vendredi 26 juin 2020

Dans le grand cercle du monde / The Orenda de Joseph Boyden

Ce conte est en apparence l'histoire de notre passé.

Au Canada au 17ème siècle, les nations européennes ont pris pied dans le "Nouveau Monde" alors que les Hurons et les Iroquois se livrent une guerre sans merci dont l'issue sera fortement influencée par les nouveaux arrivants qui changent le rapport de forces avec les maladies et les armes apportées dans leur sillage.
Trois personnages nous font découvrir la société huronne et ses transformations irrémédiables alors qu'évolue la vision qu'ils ont des uns et des autres : Oiseau, le guerrier Huron, formidable chef de guerre, Chute-de-neige sa fille adoptive enlevée aux Iroquois après le massacre de sa famille et Christophe Corbeau, jésuite français chargé de l'évangélisation des indigènes dont il apprend la langue et partage le quotidien. Profondément humains et pleins d'interrogations, les trois narrateurs sont entourés d'une foultitudes de figures secondaires plus attachantes les unes que les autres dont Renard, l'ami indéfectible d'Oiseau ou Petite Oie, la guérisseuse dont les croyances traditionnelles se confrontent à celles prêchées par le Corbeau. 

Au fil des pages, modes de vie, aspirations, moeurs, croyances, traditions et autres éléments constituant la trâme d'une société puissante prennent véritablement vie autour du "village" d'Oiseau abritant plusieurs milliers d'âmes. Une vie semi-nomade, rythmée par les saisons, la culture des trois soeurs - maïs, courge, haricot - le respect de la nature et de ses esprits (l'orenda) sans pour autant être exempte d'une violence inouïe, notamment dans ses rapports avec l'ennemi.
Formidables commerçants, les Hurons étaient amis des français avec lesquels ils traitaient lors d'expéditions estivales qui les obligeaient à traverser des territoires ennemis et qui les ont amené à accepter la présence de missionaires dans leurs rangs ...

Le texte de cette fresque épique est riche et magnifiquement évocateur, dénué d'angélisme ou d'idéalisation, respectueux des points de vues et des réalités historiques sans chercher à faire peser la "faute" de la disparition d'une société aussi importante que la confédération Wendat (les Hurons) sur les uns ou les autres ;  une chute pourtant inéluctable pliant sous la fatalité historique ...

Joseph Boyden que j'avais déjà découvert dans Le chemin des âmes / Three Days Road, m'a une nouvelle fois passionnée avec ce récit et ces personnages portés par un souffle romanesque qui m'ont transportée en d'autres lieux et d'autres temps pour en rendre toute les dimensions humaines, sociétales et historiques.
Un roman comme je les aime ♥.

Tirés du texte :
Bien qu'on puisse traverser l'Huronie en quelques jours, j'ai appris que cinq nations différentes et néanmoins unies, chacune ayant son propre nom, peuple ce territoire fertile. Celle chez qui je suis s'appelle Our et les autres, Rocher, Corde, Marais et Cerf. Leurs ennemis jurés, les iroquois, sont également divisés en cinq nations, mais il semble que dans leur langue, les hurons leur attribuent collectivement le nom de Haudenosanees.  
Les Hurons, comme Champlain l'a dûment consigné (...) sont les marchands les plus influents au sein de cette vaste contrée, et ils veillent sur leurs affaires avec un oeil de banquier. (...) Ils constituent réellement la clé de l'économie de ce Nouveau Monde. 

(...) le nom de Hurons - ceux qui ont une hure - en raison de la tête des hommes hérissée comme celle de cochons sauvages.

Il m'expliquait que pour arriver à maîtriser leur langue, il fallait d'abord que je comprenne le monde naturel autour de moi. 
Les hurons (...) ne vivent pas au-dessus du monde naturel mais en tant qu'élément de celui-ci. 
Posséder la clé de la langue, c'est établir le lien entre l'homme et la nature. 

En matière d'esprit, ces sauvages croient qu'il existe en nous tous une force vitale similaire, pourrait-on dire, 
à ce que nous, catholiques, croyons être l'âme. 
Cette force vitale, ils l'appellent l'orenda. C'est le côté fascinant. 
Le côté épouvantable, c'est que ces pauvres créatures égarées croient que non seulement les êtres humains, 
mais aussi les animaux, les arbres, les étendues d'eau et jusqu'aux pierres possèdent une orenda. 
En réalité, pour eux la moindre chose dans leur monde contient son propre esprit, sa propre force vitale. 

Les épidémies ont commencé à affecter ces gens-là au cours des dernières années. 
Il ne peut s'agir que d'un signe de Dieu, un message divin. 
Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour savoir que d'importants changements s'annoncent 
et que les faibles et les dépravés souffriront. Mais les convertis survivront. 

On en apprend beaucoup en observant la manière dont les gens s'acquittent d'une tâche qui leur déplaît. 
C'est indispensable pour connaître leur caractère. 

Renard appelle les nouveaux des bois-charbons. "ils sont tellement lourds et tellement bêtes", dit-il en regardant deux d'entre eux essayer sans conviction de ramer dans le canoë qui les a accueillis. Avec leurs robes noires toutes neuves, si noires qu'elles absorbent la lumière de cette fin d'été, je trouve parfait le surnom que Renard leur a donné. Pourtant, je continuerai à les appeler des Corbeaux en raison de la façon dont ils sautillent et becquettent les choses mortes ou agonisantes. 
  
Les humains sont les seuls dans ce monde à avoir besoin de tout ce qu'il contient (...). 
Or ce monde ne contient rien qui ait besoin de nous pour survivre. 
Nous ne sommes pas les maîtres de la terre. Nous en sommes les serviteurs.  

Du même auteur :
Le chemin des âmes / Three Days Road

Titre original : The Orenda
Titre français : Dans le grand cercle du monde
Auteur : Joseph Boyden
Première édition : 2013

vendredi 19 juin 2020

Les rêveurs d'Isabelle Carré

 Je suis une actrice connue, que personne ne connaît.

Dans cette autobiographie romancée, Isabelle Carré se livre et raconte sa drôle de famille, son enfance et le décalage persistant entre son être et son paraître, ses difficultés à vivre parfois mais aussi le chemin du salut par le cinéma et la scène.
Des souvenirs apparemment livrés avec honnêteté et sans faux-semblant, un peu comme ils viennent en suivant une trame plus ou moins chronologique égrenée de retours en arrière et de digressions faites de réminiscences ou de suppositions, complétées d'extraits de journaux tenus depuis l'enfance.

Cette chronique familiale et personnelle débute à la fin des années 1960 avec un couple parental singulier, même dans le contexte libertaire post-soixante-huitard : une mère fragile, désavouée par sa famille aristocrate "fin de race" pour une grossesse hors mariage et un père qui l'épouse et fait sien celui qui sera le grand frère de l'auteur. Un papa désigner, créatif tourmenté par son identité sexuelle, totalement déphasé par rapport à sa famille prolétaire modeste. Les enfants font le grand écart lorsqu'ils sont accueilllis par ces familles aux milieux sociaux si diamétralement opposées, une fratrie de trois enfants, Isabelle au milieu avec un grand et un petit frère.

Une enfance rêvée ou des rêves d'enfance au cours des années 1970 puis le parcours se trouble avec le temps et la tension grandissante entre les parents qui finissent par se séparer et divorcer lorsque le père fait son coming-out. Tentative de suicide, internement, indépendance à quinze ans seulement, la jeune femme discrète qui finit par sortir de la chrysalide offre une image lissée au monde, une façade qui cache beaucoup de sensibilité, de vulnérabilité et d'interrogations.

Un "livre-confession" qui fait voler en éclat retenue et discrétion apparentes, Isabelle Carré semble vouloir déchirer un voile qui l'étouffe et casser une image trop simpliste qui ne reflèterait pas son moi profond et sa complexité. Alors si ce roman se laisse lire, il n'en est pas moins dérangeant pour son côté "débalage-thérapeutique" qui met parfois le lecteur dans la position inconfortable de témoin-voyeur-thérapeute.
    
Je n'appartiens pas au club des cinéphiles avertis et connais à peine le visage de l'actrice alors j'avoue être peu sensible à l'aspect autobiographique de ce roman qui, pour moi, vaut finalement plus comme témoignage sur une époque et un itinéraire d'enfance. Il ne faut toutefois pas se leurrer, cette publication doit certainement plus à la notoriété de son auteur qu'aux qualités littéraires intrinsèques d'un ouvrage dont les afficionados doivent se régaler.

Tirés du  texte :
 L'enfant qui n'a pas possédé ce trésor ne le récupèrera jamais. 
Il restera pour toujours démuni, lésé, comme tous ceux qui ont grandi sans tendresse, 
et se sont rassurés seuls dans leur chambre, les genoux repliés dans des bras gelés. 

On devrait trouver des moyens pour empêcher qu'un parfum s'épuise, demander un engagement au vendeur--certifiez-moi d'abord qu'il sera sur les rayons pour cinquante ou soixante ans, sinon retirez-le tout de suite. Faites-le pour moi et pour tous ceux qui, grâce à un flacon acheté dans une parfumerie ou un grand magasin, retrouvent l'odeur de leur mère, l'odeur d'une maison, d'une époque bénie de leur vie, d'un premier amour ou, plus précieux encore, quasi-inaccessible, l'odeur de leur enfance. 

Tout se transforme quand on va au cinéma : la folie de Romy Schneider devient grandiose, le mal-être de Patrick Dewaere bouleversant, le filet de voix de Charlotte Gainsbourg touchant, la fébrilité de Nastassja Kinski sensuelle... 

Quand la "petite voleuse" avoue à son voisin: "je vais au cinéma pour qu'on me rencontre....", c'est vrai, c'est de moi qu'elle parle. 
C'est toujours vrai, je fais du cinéma pour qu'on me rencontre ou plutôt pour rencontrer des gens. (...) 
Comme la Camille de Musset, je m'exerçais à travers d'autres vies à ne plus avoir peur de la mienne.

Je rêve surtout de rencontrer des gens. Je n'ai jamais trouvé simple de faire connaissance, ailleurs que sur un plateau. 
Mais on se quitte une fois le tournage ou la pièce terminé, et on ne se revoit jamais comme on se l'était promis... 
Alors je m'offre une seconde chance, j'écris pour qu'on me rencontre.

Je rêvais d'un cadre, un cadre qui me tienne et me rassure.

Mon récit manque d'unité, ne respecte aucune chronologie, et ce désordre est peut-être à l'image de nos vies, 
en tout cas de la mienne, car il existe certainement des gens capables d'ordonner la leur.

Je n'ai questionné personne, j'ai seulement raconté ce que je savais, et le reste je l'ai inventé. 
Parfois je tombais juste, souvent sans doute à côté, mais c'est ainsi que je me rapprochait d'eux, en laissant vivre en moi.

Je suis le fruit d'un malentendu, d'une lettre déchirée trop vite. 
Ou plutôt la rencontre de deux malentendus, mon père ne pouvant s'avouer qu'elle sorte de vie il souhaitait déjà, 
et ma mère jetant sa dernière chance au panier. 
Le fruit de deux orgueil blessés, qui se sont réchauffés un moment.

Titre : Les rêveurs 
Auteur : Isabelle Carré
Première édition : 2018

mercredi 17 juin 2020

Le liseur du 6h27 de Jean-Paul Didierlaurent


Je suis nanti d'un vrai nom à la con (...) J'aime les livres, même si je passe le plus clair de mon temps à les détruire (...)  je compte pour seuls amis un cul-de-jatte qui passe son temps à rechercher ses jambes
 et un vérsificateur qui ne sait parler qu'en alexandrin. 

Tous les matins, Guylain Vignolles, prend le RER de 6h27 pour se rendre à un travail qu'il exècre dans une usine dédiée à la destruction des livres ; un trajet qu'il met à profit pour lire à haute voix quelques feuillets subtilisés et rescapés du pilon le jour précédent. Un rituel bien rodé et apprécié des autres voyageurs, une routine quasi immuable jusqu'au jour où Guylain découvre une clé USB tombée de son strapontin habituel : y sont stockés les textes d'une dame-pipi qui vont changer sa vie...

Des personnages atypiques, truculents et hauts en couleur ; un univers gris, maussade et sans joie qui, au fil des pages, prend doucement de la couleur et de la vie ; l'auteur nous offre un texte plein d'humanité et de poésie, une histoire d'amour improbable portée par la magie des mots et le partage de textes, un très joli conte moderne qui ne manque pas d'originalité.

Rafraîchissant et attendrissant, ce premier roman m'a conquise pour son texte rare et son côté fantasque plein de fantaisie.

Titre : le liseur du 6h27
Auteur : Jean-Paul Didierlaurent
Première édition : 2014

dimanche 14 juin 2020

La muraille de lave / Black Skies de Arnaldur Indridason

Pendant l'absence du commissaire Erlandur, en parallèle des investigations de La rivière noire / Outrage menées par Elinborg, c'est Sigurdur Oli qui se retrouve sous les feux des projecteurs pour mener l'enquête dans les rues de Reykjavik.

À la suite d'une réunion d'anciens, un camarade sollicite l'aide de Sigurdur Oli pour une histoire de chantage d'un couple échangiste de sa famille, menacé de divulgation de photos comprométantes sur fond de campagne électorale. Lorsque le détective arrive au domicile du maître chanteur pour le raisonner, il suspend une scène d'agression qui sera rapidement requalifiée en scène de crime. Malgré le conflit d'intérêt, Sigurdur Oli s'implique dans cette affaire qui le conduira au cœur de la corruption qui ronge les systèmes financiers islandais.

Dans le même temps, il est sollicité par Andrès, un SDF très perturbé qui cherche à lui faire passer d'étranges message alors qu'il avait dénoncé la présence d'un pédophile dans son quartier au moment de l'enquête d'Hiver Arctique / Arctic Chill.

Et puis cet opus est aussi prétexte à mieux connaître ce personnage un peu bobo, éduqué aux États-Unis, séparé de sa compagne avec laquelle il maintien des relations ambiguës, fils d'un couple divorcé mal assorti entre une mère comptable, ambitieuse, instable, culpabilisante et un père, modeste plombier arrêté sur des positions politiques gauchisantes.

Un bon moment de lecture facile pour faire durer le plaisir et approfondir le contexte du commissariat islandais en attendant le retour du commissaire Erlandur en personne !

Du même auteur, même série, voir aussi :
La rivière noire / Outrage (7)
Hypothermie / Hypothermia (6)
Hiver Arctique / Arctic Chill (5)
L'homme du lac / The draining lake (4) (non chroniqué sur le blog) 
La voix / Voices (3)
La femme en vert / Silence of the Grave (2)
La cité des Jarres / Jar City (1)
Les nuits de Reykjavik / Reykjavik Nights

Titre anglais : Black Skies
Titre français : La muraille de lave 
Série les enquêtes du Commissaire Erlandur Sveinsson / A Reykjavik Murder Mystery
Auteur : Arnaldur Indridason
Première édition : 2009

mardi 9 juin 2020

Les étoiles s'éteignent à l'aube / Medicine Walk de Richard Wagamese

Le whisky tient à l'écart des choses que certaines personnes ne veulent pas chez elles. Comme les rêves, les souvenirs, les désirs, d'autres personnes parfois. (...) Des fois, les choses tournent mal. Quand elles arrivent dans la vie, on peut presque toujours les régler. Mais quand elles arrivent à l'intérieur d'une personne, elles sont plus difficiles à réparer. 

Franck a grandi avec le vieil homme, un blanc qui l'a éduqué en essayant de lui apprendre des "trucs d'indiens" par fidélité aux origines du garçon. Mais de sa mère ou de ses origines, Franck ne sait rien ou pas grand chose sinon que celui qui est son père, Eldon Starlight, n'est qu'une source de déceptions, leurs relations rares et pourries par des promesses d'ivrogne jamais tenues.

Lorsque Eldon atteint le bout du rouleau et se sait aux portes de la mort, il convainc son fils de l'accompagner sur les hauteurs d'une crête sauvage pour y "mourir en guerrier", un pélerinage au cours duquel il va lui livrer les secrets de son histoire qu'il n'a jamais pu confier à qui que ce soit ; une histoire d'amitié qui passe par les camps de travail itinérants et les champs de batailles de la guerre de Corée ainsi qu'une histoire d'amour passionnée mais tragique. Alors que les étoiles s'éteignent, elles scellent la relation père-fils, l'aboutissement du chemin de rédemption et de délivrance pour le père, celui de la découverte de ses racines pour le fils.

Un roman initiatique autour de vies brisées noyées dans l'alcool, en douleur et en pudeur avec aussi des moments d'amour et de joies. Il  y a la valeur du silence et celle de la parole thérapeutique ;  des histoires qui lient les hommes, les font rêver et les renvoient à leurs origines ou leur vécu. Et puis il y a la nature si magnifiquement évoquée sous la plume de Richard Wagamese, sauvage, nourricière, spirituelle ; et aussi, sous tendue, la mémoire des peuples amérindiens au destin malheureux.

Un auteur issu des minorités canadiennes dont la découverte continue de m'enchanter par ses textes si beaux et si durs, réalistes et profondément humains, ses personnages broyés, imbibés d'alcool, son rapport à la nature et à l'héritage indigène. Un texte chargé de mélancholie, de poésie, de valeurs universelles accessible en français d'une œuvre comptant une quinzaine d'ouvrages insuffisamment traduits de l'anglais.
Une valeur sûre ♥️.

Tirés du texte :
J'ai jamais été très porté sur les prières. Du moins, pas comme dans les églises. Mais moi, j'crois que tout est sacré. Alors quand j'dis quelque chose j'essaie toujours juste de ressentir ce que j'ressens et de dire ce qui en vient.

Il en vint à comprendre la valeur des êtres vivants, par sa faculté à les faire disparaître. Prendre la vie était une chose solennelle. La vie était le cœur du mystère.

Jimmy disait tout le temps que nous étions un Grand Mystère. Tout. Il disait que les choses qu'ils faisaient ces Indiens d'autrefois, c'était rien d'autre que d'apprendre à vivre avec ce mystère. Pas le résoudre, pas s'y attaquer, pas même chercher à le deviner. Juste être avec.

Du même auteur, voir aussi :
Embers
Jeu blanc / Indian Horse

Titre anglais : Medicine Walk
Titre français : Les étoiles s'éteignent à l'aube
Auteur : Richard Wagamese
Première édition : 2015

mercredi 3 juin 2020

Là où chantent les écrevisses / Where the crawdads sing de Delia Owens

États-Unis / Caroline du Nord.

Au fond des marais, Kya n'a que 6/7 ans lorsqu'elle voit sa mère partir sans se retourner, en abandonnant tout derrière elle, foyer et famille. Les uns après les autres, toutes ses grandes sœurs et finalement son frère le plus proche, Jodie, feront de même, la laissant seule avec leur père, vétéran de la seconde guerre mondiale, alcoolique, bon à pas grand chose, souvent absent. Après une brève période de relative entente avec ce père qui l'initie aux dédales du marais, le naturel de celui-ci finit par revenir, ses absences se faisant alors de plus en plus longues jusqu'à ce que la gamine se retrouve totalement seule et abandonnée, sans plus aucune ressource.

Kya a l'art de louvoyer et de disparaître pour échapper aux services sociaux, n'a assisté qu'à un seul jour d'école de toute sa vie et c'est dans la solitude et le dénuement affectif et financier les plus totaux que la fillette va apprendre à survivre et à ne compter que sur elle-même. Le marais et sa faune constituent son univers pour lequel elle nourrit une passion dévorante, les assimilant à sa mère, collectionnant plumes d'oiseau, nids et coquillages alors qu'elle n'est qu'une sauvageonne illétrée pour la communauté environnante, l'objet de ragots, "la fille du marais" de laquelle la plupart se méfie et se détourne à l'exception de quelques âmes généreuses qui lui viennent discrètement et fidèlement en aide.

Contrairement à ce que tout le monde croit, Kay n'est pas analphabète car au cœur du marais, Tate, un gentil garçon, ancien camarade de son frère Jodie, a su l'apprivoiser et lui offrir une éducation. Il lui a appris à lire, à compter, à apprécier la poésie et lui apporte des livres pour nous nourrir sa passion des sciences naturelles.
Ensemble, ils découvrent les premiers émois amoureux mais s'ils partagent la passion des marais, Tate finit par la trahir et l'abandonner à son tour lorsqu'il part à l'université.

Sur la route de Kay meutrie, un autre garçon va changer une nouvelle fois le court des choses sans lui épargner le refrain 'amour-trahison' qui va l'amener sur le banc des accusés, exposée à la vindicte locale lorsque le jeune homme meurt prématurément : accident ou meurtre ?

Magnifiquement écrit, ce roman est une ode pleine de poésie aux splendeurs cachées de la nature, le monde du marais l'univers nourricier de Kya, riche et complexe, constitué d'eau douce et d'eau salée, de canaux, de lagons, de courants, de marées, de boue et de plages, de plantes, d'arbres, d'herbes, de lianes, d'oiseaux, de poissons, de coquillages, d'insectes, etc.
Un scénario crédible et bien mené, plutôt inattendu même si on s'aperçoit a postériori qu'il est jalonné d'indices. L'histoire de Kya est tout à la fois déchirante et fascinante, parfois désespérante mais jamais désespérée ; la petite fille qui doit grandir trop vite ne manque ni de volonté ni de ressources intérieures ; elle se modèle finalement sur ce qu'elle connaît, sur son environnement plus que sur les valeurs d'une communauté locale pas toujours bien pensante qu'elle évite malgré son désir d'appartenance, parce qu'elle l'exclue. Quelques personnages sortent heureusement du lot par leur façon de tendre la main, la plus simple, la plus généreuse, la plus humaine.

Un premier roman original très réussi, une auteure à suivre.

Tirés du texte :
 Kay laid her hand upon the breathing, wet earth, and the Marsh became her mother.

If anyone understood loneliness, the moon would
(...) Nature seemed the only stone that would not slip midstream. 

Faces change with life's toll, but eyes remain a window to what was. 

She knew the years of isolation had altered her behavior until she was different from others, but it wasn't her fault she'd been alone. Most of what she knew she'd learned from the wild. Nature had nurtured, tutored, and protected her when no one else would.

Titre anglais : Where the Crawdads Sing
Titre français : Là où chantent les écrevisses 
Auteur : Delia Owens
Première édition : 2018

lundi 1 juin 2020

Les femmes du braconnier de Claude Pujade-Renaud

Libres, les mots galopent vers leur vérité. À ras du vide.

Avec les femmes du braconnier, Claude Pujade-Renaud nous offre un roman polyphonique magnifiquement orchestré pour rendre vie à trois personnages ayant marqué la poésie anglophone de l'après la seconde guerre mondiale, un triangle amoureux maudit formé par Sylvia Prath, Ted Hughes et Assia Wevill.

Le focus porte d'abord sur le couple Sylvia-Ted, l'américaine et le britannique alors qu'Assia, la survivante juive des camps n'apparaît qu'en second plan. Le focus s'inverse dans la seconde partie du livre pour faire porter l'éclairage sur la relation Assia-Ted alors que Sylvia passe dans l'ombre sans jamais totalement disparaître.

Sylvia est une surdouée profondément tourmentée, orpheline trop tôt d'un père adoré d'origine allemande, migrant renié par sa famille pour s'être détaché de Dieu, une "écorchée" à la fois proche et éloignée de sa mère qui l'a faite internée après une tentative de suicide. Sa rencontre avec Ted est intense, animale. Ils se marrient, voyagent, créent, s'encouragent, ont une petite fille, quittent Londres pour une maison du Devon, ont un deuxième enfant, un garçon. La créativité de Sylvia se nourrie de ses grossesses, c'est une mère de famille attentive, une ménagère perfectionniste et bien organisée qui trouve toujours du temps pour l'écriture, pleine du énergie débordante mais hantée par une touche d'ombre qui l'enveloppe et la dévore à intervale régulier.

Ted est le "braconnier" avec un côté rustique et primitif, un amoureux de la nature en connexion avec la vie animale, un séducteur qui ne peut se satisfaire d'une vie monogamique à long terme. Même si le couple qu'il forme avec Sylvia fascine et devient mythique, celui-ci ne résiste pas à sa complexité sous-jacente et à la relation qui va naître avec Assia.
Lorsque le couple Assia-Ted prend le dessus, il sera bien difficile à Assia, après le suicide de Sylvia, de trouver la plénitude et de tracer sa propre voie, tourmentée par le fantôme de celle qui n'est plus là mais occupe encore le terrain et la mémoire des lieux et de ceux qu'elle a touché...

Toujours extrêmement bien documentés et étayés d'extraits des œuvres des personnages auxquels ils redonnent vie, les romans de Claude Pujade-Renaud que j'ai pu lire sont à chaque découverte des petits bijoux d'orfèvrerie, parfaitement montés, Le braconnier ne fait pas exception. La multiplicité des voix permet de varier les points de vue et de donner toute la mesure de l'humanité, de la psychologie et de la complexité de chacun des personnages. On les découvre dans leur quotidien et au travers de leurs écrits qui les dévoilent dans toute la profondeur de leur être avec leurs aspirations et leurs tourments, leurs failles, leurs liens, leur héritage ou encore le contexte de leur époque.

Un texte et une langue parfaitement maîtrisés, une lecture prenante, agréable et instructive.  Je ne connaissais pas ces poètes aux destins tragiques, la malédiction se poursuivant jusqu'à la génération suivante si bien que si le texte est essentiellement concentré aux années 1950-1960 il se poursuit jusqu'aux années 2000. Un très bon roman.

Jamais déçue par Claude Pujade-Renaud, une valeur sûre.

Du même auteur, voir aussi :
Tout dort paisiblement sauf l'amour

Titre : Les femmes du braconnier
Auteur : Claude Pujade-Renaud 
Première édition : 2010