Naïma travaille dans une galerie qui lui confie l'organisation d'une rétrospective consacrée à un artiste algérien vivant en France depuis le milieu des années 1990. C'est l'occasion pour Naïma de s'interroger sur les racines de sa branche paternelle Kabyle dont elle ne sait finalement pas grand chose si ce n'est que la famille est arrivée en France en 1962, année porteuse de stigmates et d'interrogations.
Le livre est organisé en trois parties, avec d'abord "L'Algérie de Papa" dans laquelle Naïma ré-imagine la génération des grands-parents, la vie du clan familial, la naissance et les premières années d'Hamid (son père), la position patriarcale d'Ali (son grand-père), ancien combattant de la seconde guerre mondiale, celui qui "trouva" un pressoir apporté par une rivière et permis à la famille de prospérer dans le hameau des "7 crêtes" sur les montagnes de Kabylie. Un chef de famille qui se retrouve pris entre deux feux et en perte de repères au moment de la guerre d'Algérie si bien que l'indépendance venue, la crainte de représailles lui font choisir l'exil et le déracinement avec femme et enfants.
Commence alors l'épopée de "La France froide" qui passe par les camps puis l'isolement au fond des bois avant d’atterrir dans une barre de HLM en Normandie. Alors que l'aura du patriarche s'étiole et que le silence s'installe autour de décisions qu'on ne discute pas, Hamid grandit, oublie, s'éduque, assiste la famille et finit par rompre avec des traditions et des liens qui ne lui correspondent plus en choisissant l'avenir et son propre noyau familial avant tout.
On en arrive alors à "Paris est une fête", plus axé sur Naïma et son travail qui va la ramener sur l'autre rive de la Méditerranée avec ses interrogations, ses clichés, ses attentes, ses craintes qui sont aussi celles de la société française toute entière après les attentats, son besoin de reconstituer les blancs d'un passé qui l'imprègne sans lui appartenir.
Un récit où rien n'est simple parce qu'il est avant tout humain et non partisan. Il soulève le voile d'une dénomination-amalgame "harki" terriblement réductrice sous laquelle se cache autant de destins que d'individus ballottés par une guerre d'Algérie dont les plaies sont encore loin d'être refermées.
Au milieu de tout ça, une femme en quête d'identité qui finit par comprendre, comme dans un poème d'Elizabeth Bishop que finalement, "L'Art de perdre" s'applique à elle aussi parce que :
" Tu peux venir d'un pays sans lui appartenir (...) il y a des choses qui se perdent... On peut perdre un pays. (...) - Ce qu'on ne transmet pas, ça se perd, c'est tout."
On se laisse emporter par cette histoire, l'écriture est fluide et les personnages attachants.
Hasard ou pas dans le choix de mes dernières lectures, j'ai l'impression que ce livre leur est relié par une sorte de fil rouge, apportant un éclairage supplémentaire, dans un autre contexte, au thème de la recherche d'identité et de l'héritage familial.
Titre : L'art de perdre
Auteur : Alice Zeniter
Première publication : août 2017
Prix littéraire Le Monde 2017
Prix des libraires de Nancy et des journalistes du Point 2017
Tiré du livre :
- (...) cette partie de l'histoire, pour Naïma comme pour moi, ressemble à une série d'images un peu vieillottes (...) entrecoupées de proverbes, comme des vignettes cadeaux de l'Algérie qu'un vieil aurait caché ça et là dans ses rares discours, que ses enfants auraient répétées en modifiant quelques mots et que l'imagination des petits-enfants aurait ensuite étendues, agrandies, et redessinées pour qu'elles parviennent à former un pays et l'histoire d'une famille.
C'est pour cela aussi que la fiction tout comme les recherches sont nécessaires, parce qu'elles sont tout ce qui reste pour combler les silences transmis entre les vignettes d'une génération à l'autre.
- Choisir son camp n'est pas l'affaire d'un moment et d'une décision unique, précise. (...) On croit n'être pas en train de s'engager et pourtant c'est ce qui arrive. Les combattant du FLN par exemple sont appelés tour à tour fellaghas ou moudjahidines. Fellag, c'est le bandit de grand chemin, le coupeur de route, l'arpenteur des mauvaises voies, le casseur de têtes. Moudjahid, en revanche, c'est le soldat de la guerre sainte. Appeler ces hommes des fellaghas ou des fellouzes, ou des fel, c'est - au détour d'un mot - les présenter comme des nuisances et estimer naturel de se défendre contre eux. Les qualifier de moudjahidines, c'est en faire des héros. (...) qui peut dire si le mot découle d'une position politique déjà campée ou si c'est lui, au contraire, qui va former peu à peu cette position en se sédimentant dans le cerveau des hommes en une vérité inaliénable.
- Rien n'est sûr tant qu'on est vivant, tout peut encore se jouer, mais une fois qu'on est mort, le récit est figé et c'est celui qui a tué qui décide. Ceux que le FLN a tués sont des traîtres à la nation algérienne et ceux que l'armée a tués des traîtres à la France. Ce qu'a été leur vie ne compte pas : c'est la mort qui détermine tout.
- L'Histoire est écrite par les vainqueurs (...). C'est un fait désormais connu et c'est ce qui lui permet de n'exister qu'en une seule version. Mais quand les vaincus refusent de reconnaître leur défaite quand ils ont malgré tout, malgré leur défaite continué d'écrire l'Histoire à leur manière jusqu'à la dernière seconde et quand, de leur côté, les vainqueurs veulent écrire leur Histoire rétrospectivement, pour arriver à l'inéluctabilité de leur victoire, il subsiste de part et d'autre de la Méditerranée des versions contradictoires qui ne paraissent pas être l'Histoire mais des justifications ou des revendications, qui se déguisent en Histoire en alignant des dates.
- La plupart des choses que les femmes ne font pas dans ce pays ne leur sont même pas interdites. Elles ont juste accepté l'idée qu'il ne fallait pas qu'elles les fassent.
- Il existe des états qui ne peuvent s'exprimer que par des énoncés contradictoires et simultanés.
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