vendredi 2 mars 2018

En vieillissant les hommes pleurent de Jean-Luc Seigle



Dans un village d'Auvergne, journée du 9 juillet 1961.

Albert est ouvrier dans une usine Michelin mais il reste attaché à ses origines paysannes. C'est un homme taiseux et bon, imprégné de valeurs traditionnelles mais torturé par un profond mal-être qui le ronge.
Suzanne son épouse est une femme de son temps, éprise de modernité qu'elle introduit à petites touches dans la ferme familiale en revendant les veilleries dont elle se débarasse. Aujourd'hui est d'ailleurs un grand jour parce qu'on attend le poste de télévision qui permettra de voir, le soir même, un reportage tourné en Algérie dans lequel figure Henri, leur fils aîné, soldat de l'armée française, qui lui manque tant et pour lequel elle éprouve une passion dévorante.
Gilles, leur plus jeune fils souffre de cette préférence mais trouve refuge dans les livres (ce jour-là, Eugénie Grandet de Balzac) qu'il dévore même si le jeune garçon n'en a pas moins quelques difficultés avec l'orthographe qui vont l'obliger à repasser un examen préalable à son entrée en sixième.     
Dans leur univers, il y a aussi la vieille Madeleine Chassaing, la mère d'Albert, aujourd'hui dépendante, symbole d'une autre époque. 
Et aussi :
Paul, le facteur qui apporte les lettres d'Henri et en pince pour Suzanne. 
Monsieur Antoine, le maître d'école parisien à la retraite à qui Albert va confier Gilles. 
La mère Morvandieux, veuve aigrie et rabougrie qui a perdu son fils pendant la grande guerre. 
Le brocanteur devenu antiquaire à qui Suzanne vend les "vieilleries" de la ferme. 
Liliane et André, la soeur d'Albert et son mari.    

Pour tous et du fait de quelques éléments déclencheurs touchant à la plus grande intimité de ces personnages, ce 9 juillet 1961 va être une journée de profondes transformations. 

Un récit magnifique et poignant, d'une puissance et d'une richesse rares, tout en finesse et en émotions, qui touche aux mutations profondes de la société française au XXème siècle marquée par les deux guerres mondiales et celle d'Algérie.  Des personnages réalistes et crédibles qui permettent de dresser un véritable panorama de la France des années 1960 en couvrant de façon très juste des aspects générationnels, économiques, sociaux et psychologiques. 

En guise d'épilogue, L'imaginot ou Essai sur un rêve du béton armé nous projette 50 ans plus tard quand Gilles, devenu professeur en lettres modernes à l'université répond à une question posée par ses élèves. Un épilogue-essai vraiment troublant et bien construit qui éclaire le mal être d'Albert en revenant sur la façon dont la question de la ligne Maginot a été traitée dans l'inconscient collectif (une grosse rigolade) et l'impact que cela a pu avoir sur ceux qui y ont combattu sans jamais avoir eu droit à la parole. Il y est question du rôle de la littérature et d'un énorme mensonge historique qui, quelque part dans mon esprit fait écho à un livre plus récent, l'ordre du jour d'Eric Vuillard
Très très intéressant.

Un livre vraiment exceptionnel et marquant, dense, juste, sensible et d'une force rare.  
 
Titre : En vieillissant les hommes pleurent
Auteur : Jean-Luc Seigle
Première édition : 2012
Prix RTL - Lire 2012

Extraits du livre :
- En veillissant les hommes pleurent. C'était vrai. Peut-être pleuraient-ils tout ce qu'ils n'avaient pas pleuré dans leur vie, c'était le châtiment des hommes forts. 
- Le français, c'était son père qui l'avait ramené des tranchées et l'avait imposé à la maison, comme s'il était parti se battre là-bas juste pour ça. Il se souvenait des colères titanesques de son père quand le patois refaisait surface. Il disait que ça avait failli leur faire perdre la guerre. Enrte les Bretons, les Auvergnats, les Provençaux, impossible de se comprendre entre eux. Ils parlaient moins bien le français que les Noirs du Sénégal. C'était le français qui les avait rassemblés, qui les avait rendus combatifs et avait fait d'eux des patriotes.
- Nous. Ce Nous que Monsieur Antoine avait déjà employé au sujet de l'examen d'entrée en sixième en s'exclamant "Nous l'aurons !", n'avait rien à voir avec le Nous que son père utilisait régulièrement quand il disait "Nous, on est de ouvriers". Il lui apparut très clairement que le Nous de son père était un Nous d'exclusion, alors que le "Nous, les hommes" de Monsieur Antoine, ce Nous minuscule qui ressemblait à un noeud, eut sur Gilles un effet inverse qui, au lieu de la couper, le relia tout d'un coup à son père et à tous les hommes, jusqu'aux hommes des cavernes (...)
- Ce mot de faiseuse d'anges avait le pouvoir de relativiser la procédure, les femmes ne tuaient pas des foetus, encore moins des enfants : elles fabriquaient des anges. 
- Madeleine venait de toucher la partie la plus secrète d'Albert : sa honte de soldat vaincu face à l'héroïsme du soldat de Verdun. Sa honte était intacte. (...) Ses souffrances de soldat en captivité ne valaient pas grand-chose, même rien. Ne rien dire. Ne pas parler. Supporter sur ses épaules la défaite française, le sacarsme de tout le monde sur la réddition des soldats à Schoenenberg sur la ligne Maginot où il avait été muté fut plus lourd à porter que n'importe quel fardeau. (...) La victoire fut sa défaite. Le châtiment n'avait pas été la capitivité mais le retour.   
- Il y a pire qu'une défaite pour empêcher la littérature, il y a le mensonge hisorique. (...) Le mensonge est puissant, il tue ce que nous avons de plus cher. (...) La mémoire populaire est riche et puissante (...) mais elle n'est pas toujours fiables, surtout quand elle n'est rien d'autre que le transmetteur d'un mesonge et la trace presque indélébile, que la propagande politique a volontairement laissée dans l'Histoire. 

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