La maladie n'est pas une métaphore ; elle est la vie même.
7 janvier 2015 : attentat de Charlie hebdo. Philippe Lançon assiste à la conférence de rédaction du journal auquel il collabore et pendant laquelle sa vie bascule, en quelques secondes.
Nous étions une bande de copains plus ou moins proches dans un
journal désormais fauché, presque mort. Nous le savions, mais nous
étions libres. Nous étions là pour nous amuser, nous engueuler, ne pas
prendre au sérieux un monde désespérant.
J'ai senti (...) la solitude d'être vivant. (...) L'évènement nous a unis à l'instant même où il nous séparait.
Ses camarades sont morts, lui survit, gravement touché au bras, à la main et au visage. Une victime de guerre, une "gueule cassée".
Pendant des mois, sa vie est soumise aux impératifs de la reconstruction mise en oeuvre par le corps médical, placée sous la protection des personnels de santé et de sécurité qui l'entourent à l'hopital puis aux Invalides.
J'écrivais dans Charlie, j'avais été blessé et j'avais vu mes
compagnons morts à Charlie, mais je n'étais pas Charlie.
Le 11 janvier,
j'étais Chloé [son médecin].
Le premier principe de civilisation reste pour moi : "tu ne tueras
point". Rien n'en excuse la transgression dont j'ai vu et subi le
résultat. Je n'ai aucune colère contre les frères K, je sais qu'ils sont
les produits de ce monde, mais je ne peux simplement pas les expliquer.
(...) Je ne supporte pas plus les discours anti-musulmans que les
discours pro-musulmans. Le problème, ce ne sont pas les musulmans, ce
sont les discours : qu'ils foutent la paix aux musulmans !
Dans ce livre, qui n'est ni un manifeste ni une analyse de l'attentat mais un témoignage intime, Philippe Lançon se raconte et se met à nu pour décrire l'avant, le pendant et surtout l'après de l'attentat avec ses conséquences charnelles. C'est le vécu "de l'intérieur" d'un homme témoignant de son parcours unique.
Une fois la normalité brutalement effacée, l'homme est remplacé par un être conscient mais cassé, qui flotte d'abord entre deux mondes en se raccrochant à quelques brides de matérialité, conforté dans le cocon de l'hopital qui devient son univers et son unique horizon.
Eux [mes parents] souffraient, je le voyais, mais moi, je ne
souffrais pas : j'étais la souffrance. Vivre à l'intérieur de la
souffrance, entièrement, ne plus être déterminé que par elle, ce n'est
pas souffrir ; c'est autre chose, une modification complète de l'être.
La chambre était mon royaume et nous y vivions hors du temps.
C'est la vie intérieure intense d'un journaliste bavard qui ne peut plus parler associée à une vie du moment assujetie au corps, sans réelle perspective autre que la prochaine opération qui impose son rythme avec ses échecs, ses "inconforts", ses succès, l'apprentissage d'un nouveau champ lexical, une lutte quotidienne pour rejoindre, dans la douleur et métamorphosé, la rive des vivants.
En me jouant des tours, mon sorps m'initie. En m'échappant, il m'appartient.
La
maladie n'est pas une métaphore ; elle est la vie même.(...) Mon esprit
(...) est de plus en plus soumis à mon corps, à mesure que ce corps
quitte la zone où il avait tout envahi. L'esprit a résisté au corps tant
que l'un et l'autre habitaient dans les ruines. Maintenant, le corps
s'éveille de nouveau à la vie, mais il le fait par des sensations
inédites, imprévisibles, douloureuses, que l'esprit ne parvient pas à
assimiler, et qu'il accueille comme des intrus. Il ne s'élève plus
au-dessus des symptomes et des signes ; il les guette, comme un
boutiquier.
C'est aussi un regard et des liens très particuliers qui se créent, portés par la musique de Bach et les oeuvres littéraires de quelques auteurs qui réconfortent et prennent une nouvelle dimension dans la chambre d'hopital.
Je ne vivais ni le temps perdu, ni le temps retrouvé ; je vivais le temps interrompu.
Un livre que j'ai longtemps hésité à ouvrir et qui, une fois refermé, me laisse un léger sentiment d'"inconfort", l'impression d'avoir fait acte de voyeurisme sur cet homme qui se livre sans retenue au regard du lecteur, dans son intimité et sa vulnérabilité d'humain mis à terre et à nu ... ce regard à la fois coupable et curieux qu'on ne peut s'empêcher de jeter lorsque nous sommes témoins d'un accident au bord de la route et qui prend ici une autre dimension en nous rappelant la fragilité et la richesse de la vie pour nous ramener finalement à l'essence même de notre humanité.
Une écriture forte à portée peut-être thérapeuthique, un témoignage de résilience courageux qui offre aussi un bain de culture surprenant et stimulant.
Un livre troublant, à âme ouverte.
Titre : le lambeau
Auteur : Philippe Lançon
Première édition : 2018
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