vendredi 6 décembre 2019

D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds de Jon Kalman Stefansson

À quel moment donnons-nous la version correcte d'une histoire, et quelle est la juste perception du monde ? 

Après dix ans d'un exil choisi, au Danemark, Ari rentre en Islande avec une lettre de sa belle mère et un diplôme et une vieille photo envoyés par son père malade. Nous voilà plongés dans son histoire, ses souvenirs, sa mère morte alors qu'il était tout jeune, son père avec lequel il n' arrive pas à communiquer, une famille -sa femme et ses trois enfants- qu'il a quitté sur un coup de tête, dépassé par un mouvement de colère et d'humeur un matin au petit déjeuner.

Le roman "saute" d'une époque à une autre, comme des pensées, sans chercher à les relier (les périodes du retour, de l'adolescence et celle plus lointaine des grands parents Margret et Oddur), un récit "vécu" par Ari d'une part et "raconté" d'autre part par un narrateur très proche mais dont on n'arrive pas à établir le lien exact avec le personnage central.

Une histoire presque statique et sans véritablement d'action (Réflexion autobiographique ? Suite à venir dans un autre livre ?), nourrie de réflexions sur la vie, la mort, la société actuelle et plus ancienne, les rapports humains, la sexualité.
Une lecture parfois difficile, parfois déroutante ou frustrante parce qu'elle laisse un goût d'inachevé et l'envie d'en savoir plus : on reste sur sa faim avec l'impression de suivre un chemin dans le brouillard parsemé de petits cailloux mais en se demandant où tout cela va bien pouvoir nous mener sans jamais avoir de réponse.
L'écriture est belle et riche, pleine de digressions et magnifiquement évocatrice des réalités de l'Islande aussi bien historiques que sociales ou géographiques, différentes de la superficialité des images de cartes postales.

Un roman peu conventionnel et intrigant, efficace pour stimuler les méninges en couvrant un large spectre de sujets de réflexion liés à la condition humaine.
"Challenging"!

Extraits du texte :
La mort est la fin de tout, elle est celle qui nous impose le silence, nous arrache le crayon au milieu d'une phrase, éteint l'ordinateur, masque le soleil, la mort est une impasse absolue, nous ne saurions porter aucun commencement à son crédit ; cela, nous devons nous l'interdire. Elle est l'argument ultime de Dieu, née lorsque, de désespoir sans doute, ce dernier à combiné cruauté et absence, confronté à l'échec manifeste de sa Création. Pourtant, chaque mort porte en son sein une vie nouvelle-

Les souvenirs sont de gros blocs de pierre que je traîne derrière moi. Est-il donc pesant de se souvenir ? (...) Non, ça ne vaut que pour les choses que tu regrettes ou que tu aimerais oublier-ce sont les regrets qui pèsent le plus lourd. 

La poésie est importante, ce que n'est pas son auteur. 

Ari regarde les cartes postales (...) ces cartes ne sont aucunement l'Islande réelle, mais la vision fantasmé que nous en avons, elles font abstraction du vent, des déchaînements du climat, de ses caprices, ne montrent pas l'humidité, ne montrent pas les chevaux ruisselants de pluie, ni les bourrasques, les averses de neige, les jours gris (...) 

Les choses qu'on tait entrent toujours plus facilement dans nos cœurs et il faut plus d'efforts pour les en extirper alors qu'il est plus facile de protester et de s'élèver contre des choses dites ou écrites afin de leur imposer le silence. 
Nous pouvons faire taire les mots, mais pas nos doutes. 

Nous n'agissons que peu, sans doute parce que nous sommes trop heureux : les gens qui ne manquent de rien n'ont aucune raison de partir en guerre pour changer le monde. Ceux qui s'emploient à diriger nos existences le savent (...) leur objectif est simplement de faire perdurer cette situation. Ou bien, si tu préfères, d'entretenir le principe d'absurdité.

Quelle est notre nature profonde, quel est le point de vue adéquat, cette nature profonde est-elle une illusion, peut-être ne sommes-nous rien de plus qu'un récipient rempli à ras bord de pensées dominantes, de points de vue consensuels, peut-être n'entrevoyons-nous presque jamais ce qu'est une pensée libre au fil de notre vie, sauf à travers quelques fulgurances bien vite étouffées, aussitôt éteintes par les idées croupies et rances que distillent les informations, la publicité, les films, les chansons à succès (...)

Comment lutter contre ceux qui sont morts dans leur jeunesse, ceux qui reposent au creux des souvenirs, s'embellissent et se bonifient chaque année tandis que nous, les autres, vieillissons, grossissons, notre poitrine s'affaisse, notre démarche devient plus raide, notre regard perd son éclat, notre pensée sa fulgurance, nous commettons des erreurs, tenons des propos idiots ou maladroits, des mots qui blessent ou abîment ; les morts, eux, ne commettent aucun impair, ils ne sont jamais insupportables le matin, ne pètent pas à la table du petit-déjeuner, n'oublient jamais leur slip sur le bord de la baignoire, ne sont jamais de mauvaise humeur, jamais injustes, égoïstes, colériques, les morts se contentent de briller, figés dans le souvenir. 

Les poèmes ont sans doute le pouvoir de sauver le monde, mais ceux qui les lisent sont si peu nombreux, et leur nombre va diminuant : ils sont une ethnie en voie d'extinction. On devrait d'ailleurs leur accorder le statut d'espèce protégée et il faudrait que l'UNESCO pense à les inscrire au patrimoine de l'humanité.

Du même auteur :
Entre ciel et terre

Titre français : D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds
Titre anglais : Fish have no feet
Auteur : Jon Kalman Stefansson
Première édition : 2013

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