu'elle perd partiellement la vue, Marceline Loridan-Ivens ne sort presque plus de chez elle. À force de tourner en rond, elle rouvre une valise fermée depuis des dizaines d'années, pleine de papiers, lettres, brochures, billets et autres mémorandum personnels qu'elle a gardés pendant toute la période des années 1950 et qu'elle appelle sa "Valise d'amour". 

Il y a là mes années cinquante, du début à la fin, des voix de l'après-guerre, de Saint-Germain-des-prés alors plein de gens qui cherchaient à se désaxer, à dévier, à devenir autre chose qu'un commerçant, un employé, autre chose que de bons pères ou mères de famille. La différence c'est qu'ils avaient un scénario à fuir, moi non, pour moi rien n'était écrit d'avance, j'aurais dû être morte. 

Parfois, j'ai l'impression que c'est la valise d'une autre. Je l'appelle Valise d'amour.

La valise agit comme la marée, et son ressac dépose entre mes mains un désordre de signatures et de dates. 

En brassant cette masse de papier et en piochant dedans, Marceline Loridan-Ivens, rescapée des camps de la mort nazis, revisite son passé, celui de "l'après" sous le prisme plus particulier de l'amour avec tout à la fois l'éveil des souvenirs provoqués par ce qu'elle retrouve et le recul du temps. Mais que peut être l'amour quand on revient des camp et que pour survivre on est devenu une sorte de coquille vide ? Comment se redéfinit-on quand autour de soi tout le monde pousse à l'oubli et au retour à la normalité ? Comment vit-on sa sexualité quand on a été dépouillé de tout et que le corps n'est qu'une enveloppe ? Marceline-Ivens apporte ses réponses à elle, dans sa singularité et un ouvrage très personel.  

J'étais un très jeune bourgeon que la guerre avait gelé sur pied. Et pour longtemps.

Mon plaisir, à défaut d'être charnel, c'était de mentir à ma mère, d'autant que peu de filles acceptaient de faire l'amour à cette époque. Chez moi, c'était devenu une façon claire d'affirmer mon autonomie, ma liberté. 

Je vivais des histoires en sachant que je n'irais pas au bout, je faisais l'amour librement mais sans ressentir plus que la première fois, il n'y avait pas non plus de distorsion en moi, pas de peur, mon corps restait secondaire, il se conformait à ce qu l'on attendait de lui, tandis que ma tête rêvait d'un prince charmant et se disait, en l'attendant : s'offrir c'est désobéir.
 
Il m'a fallu du temps pour comprendre que le plaisir vient du fantasme, puis de l'abandon. J'avais peur de l'abandon, c'était l'une de spires choses au camp, se relâcher, abandonner la lutte de chaque jour, flirter avec volupté vers l'idée que tout vous est égal, et devenir une loque qui n'attend plus que la mise à mort.

Comment dire à un homme : surtout ne pas se jeter sur moi, j'aime pas me déshabiller, j'aime pas me laver, j'ai toujours pris sur moi, la sexualité m'importe et en même temps je m'en fous.

Le texte est magnifique, direct et sans aucun faux-semblant. Il suit plus ou moins une chronologie mais butine parfois au fil des souvenirs retrouvés au hasard de ce que livre la valise. Marceline réagit, se confie à nous lecteurs, entame parfois un dialogue avec un interlocuteur, parfois même avec elle-même (ou sa version jeune) et alors qu'à l'époque on ne parlait pas des camps, elle analyse combien ils étaient tout de même présent dans le silence et son comportement d'après guerre ... 

Et subitement, je réalise qu'il manque quelque chose. Dans toutes ces lettres, il n'est jamais question de ma déportation. Je n'en parle pas et les autres non plus. 
Et puis, d'entre le papiers surgit une demi-page déchirée, quelques lignes, mon écriture, "comme il faut peu de choses pour que reviennent les souvenirs qu'on avait gommés, si enfouis au plus profond qu'ils en étaient anéantis. À quoi bon en rendre compte ! Non décidement je n'écrirai pas ... il ne faut pas, il faut "continuer"..." C'est une lettre à moi-même. La jeune fille qui interrompt la survivante : "Tais-toi, tout dire c'est mourir." Elles cohabitent dans le même corps, l'une cherche la vie, l'autre flirte encore avec la mort. Il m'a fallu du temps pour les réconcilier.

   ... quand on éprouve le besoin de parler, de se raconter à quelqu'un qu'on aime, ce n'est pas seulement pour se libérer, pour revivre, c'est pour avoir un dépositaire de sa propre vérité, c'est pour confier sa propre vérité. 

Les amours et la vie de Marceline ne se résument pas à cette valise si bien qu'elle en déborde pour parler aussi de ses moments forts d'amitiés, avec notamment un très bel hommage à Simone Veil dont elle a partagé la déportation et une grande amitié lorsqu'elles se sont retrouvées des années plus tard ... elle évoque aussi sa famille et puis aussi, bien sûr, le grand Amour de sa vie, le réalisateur Joris Ivens de trente ans son aîné, dont la présence se fait encore sentir un peu partout dans son appartement.

Plus qu'un livre sur l'amour, c'est le retour sur un parcours invraissemblable, ancré dans les réalités les plus noires mais aussi les plus utopiques d'une époque de changements, la reconstruction d'une âme et d'un corps brisés avec de magnifiques leçons de vie à valeur universelle.   

Je ne connaissais pas cet auteur et j'ai vraiment beaucoup, beaucoup aimé ce livre ... si bien que j'enchaîne immédiatement avec son ouvrage précédent qui avait déjà fait sensation, Et tu n'es pas revenu.

Titre : L'amour après
Auteur : Marceline Loridan-Ivens (avec Judith Perrignon)
Première édition : janvier 2018

Extraits du texte :
(Énormément de passages surlignés dans mon livre dont j'ai très fortement limité l'échantillonage dans cette revue !) 
- les livres sont faits pour ça, nous empêcher d'oublier. Les lettres aussi, même si c'est moins prémédité. 
- Je n'aime pas ces raisonnements de l'âge. Il peut bien dérouler ses chiffres, j'ai dû arrêter le compteur au camp, il n'y a pas qu'une seule géographie du temps. 
- Jean cite subitement Oscar Wilde : "Le drame de la vieillesse ce n'est pas qu'on se fait vieux, c'est qu'on reste jeune. "
- Si on ne sait pas quand on va mourrir, on sent venir le moment où l'on s'y prépare. 

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