jeudi 28 mai 2020

La papeterie Tsubaki de Ogawa Ito

Il y a des gens incapables d'écrire une lettre malgré tous leurs efforts. Être écrivain public, c'est agir dans l'ombre, comme les doublures des grands d'autrefois. Mais notre travail participe au bonheur des gens et ils nous en sont reconnaissants.

Japon, époque contemporaine.

À Kamakura, Amemiya Hatoko a repris la papeterie de celle qu'elle appelait "l'aînée" et qui l'avait initiée dès son plus jeune âge à la calligraphie et au métier d'écrivain public ; une grand-mère très rigoureuse contre laquelle elle s'était révoltée adolescente avant de partir explorer le monde sans jamais la revoir avant son décès.

Été, Automne, hiver, printemps,
au fil des saisons,
dans sa petite boutique traditionnelle ombragée d'un camélia géant,
la jeune femme reprend le flambeau et l'exercice du seul métier auquel elle a été préparée,
celui de “femme à tout faire du pinceau" :

Cartes de vœux, lettre de condoléances, billets doux, missive "banale", lettre de refus, lettre du paradis, etc., chaque commande est unique et fait l'objet d'un travail chaque fois renouvelé : il faut trouver le bon texte, la bonne formulation mais aussi les bons outils, les supports appropriés, l'écriture qui convient pour traduire parfaitement la pensée, le coeur, la personnalité et l'objectif de celui qui la passe. Ces exercices amènent la jeune femme à mieux comprendre l'héritage qu'elle a reçu, qui elle est en se réconciliant avec elle-même, alors que se tisse progressivement, autour d'elle, une nouvelle vie, de nouvelles relations.

Un livre plein de douceur qui m'a rappelé "les délices de Tokyo" de Durian Sukegawa. que j'avais tout autant adoré. Ce roman soulève avec délicatesse un bout de voile sur le monde inattendu du métier d'écrivain public, son rapport à l'écriture, la psychologie qu'il recèle. Je me suis attachée aux personnages, tant principal que secondaires et à leur petit monde de Kamakura, balisé au fil des saisons par des rituels qui semblent immuables et indifférents au monde touristique drainé par les sanctuaires de cette station japonaise réputée.

Une plongée hors temps avec ce livre en forme de friandise qui fond doucement sous la langue comme un délicieux bonbon dont on garde encore longtemps après l'avoir fini le goût avec soi. ♥️♥️♥️

Tirés du livres :
Si l'enveloppe est un visage, le timbre est le rouge à lèvres. En se trompant de rouge à lèvres, on fiche en l'air le reste du maquillage. Ce n'est qu'un petit timbre, mais tellement important. Dans son choix se concentre (...) la sensibilité de l'expéditeur.

Le même texte offre un visage totalement différent selon qu'il est rédigé au stylo-bille, au stylo-plume, au stylo-pinceau ou au pinceau. Écrire une lettre au crayon à papier étant foncièrement malpoli, ce choix n'est même pas envisageable.

C'est avec le corps qu'on écrit.

Jusqu'à sa mort, elle avait été elle-même. Et maintenant que son corps avait disparu, elle continuait à vivre dans les calligraphies qu'elle avait laissées. Son âme les habitait. C'était ça, l'essence de l'écriture.

On a du mal à jeter, à peine lue, une lettre qui nous est adressée. Même la plus humble carte postale, du moment qu'elle est manuscrite, garde la trace vivante de l'esprit et du temps de celui qui l'a rédigée.

Voir aussi :
Les délices de Tokyo de Durian Sukegawa

Titre : la papeterie Tsubaki
Auteur : Ogawa Ito
Première édition : 2016

mercredi 20 mai 2020

Ces dames aux chapeaux verts de Germaine Acremant


Vieilles filles ! On ne sait pas ce que cet état peut représenter de rancœurs et de désillusions. On nous voit modestes et tranquilles. On ne cherche pas à plus loin. Et pourtant nos cœurs ressemblent aux grands lacs au lendemain des tempêtes. Les eaux sont redevenues sereines, mais les berges sont ravagées... 

Ruiné, le père d'Arlette s'est suicidé. Son frère part chercher fortune vers l'Afrique et elle, n'a d'autre choix que de quitter Paris pour trouver refuge chez quatre cousines de province, quatre vieilles filles âgées de 35 à 55 ans tenues sous la houlette de l'aînée. Un univers très différent de celui que la jeune parisienne mondaine avait connu jusqu'alors et auquelle elle va apporter un peu de lumière, d'animation et d'amour en bousculant gentiment son entourage, en usant de sa séduction et de sa jeunesse.
Il faut dire qu'en s'installant, la jeune fille a découvert le journal intime ancien de l'une des quatre soeurs et qu'elle va essayer de reconnecter des fils brisés et raviver des rêves de mariage dans la maison austère et bien réglée.

Écrit en 1922, au lendemain d'une guerre qui a ravagé une génération d'hommes, ce livre a gardé une certaine fraîcheur et se lit facilement, presque d'une traite. Il a une dimension théâtrale tragico-comique qui a été utilisée puisque l'histoire a été mainte fois adaptée et montée sur scène. La thématique de la stigmatisation des vieilles filles et de la place du mariage comme réalisation féminine ultime n'est plus vraiment d'actualité mais on se laisse prendre à cette histoire d'un autre temps, celui de nos grands-mères voire de nos arrières-grands-mères : que de chemin parcouru depuis !

La psychologie des personnages se dévoile au fil des pages, toute en finesse plus qu'en ridicule pour dépasser les clichés dans lequel leur condition pourrait les enfermer et en leur donnant finalement une certaine intemporalité qui touche toujours malgré la distance. Une lecture à l'eau de rose au parfum suranné mais plein légèreté !

Sur un thème s'y rapprochant, voir aussi :
A Single Thread de Tracy Chevalier

Titre : Ces dames aux chapeaux vert 
Auteur : Germaine Acremant
Première édition : 1922

lundi 18 mai 2020

Adieu au lac mère / Leaving Mother Lake de Yang Erche Namu et Christine Mathieu

Dans les montagnes sino-tibétaines dominant le lac Lugu, à la frontière du Yunnan et du Sichuan, Namu appartient à la minorité Moso, assimilée aux Naxi ou aux Mongols selon les classifications chinoises alors que c'est un peuple bien à part qui se revendique comme tel. Traditionnellement, la société Moso fonctionne en effet selon un système matrilinéaire unique dans lequel les femmes sont au cœur du foyer, les hommes vivant avec leurs mères et leur sœurs ou transitant dans des caravanes commerciales, amants "ambulants" des femmes qui leur ouvrent leurs portes pour une nuit ou toute une vie, l'acte sexuel relevant d'un choix de la femme indépendamment du mariage qui n'existe pas ou d'une vie en commun.

C'est dans cette société que Namu voit le jour à la fin des années 1960. Elle y passe son enfance, grandit à l'école de la vie en jouissant d'une grande liberté, entre la ferme de sa mère et l'isolement des pâturages de yacks en altitude avec un oncle, jusqu'à son passage à l'âge adulte marqué par la "cérémonie des jupes". Une vie marquée par des rythmes immuables, à peine perturbée par les événements historiques qui secouent la Chine, du passage des soldats militants révolutionnaires à celui des gardes rouges de la révolution culturelle.
À l'adolescence, Namu va rompre avec la tradition pour assouvir son besoin de découvrir le monde qui s'est entrouvert grâce à ses talents musicaux et qui se concrétise par des concours, des représentations et finalement, une place à la prestigieuse académie de musique de Shanghai. Des choix qui s'imposent à elle, chargés de culpabilité, marqués par la rupture mais aussi l'appartenance.

Le récit de cette petite fille analphabète traçant sa voie dans un monde moderne qui lui est totalement étranger mais qui l'envoute est raconté à la première personne, organisé et mis en forme sous la plume d'une anthropologue française, Christine Mathieu. À la fin du livre, cette dernière complémente l'histoire de Namu par des éléments sur les Moso qu'elle a étudié et connaît bien, une belle façon de conclure et d'enrichir la biographie.

Un récit "de l'intérieur" d'un personnage authentique parfois superficiel qui m'a semblé manquer de "fond" à mesure de l'avancement de l'histoire (peut-être facile à dire quand on n'a pas connu de tels bouleversements ??? Imputable à l'âge de la toute jeune femme au moment des faits relatés ???) : autant l'enfance dans les montagnes m'a passionnée pour sa fraîcheur, ses anecdotes, son exotisme et ses aspects sociologiques, autant le passage à l'âge adulte m'a paru chaotique ; le personnage est certes transformé par son contact avec la "civilisation" mais son comportement pour y accéder est parfois totalement erratique, une envie plus animale que rationnelle, la musique un moyen plus qu'une passion.

J'avoue avoir fait quelques recherches par ailleurs qui n'ont pas forcément renforcé ma sympathie pour le personnage (un article de blog notamment, writing and losing the autobiography of Erche Namu Yang la fait ressortir comme cupide et peu fiable). Si on en croit les nombreux articles de presse qui lui ont été consacrés à travers le monde, il ressort que Namu est une femme farouchement indépendante, complexe, non conformiste, une ancienne chanteuse et mannequin adulée mais parfois controversée...
... Son livre n'en est pas moins unique, une formidable introduction à un modèle de société porté par les femmes, donnant véritablement matière à réflexion, aux antipodes du modèle dominant dans lequel nous baignons.

Nota : Outre les articles de presse, des documentaires sont disponibles avec des interviews du personnage ou des reportages sur les Moso pour ceux qui comme moi auront eu la curiosité piquée par ce livre.

Tirés du livre:
Women and men should not marry, for love is like the seasons - it comes and goes. A Moso woman may have many lovers during her lifetime and she may have many children. Yet each of them will perhaps have a different father, and none of the fathers will live with his children. Moso children should be raised in their mother's house and take the family name of their maternal ancestors. 

We live close to one another but we don't cultivate the stuff that makes for public outrage in other places. To begin with, Moso women are not sullied by sexual shame - for sex, as I have now discovered, is a much favored source of disgrace in the world. But quite aside from this sexual freedom, which has proved fascinating to revolutionaries, journalists, social scientists, public health officials, and in more recent years, international tourists, we Moso abide by rules of honor that forbid us the dubious pleasures of malicious gossip. 

Matrilineal Moso family cannot help but fascinate - for the Moso are reputed to be the only people in the world who consider marriage an attack on the family.

Sur le sujet des minorités en Chine, voir aussi :
La mémoire du thé / The tea girl from Hummingbird Lane de Lisa See

Titre : Adieu du lac mère
Titre anglais : Leaving Mother Lake / A girlhood at the end of the world
Auteurs : Yang Erche Namu et Christine Mathieu
Première édition : 2003

lundi 11 mai 2020

Gens indépendants / Independent people de Halldor Laxness

 The man who lives on his own land is an independent man.

Islande, début du XXème siècle.

Pendant 18 ans, Bjartur à travaillé dur pour gagner son indépendance. Une liberté qui se concrétise par l'achat d'une terre bien à lui, une lande marécageuse "hantée" au fond d'un fjord que le régisseur local fini par lui céder en accompagnant sa vente d'un mariage rapide à une jeune servante devenue un peu trop encombrante chez le notable.

Bjartur ne croit pas aux fantômes, seulement en son indépendance alors il ne s'encombre pas de sentiments et s'installe avec sa nouvelle épouse dans une hutte de terre sur sa propriété qu'il rebaptise "Summerhouses". Désormais, il va se consacrer envers et contre tout à ses moutons, la clé de son indépendance, le coeur de son univers... tout le reste n'est que périphérique : une première épouse, une deuxième épouse et sa mère, des enfants et un monde qui change avec l'indépendance du pays, ses marchands et l'ouverture à la concurrence , les coopératives, la première guerre mondiale, l'émigration, etc.

Dans cette chronique paysanne islandaise, rien ne semble affecter cet éleveur fier qui veut ne surtout rien devoir à personne. Un homme rude, buté, exigeant, tenace, endurant qui ne veut jamais rien changer à ses habitudes et à son mode de vie quitte à laisser sa famille crever de faim. Un personnage brut à l'esprit pourtant subtilement imprégné de poésie et de sagas islandaises.
Une vie de misère dans l'isolement de paysages immuables, réglée sur le rythme des saisons avec des hivers interminables et des étés courts et intenses, imbibée de pluies incessantes et une humidité permanente qui imprègne tout. Un quotidien répétitif ne laissant aucune place au désoeuvrement ... et pourtant, au cœur de cet univers misérable qui frise le désespoir, il y a de la vie, la persévérance, un certain espoir de résilience et des sentiments qui, s'ils ne s'expriment pas n'en sont pas moins là.

Un texte épique, poétique et parfois même humoristique, qui s'étire avec "lenteur" pour révéler une Islande tout à la fois sombre et lumineuse. Un "classique" de la littérature islandaise publié en 1934 qui reste à la fois accessible et pertinent, aussi bien sur le plan historique que littéraire. Je l'ai lu lentement et apprécié durant un temps qui lui aussi s'étirait, comme une fenêtre ouverte sur une autre époque et un autre lieu.

L'auteur, Halldor Laxness, a reçu le prix Nobel de littérature en 1955 et deux de ses romans, gens indépendants et la cloche d'Islande figurent très souvent comme des "incontournables" sur les listes de découverte de la littérature islandaise.
À découvrir.

Tirés du livre :
Man is always independent if the hut he lives in is his own. Whether he lives or dies is his concern, and his only. Otherwise (...) one cannot be independent. This desire for freedom runs in a man's blood, as anybody who has been servant to another understands. (...) The love of freedom and independence has always been a characteristic of the Icelandic people. Iceland was originally colonised by freeborn chieftains who would rather live and die in isolation than serve a foreign king.  

It was no child's play having such a father, and yet she would never,
 never wish for any father other than him.

 The covers must not get dirty, nor the spines slit, books are the nation's most precious possession, books have preserved the nation's life through monopoly, pestilence and volcanic eruption, not to mention the tons of snow which have lain over the country's widely scattered homesteads for the major part of every one of its thousands years.

 What the devil do you think you know about any bloody world? What is a world? 
This is the world, the world is here, Summerhouses, my land, my farm is the world. 

It is a mark of weakness to try to talk anyone over. An Independent man thinks only of himself and lets others do as they please. 

The strongest man is he who stands alone. A man is born alone. A man dies alone. Then why shouldn't he live alone?

Titre anglais : Independent People
Titre français : Gens indépendants 
Auteur : Halldor Laxness
Première édition : 1934