mercredi 7 avril 2021

Héritage de Miguel Bonnefoy


À la fois saga familiale, chronique historique et galerie de portraits, ce roman nous entraîne sur les traces de la famille Lonsonier, entre France et Chili, de la fin du 19ème siècle à celle du 20ème. Chaque chapitre est consacré à un personnage qui en introduit un autre en partant du patriarche venu de France avec un seul cep survivant des ravages du phylloxéra, une histoire construite en passage de relais. On suit les ramifications familiales des épouses et des enfants sur quatre générations, des destins marqués par les grands événements de leurs époques, les tranchées de la première guerre mondiale, l'épopée des débuts de l'aviation, la seconde guerre mondiale, la dictature. Des personnages parfois excentriques et hauts en couleur, comme celui d'El Maestro et son école de musique montée dans un bled paumé, celui de Thérèse et sa volière, passionnée d'oiseaux, ou celui de Margot, pionnière de l'aviation, sans oublier l'étrange guérisseur Mapuche.

Une lecture facile et rapide d'un texte extrêmement épuré réduit à l'essentiel, soigneusement construit autour de personnages pittoresques et extravagants formant une lignée de déracinés qui doivent tous prendre, à un moment où un autre et dans la douleur, une décision qui change le cours de leur vie. Des franco-chiliens qui ont gardé un rapport privilégié avec la France,  pays d'origine du patriarche et de la famille de son épouse. Des protagonistes tirés pour partie du panthéon familial de l'auteur et pour partie du patrimoine national chilien (personnage de Margot notamment).
Des pages parfois pleines de fantaisie avec des moments drôles et poétiques mais aussi de la noirceur et de la violence, celle des guerres et de la dictature. S'y ajoute une dimension fantastique apportée par un fantôme qui n'est pas sans rappeler la patte de Isabel Allende.
 
J'avoue que si j'ai été absorbée par cette lecture, elle m'a un peu laissée sur ma faim sans que j'arrive à mettre le doigt sur ce qui me gêne exactement: peut-être est-ce à cause de la touche "magique" à laquelle je n'ai pas forcément adhéré parce que trop surréaliste par rapport au reste du récit, mais bon c'est un roman et l'auteur est maître de son récit ... ou alors c'est une réaction personnelle à l'ensemble du texte qui est certes magnifique d'un point de vue littéraire mais tellement travaillé que la profondeur de sentiments des personnages s'en trouve réduite à la substantifique moëlle... 
 
Malgré cette réserve toute personnelle, j'ai aimé cet Héritage parce que c'est non seulement un très beau texte mais aussi un formidable récit couvrant cent ans d'histoire d'une famille pleine de poésie, à la fois très humaine et fantasque, coincée entre rêves et réalité. Un roman qui touche également à la question de l'appartenance et de l'exil et qui nous emmène au cœur d'un Chili pour le moins pittoresque. 
Un coup de cœur ❤️
 
Tirés du texte :
Ils (...) s'étaient établis définitivement dans ce pays bruineux, serré entre une montagne et un océan, où l'on disait que, dans certaines régions, la pluie pouvait tomber pendant un demi-siècle. 

Les enfants qu'ils eurent, dont les veines n'avaient pas une seule goutte de sang latino-américain, furent plus français que les Français. 

Sans jamais y avoir été, le jeune Lazare Lonsonier imagina la France avec la même fantaisie que les chroniqueurs des Indes avaient probablement imaginé le Nouveau Monde. Il passa sa jeunesse dans un univers d'histoires magiques et lointaines, protégé des guerres et des bouleversements politiques, rêvant d'une France qu'on avait dépeint comme une sirène (...) La distance, le déracinement, le temps, avaient embelli ces lieux que ses parents avaient quittés avec amertume, de sorte que,sans la connaître, la France lui manquait. 

À le voir, le ciel était d'une féminité explosive, aux rondeurs corollaire. Cette demeure était faite comme un nid, un sein, prouvant que les premières civilisations des nuages avaient été matriarcales. 

Le Chili devint un pays d'arrestations, d'exécutions sommaires, de procès truqués. La Dina fouilla les universités, les bibliothèques, les laboratoires de recherche, déportant les esprits les plus éclairés du siècle. Trois mille personnes assassinées, trente mille prisonniers politiques, vingt-cinq mille étudiants expulsés, deux cent mille ouvriers renvoyés. Les prisons se remplirent de professeurs émérites, d'intellectuels, de musiciens, d'artistes. Les domaines viticoles se transformèrent en centre d'interrogatoire où on torturait des poètes, des boulangers, des luthiers, des marionnettistes. Marcher dans la rue le soir était interdit, avoir des cheveux longs était un délit, lire la poésie était suspect. Ils voulaient construire un moulin, alors qu'ils interdisaient le vent. 

Ce garçon n'était plus un garçon, c'était le spectre de la dictature, c'était la métaphore rustre, terrifiante, effroyable, d'un peuple déjà meurtri.

Titre : Héritage
Auteur : Miguel Bonnefoy
Première édition :  juillet 2020

 

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