mardi 31 mars 2020

L'échelle de Jacob de Gong Ji-young

L'échelle de Jacob, seul et unique pont conduisant à l'éternité (...) 
Quelque chose d'invisible qu'on ne peut ni toucher ni retenir, mais qui est bel et bien là.

En Corée, dans une communauté de moines bénédictins, lorsque le père Jean est informé de la visite prochaine de So-hui, la nièce de l'abbé principal, les souvenirs le submergent pour le ramener 10 ans en arrière : à l'époque, il n'était encore que "frère Jean", achevait dix années de noviciat, avait prononcé ses premiers vœux mais pas encore ses vœux définitifs dont la date approchait. Une période troublée de plusieurs événements marquants touchant à la vie et à la mort, à l'amitié, à l'amour, à la relation à l'obéissance et à l'autorité, au renoncement, au doute, au questionnement, à la foi.

L'évocation du parcours de ce jeune novice bouleversé dans ses certitudes, qui cherche sa voie, aborde des questions essentielles sur le sens et les composantes de la vie. Un récit admirablement orchestré sous la plume de Gong Ji-young, une auteur coréenne que je trouve particulièrement intéressante, dotée d'une parfaite maîtrise de l'écriture, sur tous les plans, que ce soit le choix des thèmes, la façon de les aborder, la construction et la langue, tellement belle et si pleine de sensibilité.

Au delà de l'expérience personnelle des personnages et des aspects philosophiques abordés, le roman permet de découvrir des pans entiers de l'histoire et de la société coréenne avec la douleur de la guerre civile qui a divisé et profondément marqué ce pays ou la place qu'y occupe la religion catholique.
Un thème de départ qui n'avait pour moi rien de particulièrement attractif mais qui m'a littéralement emporté dans ce cercle de vie lumineux malgré la dureté des événements relatés. J'ai aimé ce père/frère Jean, ses amis Angelo et Mickaël, le vieux père Thomas venu d'Allemagne et emprisonné un temps sous le joug nord coréen sans oublier le moine Marius aux États-Unis qui permet de fermer la boucle, inspiré en partie d'un personnage réel.

 Un texte éblouissant d'une auteure coréenne 100% valeur sûre.

Tiré du texte :
Le silence n'était pas seulement le calme ou l'absence de bruit. Au contraire, il s'agit plutôt d'une écoute très attentive. 
Le silence est nécessaire pour percevoir le bruit au-delà du bruit, la sensation au-delà de la sensation.

Celui qui vient s'installer dans un nouveau village perçoit toujours ce que le simple voyageur ne voit pas.

Le silence ressemble à un miroir sombre qui parvient à révéler les os et la chair même à travers plusieurs couches de vêtements. D'une certaine manière, c'est quelque chose de redoutable.

Ma grand-mère, mon père, ma mère, tout le monde m'aimait, mais, je n'étais pas heureux pour autant. L'harmonie était loin de régner entre eux trois et j'étais plus profondément touché par leurs relations conflictuelles que par l'affection que chacun d'eux déversait sur moi.

L'éternité existe-t-elle vraiment ?
 On dit que c'est un état où le temps s'est arrêté, où il ne nous domine plus et où le passé n'influe plus sur le futur.

Dans ma jeunesse, je pensais que la paix était un état où il ne se passe rien.
 Mais aujourd'hui, je sais enfin que la paix réside dans ces moments où, confronté à la souffrance, la confusion, la maladie, le vieillissement et la mort, on se raccroche à Dieu de toutes ses forces.

Dieu nous accorde au moins neuf mois pour nous faire à l'idée de la naissance, mais rien avant la mort. 
C'est peut-être pour ça que les saints ont dit il y a longtemps déjà, que la vie entière est une préparation à la mort. 
J'imagine que les humains qui réfléchissent à la question "comment mourir ?" savent comme vivre.

En général, la souffrance nous rend égoïste,
 alors qu'on peut parfois mieux la dépasser en consolant les autres qu'en étant soi-même consolé.

Qu'est-ce qui fait le plus souffrir les êtres humains ? C'est le doute. Surtout celui qui laisse pressentir un grand malheur 'Si les hommes redoutent la mort, c' est aussi parce qu'elle est source de doutes et qu'aucun de nous ne sait ce qu'il y a après.

La guerre c'est un permis de tuer donné à tous. (...)
La guerre est en quelque sorte la victoire de ceux qui nient l'évolution de l'être humain (...)
La guerre nous prive de tout ce qui est tendre, chaleureux et bon. Quand la question de la survie s'impose et passe avant tout le reste, les êtres humains se transforment en animaux, et le monde devient un enfer rempli de démons. (...)
Pour celui qui a connu la guerre, celle-ci ne se termine jamais vraiment. Cinquante, ou même cinq cents ans après, pourra-t-on vraiment oublier cette douleur, ces scènes tragiques, cette folie collective des êtres humains qui ont renoncé à leur Humanité ? (...)
La guerre fait de tous les individus à la fois des victimes et des bourreaux. Les opprimés deviennent des oppresseurs pour ceux qui sont plus faibles qu'eux. Telle est la nature de la guerre.

Par nature, l'amour n'est pas quelque chose de capricieux, car une fois qu'il est là, il ne disparaît plus jamais.

Dans la vie, il y a toujours un temps d'attente, c'est pareil pour tout le monde.
 Un temps durant lequel on est contraint de patienter, impuissant. 
Attendre que les fruits mûrissent après la chute des fleurs, que les malades luttent contre leur mal, que les enfants grandissent...

Du même auteur, voir aussi :
Ma très chère grande soeur
Nos jours heureux

Titre : L'échelle de Jacob
Auteur : Gong Ji-young 
Première édition : 2013

lundi 16 mars 2020

Soudain, seuls d'Isabelle Autissier


Ludovic et Louise sont jeunes, amoureux et ont quitté leur vie parisienne douillette pour entreprendre le tour de l'Atlantique à la voile, le temps d'une année sabbatique.

Leur but, se sortir de la torpeur de bureaux parisiens qui risquaient de les engloutir dans une confortable mollesse 
et les laisser sur le bord de leur vie.

Un périple idyllique qui leur ouvre le monde...

 Chaque matin est une aventure, chaque jour différent, chaque soir les laisse repus de leurs découvertes et de leur liberté. Ce voyage n'est pas seulement de grandes vacances, ils y trouvent une exultation qui tourne en exaltation. Canaries, Antilles, Brésil, Argentine, plus ils avancent, plus le monde leur apparaît comme un magnifique terrain de jeu, complexe, étrange, émouvant et jubilatoire.

Il y a tant de bons jours et si peu de mauvais. L'indécence de leur bonheur au regard du reste du monde ne les effleure pas.

... Jusqu'au jour où, un peu trop sûrs d'eux, ils font une erreur et se retrouvent Robinson sur une île des mers australes au bout du bout du monde, loin des routes maritimes, sans moyen de communication ni ressources, avec pour unique refuge les ruines d'une ancienne station baleinière abandonnée depuis plus d'un demi-siècle : ils ont voulu faire une excursion sur une île sanctuaire sur laquelle ils n'auraient légalement pas dû aborder, ont été surpris par une tempête qui a emporté leur voilier et personne ne sait où ils sont.

 Leur seul bien, le sac à dos, paraît minuscule, posé entre eux deux. Ils en connaissent exactement l'inventaire : deux piolets, deux paires de crampons, 20 mètres de corde, trois coinceurs au cas où, deux couvertures de survie, la gourde, le briquet, une boîte d'allumettes de survie, deux polaires, l'appareil photo, trois barres de céréales et deux pommes restant de leur dîner d'hier. 
Voilà tout ce qui les relie au monde d'avant. 

 Louise aurait peut-être pu s'en rendre compte, mais ils arrivent exactement au point que l'on sait dangereux en escalade ; 
quand on en connaît assez pour tout tenter, mais pas assez pour se tirer de tous les mauvais pas.

Cette île est une prison, une prison sans autre gardien que des milliers de kilomètres d'océan.

Soudain seul, le couple va devoir faire face pour survivre avec la faim qui ronge et le désespoir qui gagne : la solidité, l'amour et la solidarité s'épuisent vite face aux épreuves et le temps, l'unité de départ ne peut qu'exploser pour laisser place à l'esprit de survie individuel. Chacun puise dans les ressources de son histoire, lui, le garçon gâté au physique d'athlète, enfant unique à l'optimisme contagieux, elle, "la petite" d'une famille de trois enfants, la "quantité négligeable" passionnée de montagne.

Ils ne sont pas seulement abandonnés sans feu ni lieu, ils sont condamnés l'un à l'autre, l'un avec l'autre, ou l'un contre l'autre. 
Quel couple résisterait à ce genre d'enfermement ? 

Ce drame fait d'eux des êtres différent. lls le sentent, ils le découvrent. 

Fini de jouer, fini le couple moderne et dynamique, il n'y a plus que deux êtres
 et la mort qui couve à petit feu devant eux. 

Liberté, sécurité, responsabilité sont les trois pointes d'un impossible triangle (...) 
Plus que la solitude, c'est l'éloignement du monde civilisé qui les dévaste.

Il y a le pendant et puis il y a l'après aussi....

[G. Orwell/1984] 
"Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé." 

Soudain, seuls est le troisième roman d'Isabelle Autissier que je dévore. Si tous ont un lien avec la mer, c'est avant tout les personnages qui restent au cœur de chaque histoire, cette fois un couple confronté à une épreuve extrême, rapportée par Louise. Un récit prenant, fascinant, parfois morbide ; à l'abri de notre petit confort de lecteur, l'auteur arrive à nous entraîner dans la violence déshumanisante de ce cauchemar ; alors, une boule au creux du ventre, on essaye de ne pas perdre totalement espoir, en se demandant comment tout cela pourra bien finir. Louise est un personnage plein de ressources dont on vit la transformation, les sentiments et le contrôle du départ laissant progressivement place à l'instinct de survie et la part animale.
Un roman très complet avec aussi la réalité / brutalité de la nature et celle intrinsèque aux personnages, le regard des autres, les comptes à rendre, les sentiments qu'il faut trier pour se retrouver, la culpabilité, la résilience, le prix de la liberté...

 J'ai aimé la richesse et la profondeur de ce livre, la leçon de vie qu'il porte alors que l'idée d'un roman "à la Robinson Crusoë" m'attirait peu ; je suis finalement contente d'avoir fait confiance à Isabelle Autissier qui traite ce sujet avec brio et réalisme, la plume sûre, juste et incisive. Une valeur sûre.

Du même auteur, voir aussi :
Seule la mer s'en souviendra
L'amant de Patagonie

Titre : Soudain, seuls
Auteur : Isabelle Autissier
Première édition : 2015

dimanche 15 mars 2020

Histoire de l'Islande de Michel Sallé et Aesa Sigurjonsdottir

Cet ouvrage récent (2018) publié en français donne en une dizaine de chapitres plaisants à lire, une bonne base de l'histoire islandaise avec ses particularismes souvent liés à sa géographie. C'est un ouvrage bien documenté pour faire la part des légendes et de la réalité, offrant une introduction utile au voyage ou à la simple découverte du pays.

Ce panorama complet couvre ainsi la colonisation de l'île (874-930) et l'organisation des débuts, l'adoption du christianisme puis celle du protestantisme, le rattachement à la Norvège, la domination Danoise puis le processus d'indépendance, l'occupation anglaise puis américaine et l'époque moderne, les guerres de la morue, la crise de 2008 et ses conséquences jusqu'en 2017... Un livre qui traite aussi les aspects culturels, sociologiques, politiques et économiques de ce petit pays de 350'000 habitants farouchement créatifs et indépendants.

Un livre de référence équilibré, très abordable et complet, sans être trop dense.

Quelques extraits du prologue et du texte :
La publication de cet ouvrage coïncide avec le centenaire de la souveraineté islandaise, constituant le jalon le plus important vers son indépendance, ainsi qu'un tournant dans l'histoire de l'Islande. Depuis mille ans, l'agriculture était à la base de son économie, mais en 1918, la pêche, avec une flotte qui peu à peu se modernisant, la supplanté, de sorte qu'en cent ans, l'Islande, de l'un des pays les plus pauvres, devint l'un des pays les plus prospères de la planète.

Du passé, les Islandais ont gardé une particularité abandonnée ailleurs dans le monde nordique ; 
la quasi-absence de noms de famille.

La littérature, ensuite élargie à d'autres disciplines artistiques, est (...) , avec l'ouverture au monde, le deuxième levier du développement de l'Islande.

Le fait que personne, hormis quelques moines, ne se soient installés avant le IXème siècle sur cette île de plus de 100'000 kilomètres carrés, à quelques jours seulement de navigation de la Norvège, demeure une énigme pour beaucoup d'historiens. 
Mais à ce jour, aucun indice archéologique ne propose une autre histoire.

Traditionnellement, la colonisation est considérée comme achevée en 930, année de l'ouverture de l'Alpingi. En un demi-siècle, l'Islande, qui n'a connu ni Préhistoire ni Antiquité, entre de plain-pied dans le Moyen-âge et va développer une organisation unique en son genre qui met au service d'un individualisme farouche une vie communautaire rendue nécessaire par les conditions très particulières de l'île.

Il n'y aura pas d'autorité exécutive centrale, ni roi, ni armée, ni même impôts jusqu'à la dîme imposée par l'Église en 1096.
(...) Là est la grande originalité du système islandais : pas de roi ou de chef suprême, pas de police, pas d'administration centrale... Pas d'armée non plus, car aucune invasion n'est à craindre.

L'Alpingi, qui fonctionne aujourd'hui encore (...) est souvent qualifié de parlement le plus ancien d'Europe. Passons sur le fait qu'il a été dessaisi de tout pouvoir législatif pendant plusieurs siècles avant d'être supprimé en 1800 par les Danois, pour reprendre ses activités en 1843. Mais surtout, il ne peut faire figure de parlement moderne, c'est-à-dire de lieu d'expression d'une nation ou au moins d'une majorité de ses membres pour faire les lois et contrôler leur exécution, sa composition n'est guère démocratique.

Si les dieux sont partout, la religion ne paraît pas une réelle préoccupation et ne le deviendra que pour des raisons politiques.

Le mouvement migratoire de cette fin du XIXème siècles s'inscrit dans celui, plus vaste, des Scandinaves vers l'Amérique du Nord, mais il a une double originalité : les Islandais s'installent au Canada et ils obtiennent des autorités locales de créer une véritable communauté. Celles-ci proposent un territoire occupé seulement par des Indiens au bord du lac Winnipeg (Manitoba) qu'elles appellent Nouvelle-Islande, et qui aura pour capitale Gimli. Les islandais seront citoyens canadiens mais pourront garder leur langue et leur nationalité d'origine. En fait, le territoire octroyé s'avère peu hospitalier et beaucoup migrent au sud vers la ville de Winnipeg. Aujourd'hui encore, les "Islandais de l'ouest" ont gardé des liens étroits avec le pays de leurs ancêtres. Ils ont leurs propres paroisses avec des pasteurs islandais et des périodiques publiés en islandais. 

Dès 1925, une loi établit le principe d'une médiation dans les conflits sociaux lorsqu'elle est nécessaire. Elle est organisée avec précision en 1938 et c'est cette loi qui, pour l'essentiel, régit aujourd'hui encore le droit de grève 
et l'obligation de médiation avant tout arrêt de travail.

L'Islande n'a pas d'armée hormis les équipages des garde-côtes. Ce pacifisme est un choix clairement assumé, mais c'est aussi une manifestation de réalisme : que serait cette armée face à une mise en cause de la souveraineté de l'Islande ? 
Il lui faut s'en remettre à d'autres pour sa défense. 

Sur ses 338'349 habitants, 218'000 vivent à Reykjavik et autour, soit près des deux tiers de l'ensemble, alors que ce taux n'était que de 50% en 1950 (...) Sur une île où la densité moyenne est trois habitants au kilomètre carré, l'enjeu est d'importance à la fois pour la qualité de vie, la répartition de l'activité économique et l'entretien des équipements collectifs, routes, écoles, hôpitaux... Or, malgré des efforts en termes de création d'emploi et d'amélioration du réseau routier afin que celui-ci soit utilisable toute l'année, le mouvement semble irréversible tant la vie est différente dans la capitale et ailleurs. 
Se dessinerait donc une Islande dont toute la population serait concentrée dans le sud-ouest, abandonnant le reste du territoire à la construction d'immenses parcs de loisirs pour touristes, propriétés de fonds de pension, et gérés par des étrangers...

Titre : Histoire de l'Islande, des origines à nos jours
Auteurs : Michel Sallé et Aesa Sigurjonsdottir
Première édition : 2018

jeudi 12 mars 2020

Le chemin des âmes / Three Day Road de Joseph Boyden

 We all fight on two fronts, the one facing the enemy, the one facing what we do to the enemy.

Alors qu'ils se croyaient tous les deux morts, Niska la vieille indienne guerisseuse et Xavier Bird son neveu se retrouvent et suivent en canoë la rivière qui les ramène au bush, un périple de quelques jours rythmé par les réminiscences de l'un et de l'autre : Xavier, sous l'emprise de la morphine, traumatisé et hanté dans ses délires par ses années de guerre dans les tranchées qui lui ont coûté une jambe et une partie de son âme, Niska, qui utilise la parole et son histoire de façon thérapeuthique pour essayer de ramener son neveu sur le chemin de la vie.

Xavier est de retour de l'enfer des champs de batailles de la première guerre mondiale où il a combattu dans les troupes canadiennes avec son ami Elijah. Leurs compétences de chasseurs en ont fait des tireurs d'élite d'exception. De caractères très différents, l'un taiseux, l'autre bavard, l'un "invisible", l'autre attirant la sympathie, l'un "sauvage", l'autre "assimilé", les deux amis traversent ensemble deux années d'une guerre absurde. Un combat dans lequel les deux jeunes héros indiens se sont engagés volontairement, s'entraînant l'un l'autre, sûrs de leurs talents de chasseurs, riches d'une amitié sans faille construite depuis l'enfance et non exempte d'une rivalité stimulante. La violence quotidienne transforme ces personnages, qui peuvent y trouver panache, prestige et une certaine liberté voire développer le goût de la mort au risque d'en perdre la raison.
De son côté, Niska est le témoin intermédiaire, la gardienne et la survivance d'une culture transformée par l'arrivée des blancs qui résiste de par sa simple existence, malgré tout.

Beaucoup de tristesse, de violences, de souffrances, de tensions mais aussi de la résilience et de la spiritualité dans ce récit brillantissime, cru de réalisme et cruel, qui nous plonge dans le quotidien des poilus, sur la ligne de front dans les campagnes françaises, pendant la première guerre mondiale mais aussi au fin fond des forêts canadiennes où survit l'âme de peuples malmenés.
Un récit prenant qui évoque également d'autres thèmes et sujets traités dans d'autres ouvrages que j'ai particulièrement aimés de la littérature canadienne, indigène ou pas, comme celui des "écoles résidentielles" dans lesquelles étaient envoyés tous les enfants Indiens enlevés à leurs familles (cf ❤️❤️❤️ jeu blanc / Indian Horse de Richard Wagamese) ou encore celui des grands feux de 1916, les plus catastrophiques jamais connus par le pays (cf ❤️❤️❤️ Il pleuvait des oiseaux / And the birds rained down de Jocelyne Saucier)

Un grand et beau moment de lecture sur le chemin de ces âmes, trois jours d'une route inoubliable. ❤️❤️❤️

Tirés du texte :
The wounded soldier continues to moan and mumble. He is talking some sort of secret language now, I think,
 speaking with the spirit who will take him on the three-day road. 

You know that the wemistikoshiw [les blancs] do not care to believe us when they hear about our kills in the field (...) 
we do the nasty work for them and if we return home we will be treated like pieces of shit once more.
 But while we are here we might as well do what we are good at. 

All of life is in the circle, (...) you always come back, in one way or another, to where you have been before.

Titre original : Three Day Road
Titre français : Le chemin des âmes
Auteur : Joseph Boyden
Première édition : 2005

dimanche 8 mars 2020

Hypothermie / Hypothermia de Arnaldur Indridason

Maria est retrouvée par son amie Karen, pendue dans sa maison de vacances au bord du lac Thingvellir ; Maria était déprimée depuis la disparition de sa mère avec laquelle elle entretenait une relation fusionnellle et la police n'a aucun élément pouvant justifier une conclusion autre que celle du suicide. Karen émet toutefois des réserves sur cet acte en remettant au commissaire Erlandur l'enregistrement d'une séance de spiritisme à laquelle avait assisté son amie très préoccupée par les questions de la mort et de l'au-delà. Intrigué et sans remettre en cause la théorie du suicide, Erlandur va mener une enquête personnelle "à la Colombo" pour comprendre ce qui peut pousser à un tel geste de désespoir.

Une enquête qui alimente son obsession pour les cas de disparitions (le suicide EST une disparition dit-il à sa fille) dont il ne referme jamais les dossiers et qu'il poursuit inlassablement pendant des années, un besoin alimenté par son propre traumatisme d'enfance, la disparition son petit frère un jour de tempête.
Dans sa vie personnelle, peu sociable, le ténébreux solitaire semble cependant apprivoiser ses grands enfants dont il se rapproche même si sa fille Eva Lind cherche à "reconnecter " à tout prix ses parents qui ne se parlent plus depuis des années.

Un nouveau rendez-vous réussi avec mon dernier chouchou, placé cette fois sous le signe de l'automne islandais.

Du même auteur, voir aussi :
Hiver Arctique / Arctic Chill (5)
L'homme du lac / The draining lake (4) (non chroniqué sur le blog) 
La voix / Voices (3)
La femme en vert / Silence of the Grave (2)
La cité des Jarres / Jar City (1)
Les nuits de Reykjavik / Reykjavik Nights

Titre français : Hypothermie
Titre anglais : Hypothermia
Les enquêtes du Commissaire Erlandur / A Reykjavik Murder Mystery (6)
Auteur : Arnaldur Indridason 
Première édition : 2007

jeudi 5 mars 2020

Tempête rouge de Tsering Dondrup

Malheureusement, la force de l'éducation et des mouvements politiques peut non seulement anéantir la force de la bienveillance et de l'amour, mais elle peut aussi rendre fou l'homme sain, rendre idiot l'homme sage, pleutre le brave et malveillant le bienveillant.

Tibet, années 1950/1980.

Dans sa vallée tibétaine, lorsque les chinois viennent prendre possession du pays, Yak Sauvage Rinpoché, réincarnation d'un maître du même nom, est un lama vénéré du monastère de Tseshung. Un lama diléttante, gourmand et peu porté à l'étude, dépassé par une condition dont il profite malgré tout. C'est le parcours de ce lama égoïste, sur trois décénnies, que nous livre le roman.
Le statut initial de collaborateur de notre "anti-héro" ne le protège pas longtemps des camps de "rééducation" où il se retrouve exploité avec tout un peuple, soumis et acteur des mouchardages et confessions encouragées par la puissance dominante alors que passent les époques, du "jour d'abomination" et des famines du Grand Bond en Avant à la révolution culturelle et aux procès de la bande des quatre.

Interdit par la Chine, ce roman d'un auteur tibétain reconnu qui a travaillé dans un centre d'archives (poste qui lui a été retiré après l'écriture de ce livre) a pu être traduit et publié à l'étranger. Il permet de donner voix au peuple d'une région peu connue du Tibet passée sous le joug de la Chine communiste. Une récit qui n'est pas sans rappeler tous ceux des goulags, des camps de concentrations et de tous ces lieux d'emprisonnement et d'epouvante au service d'une idéologie, aux mépris des droits de l'homme les plus basiques. À la clé, l'anéantissement d'une culture et la domination des hommes et de la nature, mais pour quelle Humanité ?

L'écriture n'est pas toujours "facile" mais le sujet ne l'est pas non plus, traité de façon finalement efficace, non sans une touche d'humour et d'ironie. Le texte vaut pour l'authenticité de ces hommes déracinés et broyés par un système qui les dépasse, des vies gâchées "compensées" par deux simples briques de thé. Et lorsqu'elles se manifestent, la "bonté" et la bienveillance sont emportées elles aussi, quel que soit leur camp, mais, maigre consolation, même les bourreaux ne peuvent échapper à une machine folle et au retour du baton.

Un texte brutal à valeur universelle comme il en faudrait plus, "de l'intérieur", à prendre comme un témoignage. .

Sur un thème qui s'en rapproche, voir aussi :
Le moine aux yeux verts d'Oyungerel Tsedevdamba et Jeffrey L. Falt( Mongolie.)

Tirés du prologue et du texte :
Le Tibet, à contre-courant du reste du monde, a fait l'expérience de la colonisation à une époque où le Tiers-Monde connaissait le mouvement inverse. 

Si Tsering Dondrup a opté pour la forme romanesque, c'est certainement parce qu'en Chine et plus encore au Tibet sous contrôle chinois, les événements décrits dans ce roman sont encore trop sensibles et parce que leur évocation, quand elle n'est pas interdite, est monopolisée par le pouvoir et ne peut être librement menée sous forme d'enquête ou de recherche historique. 

Les prisonniers s'affaiblissaient un peu plus chaque jour et leurs mouvements se ralentissaient un peu plus chaque jour. Leur souffle s'amenuisait un peu plus chaque jour. Leurs paroles se raréfiaient un peu plus chaque jour. L'éclat de leurs yeux ternissait un peu plus chaque jour. Enfin, sans le moindre gémissement ou sursaut, ils passaient par une étape d'errance dans un brouillard halluciné jusqu'au stade final où, leurs sens ayant totalement décliné, des codétenus arrivés vraisemblablement peu après eux les traînaient à l'extérieur à grand-peine comme des ordures ménagères.
Ce qui s'opposait à la tranquilité des prisonniers, c'était la cruauté de la tempête rouge : juste avant midi, le vent se levait et prenait peu à peu de la vigueur.

Une fois que la faim et la soif les eurent mis au supplice pendant quelques dizaines de jours, voire un ou deux mois, ils devinrent finalement insensibles même à la sensation de faim; (...) Après plusieurs jours de dysenterie, un bourdonnement très désagréable résonnait aux oreilles ; quand il disparaissait, il laissait sourd; le corps enflait ; on devenait muet ; les yeux restaient entreouverts ; on ne se souvenait plus de la silhouette de sa femme et de ses enfants ; on oubliait son propre nom ; on ne s'inquiétait pas du moment de sa mort ; on n'était pas effrayé par la mort ; on restait ainsi un ou deux jours, voire trois ou quatre, peut-être cinq ou six, entre sommeil et veille, entre mort et vie ; ce sursis accordé par le seigneur de la mort, environ un ou deux jours, voire trois ou quatre, peut-être cinq ou six, dépendait principalement de la rigueur du temps qu'il faisait alors : l'été, un ou deux jours, l'automne et le printemps, trois ou quatre jours, l'hiver, cinq ou six jours. 

Ce qu'on appelait "études politiques" n'était ni plus ni moins qu'un "interrogatoire politique". 

Les croyants confessent leurs péchés face à la statue de leur dieu en lui demandant pardon (...) les matérialistes qualifient cela de "superstition" (...). Les prisonniers (...) devaient réciter tous les matins debout face à un portrait de Mao Zedong : "Grandiose dirigeant, grandiose maître, président Mao bien-aimé et respecté, nous vous confessons nos fautes. Nous sommes des criminels. Nous acceptons les peines infligées par la loi, extirpons à la racine les causes de nos crimes et promettons que nous nous réformerons par le travail avec une absolue sincérité, en filant droit et en sachant rester à notre place. "

Titre : Tempête rouge
Auteur : Tsering Dondrup
Première édition française  : 2019

mercredi 4 mars 2020

Jeu blanc / Indian Horse de Richard Wagamese

 Quand on t'arrache ton innocence, quand on dénigre ton peuple, quand la famille d'où tu viens est méprisée et que ton mode de vie et tes rituels tribaux sont décrétés arriérés, primitifs, sauvages, tu en arrives à te voir comme un être inférieur. 
C'est l'enfer sur terre, cette impression d'être indigne. C'était ce qu'ils nous infligeaient.

Dans un centre de désintoxication, Saul Indian Horse ne trouve pas la force de partager verbalement son histoire, une étape pourtant nécessaire à sa thérapie d'ivrogne repenti alors il décide de la transcrire sur le papier. Elle commence au début des années 1960. Saul vit alors avec sa famille à la façon plus ou moins traditionnelle des Ojibwe mais avec une peur omniprésente, celle de voir les enfants enlevés pour être placés à l'école des blancs. En dépit des précautions prises par sa grand-mère, Saul sera finalement envoyé à l'institut catholique Saint Jérôme qui a pour objectif officiel de donner une éducation aux "indigènes" mais qui se révèle en réalité un lieu d'exploitation et d'abus pour les enfants qui y sont internés. Malgré tout Saul se distingue, est bon élève et trouve son salut dans le sport, la pratique du hokey sur glace dans lequel il excèle et qui le mènera jusqu'à la prestigieuse patinoire de Toronto et son équipe des Maple Leaf avant de tomber dans la spirale de l'alcool ...

Voilà un livre magnifiquement écrit, éprouvant jusqu'à la toute dernière page, que j'ai lu d'une seule traite. Au travers de l'histoire de Saul, le lecteur est plongé avec l'innocence de son personnage principal jusqu'aux sources du mal être des populations indigènes du Canada, maltraitées par la domination, le racisme et la bien-pensance des blancs malnenant leurs cultures sans en éradiquer l'âme. C'est un livre révoltant, chargé de souffrances, d'une colère sourde, étouffée, plein d'émotions, d'humanité mais aussi de résilience et d'espoir.

À cette histoire identitaire, le livre apporte une touche inattendue qui évoque magnifiquement le sport national canadien, un symbole puissant : bien que totalement ignare en la matière, l'auteur m'a littéralement conquise et transportée sur la glace. Il réussit à faire ressentir et partager toute la magie du jeu au travers des yeux de Saul, joueur d'exception doté d'une sorte de préscience à ce "jeu blanc" , blanc comme la glace, blanc comme l'oppresseur.

Un énorme coup de cœur pour cet auteur canadien issu des "populations autochtones“ "ben ben" intéressant dont je vais poursuivre sans hésiter la découverte.

Tiré du texte :
"Le riz est un don du Créateur. 
-C'est un don de Dieu", dit posément ma tante. La vieille femme répliqua tranquillement :
"Peu importe comment tu écris l'adresse, l'expéditeur reste le même. 
(...) 
- On nous a appris la crainte de Dieu (...) 
- Qui aime ne brandit ni ne requiert la peur." 

À St. Jérôme, j'ai vu des enfants mourir de tuberculose, de grippe, de pneumonie et de cœur brisé. J'ai vu de jeunes garçons et des jeunes filles mourir debout sur leurs deux pieds. J'ai vu des fugitifs qu'on ramenait, raides comme des planches à cause du gel. J'ai vu des corps pendus à de fines cordes fixées aux poutres. J'ai vu des poignets entaillés et les cataractes de sang sur le sol de la salle de bains, et une fois, un jeune garçon empalé sur les dents d'une fourche qu'il s'était enfoncée dans le corps. J'ai observé une fille remplir de pierres les poches de son tablier et traverser le champ en toute sérénité. Elle est allée jusqu'au ruisseau, s'est assise au fond et s'est noyée. Ça ne cesserait jamais, ça ne changerait jamais, tant qu'ils continueraient à enlever des jeunes Indiens à la forêt et aux bras de leur peuple. Alors je me suis réfugié en moi-même. C'est ainsi que j'ai survécu. Seul.

Ma grand-mère parlait toujours de l'univers comme étant le Grand Mystère. 
(...) 
"Nous avons besoin de mystère (...) Notre Créatrice, dans sa grande sagesse, le savait. Le mystère nous remplit de crainte et d'émerveillement, ce sont les fondements de l'humilité, et l'humilité, est le fondement de tout apprentissage. 
C'est pourquoi nous ne cherchons pas à démêler cela. Nous l'honorons en le préservant ainsi pour toujours. "

La grâce et la poésie du hokey rendent les hommes beaux. C'est le frisson que procure ce sport qui fait lever les spectateurs de leur siège. Les rêves se matérialisent là, sous leurs yeux, d'un coup de baguette, une crosse et un palet leur donnent vie sur cent quatre-vingts pieds de glace. Les joueurs ? Les bons ? Les grands ? Ce sont ceux qui ont le potentiel pour exploiter cet instant magique. Ils sont des magiciens. Ils ne font qu'un avec le sport : il les élève au-delà même de leur vie aussi. 

Toronto était comme une chimère-une grossière combinaison d'éléments disparates. (...) 
Il n'y avait rien de sauvage. La seule fois où je sortis tard le soir et où je surpris un raton laveur au milieu du tas de poubelles, nous nous dévisageâmes avec stupéfaction. Lui en voyant un indien au milieu de ce fouillis de verre, d'acier et de béton, moi en voyant une créature faite pour l'arrière-pays où le vent est porteur de traces d'animaux plutôt que d'affluves de pourriture et de décomposition.

Est-ce qu'ils violaient tout le monde ? (...)
Ça n'a pas besoin d'être sexuel, Saul, pour être un viol, (...)
- Quand ils pénètrent ton esprit, c'est également du viol.

Sur le thème des minorités au Canada, voir aussi :

Titre français : Jeu blanc
Titre anglais : Indian Horse
Auteur : Richard Wagamese
Première édition : 2017