jeudi 5 mars 2020

Tempête rouge de Tsering Dondrup

Malheureusement, la force de l'éducation et des mouvements politiques peut non seulement anéantir la force de la bienveillance et de l'amour, mais elle peut aussi rendre fou l'homme sain, rendre idiot l'homme sage, pleutre le brave et malveillant le bienveillant.

Tibet, années 1950/1980.

Dans sa vallée tibétaine, lorsque les chinois viennent prendre possession du pays, Yak Sauvage Rinpoché, réincarnation d'un maître du même nom, est un lama vénéré du monastère de Tseshung. Un lama diléttante, gourmand et peu porté à l'étude, dépassé par une condition dont il profite malgré tout. C'est le parcours de ce lama égoïste, sur trois décénnies, que nous livre le roman.
Le statut initial de collaborateur de notre "anti-héro" ne le protège pas longtemps des camps de "rééducation" où il se retrouve exploité avec tout un peuple, soumis et acteur des mouchardages et confessions encouragées par la puissance dominante alors que passent les époques, du "jour d'abomination" et des famines du Grand Bond en Avant à la révolution culturelle et aux procès de la bande des quatre.

Interdit par la Chine, ce roman d'un auteur tibétain reconnu qui a travaillé dans un centre d'archives (poste qui lui a été retiré après l'écriture de ce livre) a pu être traduit et publié à l'étranger. Il permet de donner voix au peuple d'une région peu connue du Tibet passée sous le joug de la Chine communiste. Une récit qui n'est pas sans rappeler tous ceux des goulags, des camps de concentrations et de tous ces lieux d'emprisonnement et d'epouvante au service d'une idéologie, aux mépris des droits de l'homme les plus basiques. À la clé, l'anéantissement d'une culture et la domination des hommes et de la nature, mais pour quelle Humanité ?

L'écriture n'est pas toujours "facile" mais le sujet ne l'est pas non plus, traité de façon finalement efficace, non sans une touche d'humour et d'ironie. Le texte vaut pour l'authenticité de ces hommes déracinés et broyés par un système qui les dépasse, des vies gâchées "compensées" par deux simples briques de thé. Et lorsqu'elles se manifestent, la "bonté" et la bienveillance sont emportées elles aussi, quel que soit leur camp, mais, maigre consolation, même les bourreaux ne peuvent échapper à une machine folle et au retour du baton.

Un texte brutal à valeur universelle comme il en faudrait plus, "de l'intérieur", à prendre comme un témoignage. .

Sur un thème qui s'en rapproche, voir aussi :
Le moine aux yeux verts d'Oyungerel Tsedevdamba et Jeffrey L. Falt( Mongolie.)

Tirés du prologue et du texte :
Le Tibet, à contre-courant du reste du monde, a fait l'expérience de la colonisation à une époque où le Tiers-Monde connaissait le mouvement inverse. 

Si Tsering Dondrup a opté pour la forme romanesque, c'est certainement parce qu'en Chine et plus encore au Tibet sous contrôle chinois, les événements décrits dans ce roman sont encore trop sensibles et parce que leur évocation, quand elle n'est pas interdite, est monopolisée par le pouvoir et ne peut être librement menée sous forme d'enquête ou de recherche historique. 

Les prisonniers s'affaiblissaient un peu plus chaque jour et leurs mouvements se ralentissaient un peu plus chaque jour. Leur souffle s'amenuisait un peu plus chaque jour. Leurs paroles se raréfiaient un peu plus chaque jour. L'éclat de leurs yeux ternissait un peu plus chaque jour. Enfin, sans le moindre gémissement ou sursaut, ils passaient par une étape d'errance dans un brouillard halluciné jusqu'au stade final où, leurs sens ayant totalement décliné, des codétenus arrivés vraisemblablement peu après eux les traînaient à l'extérieur à grand-peine comme des ordures ménagères.
Ce qui s'opposait à la tranquilité des prisonniers, c'était la cruauté de la tempête rouge : juste avant midi, le vent se levait et prenait peu à peu de la vigueur.

Une fois que la faim et la soif les eurent mis au supplice pendant quelques dizaines de jours, voire un ou deux mois, ils devinrent finalement insensibles même à la sensation de faim; (...) Après plusieurs jours de dysenterie, un bourdonnement très désagréable résonnait aux oreilles ; quand il disparaissait, il laissait sourd; le corps enflait ; on devenait muet ; les yeux restaient entreouverts ; on ne se souvenait plus de la silhouette de sa femme et de ses enfants ; on oubliait son propre nom ; on ne s'inquiétait pas du moment de sa mort ; on n'était pas effrayé par la mort ; on restait ainsi un ou deux jours, voire trois ou quatre, peut-être cinq ou six, entre sommeil et veille, entre mort et vie ; ce sursis accordé par le seigneur de la mort, environ un ou deux jours, voire trois ou quatre, peut-être cinq ou six, dépendait principalement de la rigueur du temps qu'il faisait alors : l'été, un ou deux jours, l'automne et le printemps, trois ou quatre jours, l'hiver, cinq ou six jours. 

Ce qu'on appelait "études politiques" n'était ni plus ni moins qu'un "interrogatoire politique". 

Les croyants confessent leurs péchés face à la statue de leur dieu en lui demandant pardon (...) les matérialistes qualifient cela de "superstition" (...). Les prisonniers (...) devaient réciter tous les matins debout face à un portrait de Mao Zedong : "Grandiose dirigeant, grandiose maître, président Mao bien-aimé et respecté, nous vous confessons nos fautes. Nous sommes des criminels. Nous acceptons les peines infligées par la loi, extirpons à la racine les causes de nos crimes et promettons que nous nous réformerons par le travail avec une absolue sincérité, en filant droit et en sachant rester à notre place. "

Titre : Tempête rouge
Auteur : Tsering Dondrup
Première édition française  : 2019

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