dimanche 18 février 2018

Et tu n'es pas revenu / But you did not come back de Marceline Loridan-Ivens


En avril 1944, Marceline et son père sont arrêtés, ils sont juifs et n'ont pu se cacher à temps. Ils sont envoyés vers la Pologne, dans les camps d'Auschwitz et de Birkenau d'où Marceline reviendra seule deux ans plus tard. Elle avait quinze ans au moment de son arrestation.
 
Soixante-dix ans plus tard, Marceline prend la plume et raconte toute son histoire au travers d'une lettre adressée à ce père qui n'est pas revenu, à celui qui a partagé son destin tragique et qui lui a donné la force de survivre dans l'enfer des camps.

Aujourd'hui encore, quand j'entends dire Papa, je sursaute, même soixante-quinze ans après, même prononcé par quelqu'un que je ne connais pas. Ce mot est sorti de ma vie si tôt, qu'il me fait mal, je ne peux le dire que dans mon fort intérieur, surtout pas l'articuler. Surtout pas l'écrire.

Le manque, il rend vulnérable, il réveille les souvenirs, il affaiblit et il tue. Dans la vie, la vraie, on oublie aussi, on laisse glisser, on trie, on se fie  aux sentiments. Là-bas, c'est le contraire, on perd d'abord les repères d'amour et de sensibilité. On gèle de l'intérieur pour ne pas mourrir. 

En plus d'un témoignage inestimable, elle nous offre la lecture d'un texte tout simplement bouleversant.
Il n'y est pas seulement question de déportation et de (sur)vie dans les camps mais aussi de ce qui se passe dans "l'après" : le retour, l'incompréhension de ceux qu'on retrouve, le silence, le vivre "avec" en trouvant sa propre voie chargée d'un bagage différent.

Personne ne voulait de mes souvenirs. Nous n'avions pas les mêmes, nous aurions dû les additionner, mais ils nous ont éloignés. 

Henri [son frère] était encore grisé par ses mois passés au sein des Forces Françaises Libres, porté par cet après-guerre amnésique et antisémite qui se racontait une France héroïque et frappait de déni chacun de mes souvenirs.

Maman venait me voir parfois. Je ne supportais pas son impatience, cette façon qu'elle avait de me réclamer d'aller bien et d'oublier.

La guerre terminée nous rongeait tous de l'intérieur. 


On ressent toute la difficulté de ceux qui reviennent, la culpabilité à porter ...

... rentrer ne voulait pas dire survivre ...

Tu aurais dû revenir. J'ai toujours pensé qu'il eût mieux valu pour la famille que ce soit toi plutôt que moi. 
Ils avaient besoin d'un mari, d'un père plus que d'une soeur. 

... culpabilité aussi de ceux qui ne sont pas partis.

Il était malade des camps sans y être allé. 
(...) Elle aussi est morte des camps dans jamais y être allée.

Même en ayant déjà beaucoup lu sur le sujet, on y apprend encore des choses, la brutalité dans les circonvolutions parfois glaçantes de l'administration et aussi des petites phrases et anecdotes assassines qui sont comme autant de giffles permettant de mesurer l'ampleur de l'antisémitisme latant, perdurant encore longtemps après la guerre.
Dans le livre, Marceline se confie (presque) complètement à son père, sa survie et ce qui en a résulté, son besoin de s'investir dans des causes, de se couper d'abord des juifs pour finalement y revenir, son grand amour pour Joris Iven  ...

Il m'a fallu bien des rencontres pour m'accomoder à l'existence, à moi-même. Et du temps pour aimer. Je me suis coulée dans d'autres époques, dans d'autres vies, dans des histoires d'amour qu'on ne raconte pas à son père, dans des combats et des révolutions censés dissoudre le passé. 

... et derrière tout ça, on entend finalement une petite voix chargée d'émotion, celle de la petite fille qui se cache derrière les traits d'une vieille femme s'adressant à son papa avec dans les mains, comme un bulletin à présenter, son bilan d'une vie dont la fin approche :

J'ai vécu puisque tu voulais que je vive. Mais vécu comme j'ai appris là-bas, en prenant les jours les uns après les autres. Il y en eut de beaux tout de même.
T'écrire m'a fait du bien. En te parlant, je ne me console pas. Je détends juste ce qui m'enserre le coeur. Je voudrais fuir l'histoire du monde, du siècle, revenir à la mienne, celle de Shloïme et sa chère petite fille. Ainsi je retourne vers l'enfance, vers l'adolescence qu'il ne m'a pas été donné de vivre, et c'est normal à mon âge. 

Une lecture que j'ai faite d'une seule traite et que j'ai trouvée très complémentaire à L'Amour après (dans lequel elle livre "les histoires d'amour qu'on ne raconte pas à son père"), malgré les redites parce qu'elles sont mises en contexte différemment .
Un texte plein d'émotion, encore une fois touchant et d'une rare puissance !

Titre : Et tu n'es pas revenu
Titre anglais : But you did not come back
Auteur : Marceline Loridan-Ivens
Première édition : 2015

Extraits du livre :
- Il faut vieillir pour accéder aux pensées de ses parents.
- Et je retrouve aussi Simone [Veil]. Je l'ai vue prendre des petites cuillères dans les cafés et les restaurants, les glisser dans son sac, elle a été ministre, une femme importante en France, une grande figure, mais elle stocke encore les petites cuillères sans valeur pour ne pas avoir à laper la mauvaise soupe de Birkenau.  
- (...) l'antisémitisme est une donnée fixe, qui vient par vagues avec les tempêtes du monde, les mots, les monstres et les moyens de chaque époque. 

1 commentaire:

  1. Ce livre bouleversant m'a énormément touché.
    Dans la même veine je suis en train de lire/découvrir Charlotte Delbo...
    Faut s'accrocher pour lire ces récits mais en même temps cela relève du devoir de mémoire, pour que plus jamais....
    (Charlotte Delbo découverte avec la lecture de "Je me promets d'éclatantes revanches" de Valentine Goby que je te recommande aussi...)

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