On ne s'aperçoit pas qu'on est maudit jusqu'à ce qu'on soit exposé à cette autre façon de vivre.
L'histoire commence dans la violence, par le lynchage du jeune Kamu sur un marché. Elle nous emmène ensuite au 18ème siècle, au royaume du Bunganda, sur les traces de Kintu Kidda, l'ancêtre qui, à la suite d'une gifle mortelle malheureuse et malgré les précautions prises, attira une redoutable malédiction sur toute sa descendance.
Au fil des "cinq livres" qui constituent ce roman et qui démarrent tous le 5 janvier 2004 avant de repartir dans le passé, nous découvrirons le destin tragique des héritiers infortunés de Kintu Kidda : Suubi Nnakintu, Kanani Kintu, Isaac Newton Kintu et Miisi Kintu. Enfant abandonné et livré à lui-même, inceste, folie, suicide, sida, guerre, les maux s'abattent comme la normalité dans les différentes branches plus ou moins éduquées, plus ou moins religieuses, de cette famille maudite caractérisée par la jumelité. Alors, pour essayer de surmonter toute cette fatalité, les "anciens" du clan dispersé vont tenter de le reconstituer et de le rassembler sur les terres ancestrales afin d'acomplir les cérémonies rituelles- superstitions pour certains- seules capables de vaincre le mal.
Pas toujours facile à suivre avec les changements temporels et patronimiques mais un roman dépaysant qui nous mène en Ouganda, au cœur du continent africain. Une sorte de saga familiale aux ramifications multiples et indépendantes au départ et une approche d'écriture originale pour brasser ces histoires personnelles à un passé historique post-colonial douloureux et trouble. La partie pré-coloniale évoquant un monde traditionnel disparu est quant à elle particulièrement intéressante et bien mise en scène.
Entre drames, résilience et espoirs, un premier roman original qui compte et qui vient enrichir cette jeune littérature africaine, ougandaise en l'occurence.
D'origine Ougandaise, l'auteur vit aujourd'hui en Angleterre ; une voix/plume pour le moins ensorcelante qui apporte un nouveau souffle à la littérature mondiale.
À suivre.
Tiré du texte :
Africanstein
Ekisode
Contrairement au reste de l'Afrique, le Bunganda se laissa attirer sur la table d'opération par des flatteries et des promesses. Le protectorat était la chirurgie plastique censée conduire plus rapidement le corps africain léthargique à la maturité. Mais une fois son patient sous chloroforme, le chirurgien fut libre de faire ce qui lui chantait. D'abord, il sectionna les bras et les jambes puis mis les membres noirs dans un sac-poubelle avant de les jeter. Il prit ensuite des membres européens et entreprit de les greffer sur le torse noir. Quand l'africain se réveilla, l'européen s'était installé chez lui.
Bien que l'africain ait été trop faible pour se lever, il dit tout de même à l'européen : "Je n'aime pas ce que tu es en train de faire, mon ami. Sors de chez moi, s'il te plaît." Mais l'européen répondit : "J'essaie seulement de t'aider, mon frère. Tu es encore trop faible et trop groggy pour t'occuper de ta maison. Je vais m'en occuper en attendant. Quand tu seras complètement rétabli, je te promets que tu travailleras et que tu courras deux fois plus vite."
Mais le corps africain rejeta les membres européens. L'Afrique dit qu'ils sont incompatibles. Les chirurgiens disent que l'Afrique est sortie de l'hôpital trop tôt et que c'est pour cela qu'il y a une hémorragie. Il lui faut une intraveineuse beaucoup plus régulière de sang et d'eau. L'Afrique dit que le sang et l'eau sont trop chers. Les chirurgiens disent : "mais non, nous avons fait la même chose avec l'Inde, et regarde comme elle court vite."
Quand l'Afrique se regarda dans le miroir, elle se trouva hideuse. Elle regarda dans les yeux des autres pour voir comment ils la voyaient : il y avait de la révulsion. Cela donna à l'Afrique la permission de s'automutiler et de se haïr. Parfois quand le monde a le dos tourné, les chirurgiens remuent le couteau dans les plaies de l'Afrique. Quand elle tombe, les chirurgiens disent :"vous voyez, on vous avait dit qu'ils n'étaient pas prêts."
Nous ne pouvons pas retourner sur la table d'opération pour réclamer les membres africains. L'Afrique doit apprendre à marcher sur des jambes européennes et à travailler avec des bras européens. Avec le temps, les enfants naîtront avec des corps évolués et avec le temps, l'Afrique évoluera en fonction de sa nature d'Ekisode et prendra sa forme la meilleure. Mais celle-ci ne sera ni africaine ni européenne. Alors la douleur s'estompera.
Titre français : Kintu
Titre anglais : Kintu
Auteur : Jennifer Nansubuga Makumbi
Première édition : 2014
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire