A Istanbul, autour de leur mère Gülsüm et de leur grand-mère Petite-ma, les quatre soeurs Kazanci forment une famille pour le moins colorée : adepte des mini-jupes et des talons aiguilles, Zehila est tatoueuse et la mère d'Asya, jeune femme révoltée, née de père inconnu et adepte de Johnny Cash ; Banu s'est nouvellement découverte une vocation de voyante, assistée dans sa tache par un bon et un mauvais Djinn ; Cevriye est la plus "normale", veuve et professeur d'histoire ; quant à Feride, c'est l'hypocondriaque un peu folle-dingue de la fratrie, obsédée par les catastrophes qu'elle collectionne chaque jour dans la presse. Leur frère unique, Mustafa, vit aux Etats-Unis, une façon peut-être d'échapper à la malédiction qui fauche tous les mâles de la famille dans la fleur de l'âge ; il a épousé une américaine divorcée, mère hyper-protective d'Armanoush dont la branche paternelle est d'origine arménienne.
Tiraillée par des questions identitaires liées au drame vécu par sa grand-mère arménienne, Armanousch va entreprendre un "voyage aux sources" à l'insu de sa famille et débarque à Istanbul où elle est accueillie par la famille turque de son beau-père, devenant rapidement amie avec Asya.
Quelle jolie découverte que cette auteur turque qui dresse une galerie de portraits de femmes peu conventionnelles, hautes en couleurs, pour nous plonger dans une Turquie moderne tiraillée par les questions politiques et historiques. Dans cette saga familiale, se cache la question du drame arménien de 1915 qui a laissé sa marque sur les deux familles de cette fiction, l'impact qu'il peut encore avoir un siècle plus tard sur les nouvelles générations ; une écriture et une trame subtiles pour aborder un sujet qui fâche, tellement sensible qu'entre la publication de l'édition turque et de l'édition anglaise, l'auteur a fait l'objet de poursuites judiciaires pour "dénigrement anti-turc" à cause de paroles prononcées par des personnages du roman, charges qui furent finalement abandonnées mais pour lesquelles elle aurait pu encourir jusqu'à trois ans de prison. Je ne cherchais pas particulièrement un livre sur le drame arménien mais sans le vouloir, je trouve que ce roman est un excellent complément à Erevan et L'étrangère lus précédemment et avec lesquels il forme une trilogie très complémentaire.
J'ai aimé cette histoire et ces personnages en quête d'identité qui se découvrent plus de points communs qu'on pourrait se l'imaginer. Des similitudes culturelles qui passent notamment par la cuisine, très présente dans ce roman dont les chapitres portent le nom d'épices et d'aliments qui pimentent l'histoire. Malgré les drames et les secrets le récit ne manque pas d'humour et de fantaisie, il nous entraine dans les rues bouillonnantes d'Istanbul et sans être un roman historique, c'est un roman marqué par l'Histoire, plein des contradictions qui font la richesse d'une nation Turque qu'on a envie de découvrir un peu plus pour aller au delà des clichés.
Elif Shafak est déjà l'auteur d'une bibliographie assez large, reconnue internationalement, dans laquelle je n'hésiterais par à piocher. Pour en savoir plus sur son parcours et ses idées, on peut aussi l'écouter dans plusieurs TedTalks très intéressants sur "le pouvoir révolutionnaire de la pensée diversifiée" ou la "politique de la fiction" (en anglais sous-titré français). A suivre.
Tirés du texte :
Armanoush felt the pulse of the city for the first time since she had arrived in Istanbul. It had just hit her why and how people could fall in love with Istanbul, in spite of all the sorrow it might cause them. It would not be easy to fall out of love with a city the heartbreakingly beautiful.
Am I responsible for my father's crime ? A Girl Named Turk asked
You are responsible for recognizing your father's crime, Anti-Khavurma replied
Some among the Armenian in the diaspora would never want the Turk to recognize the genocide.
If they do so, they'll pull the rug out from under our feet and take the strongest bond that unites us.
Just like the Turks have been in the habit of denying their wrongdoing, the Armenians have been in the habit of savoring the cocoon of victimhood. Apparently, there are some old habits that need to be changed on both sides.
No matter how often and how truthfully you evoked the past, some things could never be told.
Family stories intermingle in such a way that what happened generations ago can have an impact on seemingly irrelevant developments of the present day. The past is anything but bygone.
Titre français : La bâtarde d'Istanbul
Titre anglais : The Bastard of Istanbul
Auteur : Elif Shafak
Première édition : 2007