jeudi 17 décembre 2020

La somme de nos folies / The Sum of Our Follies de Shih-li Kow

 

En Malaisie, loin des circuits réservés au tourisme de masse, Lubok Sayong est une petite ville de province sans prétention, nichée dans une cuvette avec lac, coupée par deux rivières sujettes à débordements aux proportions parfois légendaires. C'est là qu'a grandi et que vit toujours l'inénarrable Beevi, fille aînée de la maison à quatre tourelles édifiées pour les quatre femmes de son défunt père; une bâtisse chargée de l'héritage familial qu'elle réintègre après avoir quitté sa cabane sur piloti et des circonstances particulières pour la transformer en Bed & Breakfast. Aidée par l'indéfectible Miss Boonsidik, katoï venu de Thaïlande, elle s'occupe de Mary Anne, fille adoptive débarquée inopinément de son orphelinat de Kuala Lumpur et accueille les rares touristes de passage à qui elle livre ses histoires plus fantaisistes les unes que les autres. 
 
Une chronique des temps modernes joliment écrite, originale et fantasque, pleine d'humour et de fantaisie, profondément humaine rapportée par les voix de Mary Anne et de Auyong, vieil ami de Beevi, directeur de la conserverie de litchis. 
 
Un roman et des personnages tendres et cocasses parfois extravagants, loin des clichés, "de l'intérieur" par une auteur de la commnauté chinoise de Kuala Lumpur, pour découvrir une Malaisie contemporaine et une société multiculturaliste trop souvent méconnues. 
Un petit bonheur !
 
Titre français : La somme de nos folies
Titre anglais : The Sum of Our Follies
Auteur : Shih-li Kow
Première édition :   

dimanche 13 décembre 2020

Kaé ou les deux rivales / The Doctor's Wife de Sawako Ariyoshi

 

 Le 13 octobre 1805 (...) La première opération du cancer du sein fut (...) une réussite (...). 
Si cette intervention eut une telle importance, ce ne fut pas parce qu'elle représenta un succès personnel pour le nom de Hanaoka Seishu, mais parce qu''il s'agit là de la première opération effectuée sous anesthésie générale dans l'histoire de la chirurge mondiale. 
Il fallut attendre 1842 pour que Long utilisât l'éther dans une intervention chirurgicale, aux Etats-Unis, 
et 1847 pour que le gynécologue anglais Simpson pensât à recourir au chloroforme dans le même but.
Hanaoka Seishû avait plus de quarante ans d'avance sur eux.
 
Fin du 18ème / début du 19ème siècle - Japon

Bien que de milieux sociaux différents, la belle Otsugi, femme du médecin Naomichi, parvient à convaincre la famille de Kaé de la marier à son fils aîné Umpei / Hanaoka Seishu. Mais comme le jeune homme étudie au loin la médecine, le mariage est célébré par procuration et la jeune femme emménage chez sa belle-famille en attendant le retour de son époux. Les trois premières années, sous le charme de sa belle-mère qui la fascine, elle s'adapte à son nouvel environnement plus spartiate que celui dans lequel elle a grandi et mène une vie harmonieuse et affectueuse avec tous les membres de la famille qui dédient activités et ressources aux études du fils prodigue promis à une brillante carrière. 
 
Mais l'harmonie entre Otsugi et Kaé est rompue lorsque Umpei réintègre le milieu familial : la mère et l'épouse deviennent rivales, chacune désirant tenir la première place auprès du fils et de l'époux. Attentives à préserver les apparences, les hostilités sont du domaine de la guerre psychologique, perfides, totalement invisibles aux yeux d'Umpei qui, lui, se consacre à la pratique de la médicine, à ses élèves, à ses recherches, à ses expériences sur des chiens et des chats afin de mettre au point un anesthésique à base de plantes dangereuses si le dosage n'est pas bon. Alors, lorsqu'après dix ans de recherches et de mises au point il commence à envisager de passer à l'expérimentation humaine, la rivalité des deux femmes les conduit à se proposer comme cobaye, l'épouse ayant alors à souffrir le plus des conséquences...
 
J'avais beaucoup aimé Les Dames de Kimoto et me suis laissée une nouvelle fois emportée par l'écriture de Sawako Ariyoshi qui combine, avec Kaé ou les deux rivales, des éléments historiques (l'histoire de la première opération du cancer du sein sous anesthésie générale par Hanaoka Seishu) et sociologiques (un Japon féodal déjà moderne, une médecine à deux écoles, chinoise et hollandaise) à une saga familiale sans merci avec ses rivalités, les suspicions, la jalousie et les tensions. Car dans ce roman, ce sont avant tout les portraits de femmes et leur rapports que l'on retient : au service des hommes et de leurs ambitions, coeur de la famille et du foyer ce sont des femmes "traditionnelles" modèles d'abnégation qui n'en sont pas moins fortes et essentielles, aptes à briser certaines conventions et par là même, porteuses d'un certain modernisme. Des éléments qui traitent avec subtilité de la condition de la femme et permettent de  comprendre pourquoi cette auteur fut souvent comparée à Simone de Beauvoir au Japon. 
 
Un "classique" japonais qui n'a pas pris une ride d'un auteur dont je poursuivrai la découverte même si sa large bibliographie n'est malheureusement que partiellement traduite. 
   
Du même auteur, voir aussi :
 
Titre français : Kaé ou les deux rivales
Titre anglais : The Doctor's Wife
Auteur : Sawako Ariyoshi
Première édition : 1967

mercredi 11 novembre 2020

A Very Stable Genius de Carol Leonnig et Philip Rucker

  

Rédigé par Carol Leonnig et Philip Rucker, journalistes du Washington Post tous deux récipiendaires du prestigieux prix Pulitzer, ce livre traite du chaos de la présidence Donald Trump "de l'intérieur". Je n'ai pas trouvé de version française de l'ouvrage mais il est vrai que cette lecture nécessite une certaine connaissance des rouages de l'admisnitration américaine ainsi que celle des nombreuses personnalités citées. 
 
L'essai est basé sur des centaines d'heures d'interviews, plus de deux cents "sources" remontant jusqu'au plus haut niveau de l'État, des témoins directs dont certains parlent pour la première fois et dont bon nombre a souhaité gardé l'anonymat. Ils nous plongent dans un monde complètement paranoïaque, au coeur de la maison blanche et des moments les plus controversés des trois premières années de la présidence Trump. Une sorte de "House of Cards" (pour les amateurs de la série) encore plus tordue que la fiction avec son lot de mensonges, d'intimidations et de pressions sur des collaborateurs de tous niveaux, de bras de fer, de carrières brisées et de professionnels remerciés à coup de Tweets alors que valsent les avocats chargés de maintenir à flot un navire qui louvoit en prenant l'eau de tous bords.
 
On y retrouve les divers "scandales" qui ont emaillé l'actualité américaine et internationale ces dernières années, de la question de l'influence russe sur la campagne de 2016 au "règlement de la question nord coréenne", des rencontres controversées avec Vladimir Poutin ou Kim Jung Un à qui le président fait plus confiance qu'à ses propres services, ses "accrocs" avec Theresa May, les problèmes à la frontière, le blocage du budget fédéral au mépris des employés, l'enquête et le rapport Robert Mueller dont chaque terme a été trop lourdement pesé, etc. Il en ressort surtout un portrait totalement mégalomaniaque de Donald Trump tout à son égo, colérique, incompétent, versatile, imprévisible, méprisant les règles et la loi, dangereux, persuadé de tout savoir et d'avoir raison alors qu'au final seule compte l'allégeance et l'attention à sa propre personne.
 
Tiré d'une foultitude de publications pour la qualité et le sérieux de ses rédacteurs, ce document surfe sur la vague de l'actualité et d'un personnage hors du commun qui n'a pas fini de faire couler l'encre ... on pourrait presqu'en rire tant on atteint parfois l'absurdité mais c'est plutôt à méditer le plus sérieusement du monde quand on sait que tout cela s'est passé "au plus haut niveau de la plus grande démocration du monde', sic, et que Donald Trump obtient plus de 70 millions de voix au scrutin de 2020 dans un pays complètement fracturé ... tout simplement Ter-ri-fiant !
 
Nota : le titre A Very Stable Genius / Un Génie très Stable fait référence à un qualificatif revendiqué plusieurs fois par Trump lui-même après la publication en 2018 du livre de Michael wolff Le Feu et la Fureur / Fire and Fury. À l'époque, le président en exercice avait menacé l'auteur de poursuites en justice mais s'en était abstenu parce que justement il était "un génie très stable", signe de sa très grande intelligence !      
    
Sur Donald Trump, voir aussi :
 
Titre anglais : A Very Stable Genius
Pas de traduction française
Auteurs Philip Rucker et Carol Leonnig
Première édition : 2020 

mardi 27 octobre 2020

Histoire de ma vie / My Autobiography de Charlie Chaplin

 

Comme l'indique parfaitement le titre, ce livre est une autobiographie de Charlie Chaplin dans laquelle j'ai eu envie de me plonger après la fascinante visite de Chaplin's world à Vevey en Suisse, un musée parfaitement mis en scène qui lui est dédié dans la maison où il a passé les 25 dernières années de sa vie.
 
Avec beaucoup de regrets, je l'ai lu dans la version française que je trouve très mal traduite/écrite, avec beaucoup de lourdeurs, d'anglicismes et de traductions littérales qui font tomber complètement à plat ce qui sont sans doute des traits d'humour (et qu'on devine parfois quand on les remet en version anglo-saxonne). Faute de version digitale en anglais,  je me suis tout de même accrochée pour lire jusqu'au bout.
 
On se retrouve plongé dans une toute autre époque en commençant par ses parents issus du monde du spectacle et un frère dont Chaplin restera toujours très proche après une enfance à la Dickens dans le Londres de la fin du 19ème siècle, suivent les souvenirs des tournées théatrales burlesques alors qu'il est encore tout jeune au sein d'une troupe anglaise dans son pays d'origine puis aux Etats-Unis, ce qui va l'amener au cinéma et au personnage de Charlot qui connaitra un succès planétaire, du cinéma muet au cinéma parlant, de l'adulation aux controverses avec le gouvernement américain qui l'obligent finalement à revenir s'installer en Europe en 1952.

Un livre un peu désuet mais authentique dans lequel Chaplin s'efforce d'expliquer sa façon de travailler, ses sources d'inspiration, ses rencontres avec des personnalités prestigieuses aujourd'hui oubliées pour certaines, ses difficultés à la fin de sa période américaine tout en restant très pudique sur sa vie personnelle et familiale.
Un témoignage qui ne vaut peut-être pas la visite de sa maison à Vevey mais qui la complète tout de même, notamment sur la période précédent son départ des Etats-Unis et son installation en Suisse que j'ai trouvé particulièrement intérressante. 
 
Un personnage et une vie hors du commun.
 
Titre français : Histoire de ma vie
Titre anglais : My autobiography
Auteur : Charlie Chaplin
Première édition : 1964 

jeudi 15 octobre 2020

Le silence d'Isra / A woman is no man de Etaf Rum

 

It's time you grew up and learned this now: a woman is not a man (...) Fair or not, that's the way of the world.

1990
Isra a 17 ans quand elle épouse Adam, un mariage arrangé selon la tradition palestinienne. La jeune fille aime lire (en cachette) et aurait bien continué à étudier mais elle est docile et résignée, ses parents ne lui laissent de toute façon pas le choix : elle suit son époux, de Palestine à Brooklyn aux Etats-Unis où sa belle-famille a émigré vingt ans avant. Elle quitte donc la maison de ses parents pour celle de son mari sans vraiment savoir ce qui l'attend, en espérant que, peut-être, sa condition de femme s'en trouvera amélioréee et qu'elle saura gagner l'amour au sein de son nouveau foyer. Mais si le pays change, la pression culturelle reste la même: elle se retrouve aussi cloîtrée et chargée de corvées ménagères qu'auparavant, placée sous la houlette de sa belle-mère Fareeda au lieu de celle de sa mère, avec en plus le devoir, en tant qu'épouse du fils aîné, de "produire" au plus vite un héritier. Les grossesses s'enchaînent, épuisantes, et il faut s'occuper des enfants : une fille Deya, puis deux, puis trois, puis quatre, autant de "balwa/fardeaux" mais, comble de honte, pas de mâle tant attendu...

2008
Deya a dix-huit ans, elle est en dernière année de lycée et comme sa mère avant elle, elle aime la lecture ; elle souhaiterait poursuivre des études à l'université mais ses grands-parents s'y opposent ... et comme le veut la tradition pour toutes les jeunes filles de son âge, ils ont entamé la recherche d'un prétendant pour la marier et lui imposent la valse des présentations qu'elle sabote comme elle peut. Elle s'interroge sur sa condition et ses aspirations, hésitant entre soumission et révolte, respect de la tradition ou éducation sachant que ce sont ses grands-parents Khaled et Fareeda qui l'élèvent seuls avec ses trois soeurs depuis la mort de leurs parents, décédés dans un accident de la route lorsqu'elle avait 7 ans ... des parents idéalisés par la sororité mais dont les vagues souvenirs personnels de l'aînée sont en réalité emprunts de violence et de tristesse ... 

Un premier roman qui serait en partie autobiographique, écrit par une jeune auteure d'origine palestino-américaine qui décline son récit à trois voix sur trois générations de femmes : celle d'Isra, celle de sa fille Deya et celle de Fareeda, belle-mère de l'une, grand-mère de l'autre. Chacune nous renvoie à une époque différente, entre Palestine et Etats-Unis mais quel que soit le contexte, la place de ces femmes arabes semble se reproduire de façon immuable : leur rôle est de se marier, de se mettre au service des hommes à la maison pour s'occuper de la cuisine, du linge, du ménage, des anciens et des enfants avec une préférence pour les garçons, futurs soutiens de famille alors que les filles ne sont qu'une charge destinée à renouveler le destin de leurs aïeules dans une autre famille. Une existence à laquelle il faut se soummetre sans rien dire, quelles que soient les différences de traitement entre les sexes, aussi injustes soient-elles, ou lorsque les violences s'immiscent parce qu'une "femme n'est pas un homme" et que "c'est comme ça et pas autrement". 
Se mèlent à ce quasi-huit-clos familial d'autres personnages féminins plus ou moins importants dont celui de Sarah, la fille de Fareeda, Nadine, l'autre belle-fille plus rétive, ou encore les amies voisines. Les quelques hommes de l'histoire appartiennent au foyer - beau/grand-père, mari, beaux-frères - ou viennent de l'extérieur pour être "présentés", certains ont la vie facile, d'autres portent le poids des responsabilités et des renoncements, totalement acculés et piégés par le devoir.   
 
S'il faut se taire, obéir et préserver à tout prix les apparences et l'honneur de la famille, ces femmes en situation de dépendance et d'asservissement n'en ont pas moins chacune des aspirations, des interrogations, une façon personnelle de supporter le carcan ou de s'en affranchir ; elle portent et cachent leurs propres secrets, leurs croyances, leurs espoirs ou leurs sacrifices, leur propre individualité et leur humanité...
 
Une tragédie violente et troublante qui offre des portraits de femmes subtils et sensibles, porteurs d'une vraie réflexion sur leur condition, leur place dans le cycle de la vie, la maternité, l'éducation ... Une porte entrouverte qui donne voix, corps et humanité à des opprimées ignorées par le monde et la littérature même s'il ne faut surement pas en tirer des généralités sur toute une culture.
 
Un texte à valeur de témoignage, douloureux mais non dénué d'espoir, prenant et puissant. 
Une auteure à suivre.

Extraits du texte :
Isra had learned from a very young age that obedience was the single path.

"This is all because of those books (...) Those books putting foolish ideas in your head! (...) Telle me, what are you reading for ?"
Deya folded her arms across her chest. "To learn"
"Learn what ?"
"Everything"
Fareeda shook her head. "There are things you have to learn for yourself, things no book will ever teach you."
 
Of course I am naive! (...) I've been stuck in the kitchen my entire life, first in Palestine and now here. How am I supposed to know anything about the world?
 
There is no such thing as happiness for people like us. Family duty comes first. 
 
I can't tell you what to do. If you don't decide for yourself, then what's the point? It won't matter what you do if it's not your own choice. It has to come from inside you. That's the only way I can help. 
 
   Sadness was like a cancer (...) a presence that staked its claim so quietly you might not even notice it until it was too late. 

Fareeda knew her granddaughter could never understand how shame could grow and morph and swallow someone until she had no choice but to pass it along so that she wasn't forced to bear it alone.

What if some man kills me ? Would you even care ? Or would you just be glad that I was no longer your balwa ?
 
Titre français : Le Silence d'Esra
Titre anglais : A Woman is no Man
Auteur : Etaf Rum
Première édition : 2019

mercredi 7 octobre 2020

Le lagon noir / Oblivion de Arnaldur Indridason

 

Reykjavik, 1979.

Le corps d'un homme est découvert dans un lagon volcanique au sud de Reyjkjavik mais les premières constatations - innombrables fractures - laissent penser que l'individu serait tombé d'une très grande hauteur. Rapidement Erlandur et son supérieur Marion Briem apprennent qu'il s'agit d'un ingénieur-mécanicien islandais d'une trentaine d'années, formé aux Etats-Unis, travaillant à la maintenance des avions civils sur la base de Keflavik contrôlée par l'armée américaine et sur laquelle les deux enquêteurs auront bien des difficultés à obtenir la coopération des autorités militaires pour mener leurs investigations. 
La question, bien délicate, sera de savoir s'il s'agit d'un meutre en rapport avec les petits trafics alimentant le marché noir local (alcool, cigarettes, drogue, etc.) ou pour faire taire un témoin gênant qui en aurait trop vu en ces temps de guerre froide ...   

Dans le même temps, Erlandur reprend une enquête ancienne, un cold case jamais résolu qui l'obsède depuis pas mal de temps, l'affaire de Dagbjört, une jeune fille de 18 ans disparue trente ans plus tôt sur le chemin de son école professionnelle : ses parents sont maintenant tous deux décédés et seule une vieille tante peut encore espérer une explication sur ce mystère avant qu'il ne soit trop tard. 
 
Dans la série "commissaire Erlandur", ce Lagon noir / Oblivion nous ramène aux premières années d'Erlandur à la brigade criminelle, alors tout jeune inspecteur travaillant sous la houlette du commissaire Marion Briem. On découvre un peu plus ces deux personnages à un moment où ils apprennent à se connaître, professionnellement et personnellement même s'ils sont tous deux bien secrets, et à une époque où la population islandaise était partagée sur le maintien de la présence américaine sur son territoire, objet de polémiques, d'enjeux économiques et politiques. Avec l'enquête de la jeune fille, cette présence étrangère est elle aussi présente, en filagramme, source de transformations majeures dans l'après-guerre d'un pays pauvre et simple, peuplé de fermiers et de pêcheurs.
 
Peut-être pas le meilleur Erlandur mais une bonne lecture pour approfondir le personnage et son entourage avec, au passage, un petit zeste d'éléments historiques sur le pays, pas si mal !

Du même auteur, même série, voir aussi :
 
Titre anglais : Oblivion
Titre français : Le lagon noir
Série les enquêtes du commissaire Erlandaur Sveinsson / A Reykjavik Murder Mystery  
Auteur : Arnaldur Indridason
Première édition : 2014

lundi 5 octobre 2020

Pacifique de Stéphanie Hochet

 

 Japon, 1945.

Isao Kaneda a 21 ans et il s'apprête  à mourir : bientôt il s'envolera pour aller s'écraser avec son avion sur un navire ennemi, l'ordre de mission est imminent. 

Isao est l'aîné d'une famille, l'héritier. Sous la houlette de sa grand-mère maternelle de noble ascendance et d'un précepteur choisi par elle, il a reçu une éducation très classique, tant japonaise qu'européenne (latin, grec, littérature anglaise, etc.) afin d'exalter en lui le guerrier Samouraï dont il est le dernier représentant de sa lignée. Rendu à ses parents à l'adolescence, il passe par l'école secondaire avant d'intégrer le Yokaren, une école préparatoire à la discipline toute militaire afin d'assouvir son rêve de devenir pilote de chasse. Un parcours qui ne laisse aucune place à l'oisiveté et très peu aux sentiments. 
S'il ne fait aucun doute que l'honneur prime avant tout, cela n'empêche pas Isao de pressentir la défaite de la guerre par son pays et de réfléchir au sens du sacrifice qui lui est demandé.
 
Nous voilà dans la tête d'un tout jeune kamikaze à la fin de la deuxième guerre mondiale, un parcours initiatique qui prend un chemin inattendu au coeur du Pacifique, ultime étape de son éveil spirituel au sens bouddhique du terme...
 
Un roman court écrit à la première personne, qui se lit rapidement. 
Une écriture épurée qui s'attachent à rendre fidèlement les éléments de la culture dans laquelle ils nous plongent.
Une petite parenthèse poétique, jolie mais peut-être pas inoubliable.
 
Extraits du texte : 
Il n'y a pire humiliation pour un combattant nippon que la reddition. 
 
Nos armes secrètes ont toujours les noms les plus poétiques. 
Ainsi, que kamikaze signifie "vent divin" a contribué à briser le moral des ennemis.   
 
Un édit impérial a donnée aux héros disparus le nom d'étoiles tombées du ciel
 
Je vais laisser derrière moi ma famille. Le fils aîné des Kaneda va disparaître (...)
Comment imaginer sa propre mort ? (...)
Au-delà de son existence, et même au-delà de celle de ses proches, priment le devoir et l'honneur. 
C'est un leçon apprise. C'est une leçon répétée.
 
Elle m'adorait en m'étouffant, elle m'éduquait avec dureté, me tenait à l'écart de tout divertissement ordinaire pour un petit garçon. Elle donnait un sens à ma vie, m'ouvrait à la beauté et en même temps contrôlait mes envies, dirigeait mes désirs, écrasait chaque fibre dissipée du tout jeune homme qui ne savait pas qui il était. Elle me tendait une image de moi qu'elle avait puisée dans le monde obscur de ses souvenirs. J'étais un ectoplasme projeté hors d'elle. Un fantasme de petit-fils auquel je me suis identifié. 
 
J'idéalise l'armée comme jamais et perçois les luttes mortelles comme le comble de l'achèvement esthétique. 
Mourir en combattant, c'est la mort détruisant la mort
 
Nous sommes appelés à devenir des "fleurs de cerisiers".
Le sakura, fleur symbole du Japon. 
Vivre une telle efflorescence printanière serait donc croître et disparaître au paroxysme de la jeunesse.
 Laissant dans l'air le souvenir de la beauté éphémère. 
 
Titre : Pacifique
Auteur : Stéphanie Hochet
Première édition : 2020

vendredi 2 octobre 2020

Trop et jamais assez / Too much and never enough de Mary Trump

Dans ce livre-témoignage, Mary Trump, la nièce du président américain Donald Trump raconte (certains diront "déballe") sa famille et ses disfonctionnements qui, selon elle, expliquent la façon dont s'est créé l'étonnant personnage de son oncle : un homme qui cacherait toujours un petit garçon à l'insécurité abyssale, incontrôlé et incontrôlable depuis son plus jeune âge, une personnalité qui n'aurait finalement jamais grandi, vivant complètement hors des réalités et dont le comportement narcissique en recherche constante de reconnaissance aurait été modelé par une mère absente / malade à des moment clé de son développement, un père sociopathe totalement dénué d'empathie et par le contre-exemple donné par son frère aîné Freddy (le père de Mary), l'héritier en titre brisé pour avoir fait preuve d'indépendance, devenu le mouton noir de la fratrie, mort à l'âge de quarante-deux ans.
 
Alors qu'approchent les élections américaines et qu'elle perçoit la présence de son oncle à la tête de l'Etat comme une menace pour l'équilibre sanitaire, social, économique et constitutionnel de son pays, Mary Trump choisit de briser l'omerta familiale en publiant ce que certains qualifient de "brulot". Elle s'appuie sur son vécu, sur des informations qu'elle considère "fiables" recueillies auprès de membres de sa famille ainsi que sur sa formation et son expérience de psychologue* pour livrer son analyse du personnage dans un document narratif qui n'a rien d'une thèse et qui ne serait qu'une simple saga familiale si les enjeux n'étaient pas aussi capitaux.
 
Un livre qui se lit vite avec une petite impression de voyeurisme atténuée par la fascination de ce qu'on découvre au fil des pages : des relations familiales pourries par une figure paternelle despotique ne laissant aucune place aux sentiments perçus comme autant de signes de faiblesses, une fratrie pervertie par son rapport à l'argent. 
Bien sûr, on sent la volonté de Mary Trump de réhabiliter son père, "détruit" par cet environnemt néfaste qui a, par opposition, "construit" Donald Trump ; on ne peut non plus s'empêcher de penser à un réglement de comptes, notamment pour toutes les injustices / différences de traitement subies et dénoncées dans le livre, mais le document n'en est certainement pas moins pertinent comme en témoignent les efforts du présidents américain pour essayer d'en interdire la publication. L'auteure en a sans doute la conscience allégée mais la fracture familiale n'en s'en trouve certainement pas améliorée ... quant à l'effet recherché, pas sûr qu'il fasse mouche auprès des admirateurs inconditionnels du locataire de la maison blanche !
 
Nota : en lien avec cette publication, les interviews de l'auteur ne manquent pas et complèmentent bien le livre. Elles mettent en valeur une auteure qui apparait comme un personnage sympathique, calme, posé et réfléchi, bien différente de celle de son oncle !
 
*Mary Trump est docteure en psychologie de l'université d'Adelphi / New York
 
Titre anglais : Too much and never enough, how my family created the world's most dangerous man
Titre français : Trop et jamais assez, comment ma famille a fabriqué l'homme le plus dangereux du monde
Auteur : Mary Trump
Première édition : 2020

mercredi 30 septembre 2020

L'apiculteur d'Alep / The Beekeeper of Aleppo de Christy Lefteri

 
Where there are bees there are flowers, and where there are flowers there is a new life and hope. 
 
À Alep, en Syrie, les ruches, les abeilles, leur miel et leurs produits dérivés sont toute la vie de Nuri et de son cousin Mustafa, apiculteurs passionnés, l'un maître des aspects pratiques, l'autre professeur d'université spécialiste du sujet, plein d'idées, plus visionnaire. Nuri est marié à Afra, artiste peintre qui vent ses tableaux vibrants sur le souk d'Alep ; ils sont parents d'un garçonnet, Sami. Mustafa est marié à Dahab avec laquelle il a un garçon et une fille, Firas et Aya. 
 
Deux familles pleines de projets, qui coulent des jours heureux jusqu'à ce que la guerre vienne transformer leur quotidien de façon irrémédiable. Mustafa anticipe et envoie sa femme et sa fille en Angleterre en attendant de régler leurs affaires mais les choses se précipitent lorsqu'un matin, Nuri et Mustafa découvrent leurs champs, les ruches et leurs abeilles carbonisés, leur entreprise dévastée. Il est temps de partir mais il faut temporiser pour retrouver Firas qui a disparu et parce qu'Afra ne veut pas quitter Alep, elle a perdu la vue. Finalement Mustafa part le premier. Nuri et Afra finiront par suivre lorsqu'il n'y aura pas d'autre alternative. 
 
Commence alors l'exode pour rejoindre l'Angleterre avec d'abord le passage de la frontière entre la Syrie et la Turquie, le périple jusqu'à Istanbul puis la traversée épique vers la Grèce, réfugiés sur une île puis à Athène. 
 
L'histoire est racontée par la voix de Nuri. Il est réfugié avec Afra en Angleterre, dans un bed & breakfast avec d'autres exilés venus d'un peu partout et ils préparent leur dossier de demande d'asile qui sera soumise aux autorités locales. 
Des mots - bronze, Alep, nuit, Istanbul, la mer, feu, les vagues, etc. - servent transition entre les chapitres, fin de l'un, début de l'autre, éléments déclencheurs de flashbacks qui renvoient Nuri à toutes les étapes du chemin de l'exil.
 
Un roman construit tout en pudeur, sans jamais trop en rajouter même si on perçoit toute la force des traumatismes, de la peur et de la douleur. L'auteure joue sur la notion toute relative de la "vision" : il y a la cessité d'Afra qui, avec sa sensibilité d'artiste, parvient malgré tout à percevoir les choses alors que Nuri qui est le témoin direct de tant de souffrances ferme volontairement les yeux pour ne plus les voir et s'en préserver ... Mais pour protéger Afra et avancer, il doit être celui qui est fort, alors il faut vivre avec les combines, les accomodements avec sa conscience, les cauchemars, les fantômes en faisant abstraction de l'insupportable : mais à quel prix ? Comment l'amour, l'espoir et la raison peuvent-ils résister quand tout s'écroule autour de soi ? 
 
Un roman qui parle avec beaucoup d'humanité de ce couple de réfugiés poussé à l'exil par le désespoir, parce qu'il n'y a plus d'autre choix, malgré l'incertitude et les dangers qu'ils vont devoir affronter ; une histoire d'amour et de résilience. 
L'auteure est elle-même la fille de réfugiés chypriotes installés en Angleterre où elle a grandi ; elle a par ailleurs été bénévole pour une organisation humanitaire avec laquelle elle a oeuvré à Athènes auprès de refugiés dont les histoires nourrissent avec sensibilité ce roman... Quant aux abeilles, elles servent de fil rouge à l'histoire et forment un sujet bien documenté en lui donnant une dimension supplémentaire particulièrement éducative.
 
Un premier roman plutôt réussi.
 
Extraits du texte : 
In Syria there is a saying : inside the person you know, there is a person you don't know. 

I cried in my palms. I pressed my palms against my eyes. I wished I could take it away what I saw. I wanted to take it all away. 

I had forgotten that buildings could still stand, that there was a whole world out there that was not destroyed like Aleppo.

Istanbul felt like a place of waiting, but Athens was a place of stagnant resignation. 

What does it mean to see ?
 
Titre anglais : The Beekeeper of Aleppo
Titre français : L'apiculteur d'Alep
Auteur : Christy Lefteri
Première édition : 2019

samedi 26 septembre 2020

Crime d'honneur / Honour de Elif Shafak

 
Crime d'honneur / Honor est un roman polyphonique dont les différentes voix nous font voyager dans le temps et l'espace, entre Angleterre et Turquie, auprès de trois générations d'une famille d'origine turco-kurde ayant émigrée à Londres, la famille Toprak. 

Par la voix d'Esma, on apprend dès le début du livre que son frère Iskander va bientôt sortir de prison après 14 ans de réclusion pour le meurtre de leur mère Pembe, un "crime d'honneur" dont on va découvrir la genèse au fil des pages : une histoire familiale pleine de drames, entravée de règles, de superstitions, de secrets, d'amours déçues, de non-dits et d'êtres en perdition coincés entre deux cultures, soumis au poids de la tradition et des convenances.
 
Une histoire plus complexe qu'on ne le croit autour de Pembe, née dans un village kurde de Turquie en 1945,
8ème fille de Naze, désespérée de ne donner naissance qu'à des filles, 
jumelle de Jamila, la "sage-femme vierge" un peu sorcière restée au village,  
épouse d'Adem, joueur invétéré élevé par un père alcoolique abandonné par sa femme, 
mère de Iskander, d'Esma et de Yunus aux caractères bien définis :
 
While Iskender craved to control the world, 
and Esma to change it once and for all, 
Yunus wanted to comprehend it all. 
 
Les chapitres s'enchaînent, chaque voix a son propre mode d'expression et son tempo, le texte est bien rythmé : on passe des écrits d'Iskender rédigés à la prison de Shrewbury aux rues de Londres - à la maison, dans la boutique de l'oncle Tariq, dans un squat dont Yunus est la mascotte, etc. - avant de partir sur les rives de l'Euphrate ou l'appartement d'istanbul avant l'émigration, on saute des années 1970 à la fin des années 1940 en passant par les années 1950 et 1960.
 
Petit à petit, Elif Shafak décortique les aspirations, les disfonctionnements, les failles et les faiblesses de chacun, tous les éléments qui conduisent à cette tragédie familiale et aux espoirs qui peuvent encore subsister après. Outre l'ambiance familiale, sociale et sociétale des époques, il émane d'entre les lignes des couleurs, des odeurs et des goûts, sorte de marque de fabrique de l'auteure qui prend plaisir à parsemer plats et saveurs dans ses romans. 
 
C'est le troisième roman d'Elif Shafak que je lis et que j'aime : cette auteure nomade d'origine turque démontre des qualités indéniables de conteuse sur des sujets à chaque fois très différents, abordés dans leur globalité, un peu sous tous les angles, d'un ton juste et de façon ambitieuse et originale, sans faute... Ou pour rester dans un registre cher à l'auteure : "cheffe épistolaire", Elif Shafak sait choisir et combiner les meilleurs ingrédients, mitonner chacune de ses recettes à la perfection pour concocter des délices pleins de saveurs !   
 
Piquant et épicé à souhait, à savourer !
 
Du même auteur, voir aussi :
 
Extraits du texte :
Women were made of the same lightest fabric (...)whereas men were cut of thick, dark fabric. That is how God had tailored the two : one superior to the other. As to the why He had done that it wasn't up to human being to question. What mattered was that the colour black didn't show stains, unlike the colour white, which revealed even the tiniest speck of dirt.

Women did not have honor, instead they had shame.

There are two things in this world that make a man out of a boy. 
The first is the love of a woman. The second is the hatred of another man.

The honour of the family is deemed to be more important than the happiness of its individuals. 

Like many expatriates, Mum, too, had a selective memory. Of the past she had left behind, she would reminisce mostly, if not solely, about the good things : the warm sunshine, the pyramids of spices in the market, the smell of seaweed in the wind. The native land remained immaculate, a Shangri-La, a potential shelter to return to, if not actually in life, at least in dreams.

 Of the past they share together, children never remember the same bits as their parents.
 
In Britain the dislike of foreigners always catches me off guard (...) 
Racism is not part of daily life, as it is in some other countries I hear about. It is subtle and always polished. 
It is not about your skin colour or your religion, really. It is about how civilized you are.
 
Not everyone understand this, but their honour was all that some men had in this world (...) The less means a man had, the higher was the worth of his honour. 
 
We learn from differences, not from sameness.
 
I suppose it never ends this sibling rivalry. You compete for your parents' love, even when they are no longer here.
 
Titre original : Honour
Titre français : Crime d'honneur
Auteur : Elif Shafak
Première édition : 2012 

vendredi 25 septembre 2020

Yoga sans dégâts du Dr Bernadette de Gasquet et Jean-Paul Bouteloup

 

Voici un bon livre de référence pour les adeptes du yoga, pas tellement pour la lecture que l'on peut en faire en soi mais plutôt dans une optique de pratique et d'expérimentation afin de reprendre un certain nombre de "basiques" sur lesquels on n'est malheureusement pas toujours suffisamment sensibilisé dans un cours collectif. 
 
Un livre qui "dormait" dans ma bibliothèque et que j'ai rouvert, décortiqué, annoté et surtout utilisé pour mieux comprendre, percevoir et intégrer certains mouvements de base et asana au moment d'un retour sur le tapis!
 
Rédigé par des professeurs de yoga dont l'un est aussi médecin, les auteurs partent de la biomécanique pour expliquer le pourquoi des mauvaises postures et le comment adopter les bonnes afin d'en tirer tous les bénéfices. Ils donnent quelques règles simples à comprendre, des piliers essentiels et faciles à adopter. 
Par exemple :   
Ne jamais rapporcher les ceintures (épaules, bassin)
Etirer un côté sans raccourcir l'autre. 

Le livre reprend d'abord les cinq placements simples de base : les positions assises, à quatre pattes, couchées, accroupies et debout. Il aborde ensuite les questions de la respiration, de l'auto-agrandissement - en passant par la nuque, les mouvements de têtes, le périnée et les abdominaux - des flexions, des inflexions latérales, des torsions et des inversions.
 
L'ensemble est illustré de nombreuses photos montrant précisément ce qu'il ne faut pas faire et ce qu'on recherche; l'approche de chaque mouvement passe par ses bénéfices, les erreurs habituelles, les risques et les contre-indications, les bons aménagements, les étapes pour bien se placer avec au passage quelques "astuces". 
Un chapitre final décrit quelques postures originales, spécifiques à Jacques Thiébault, maitre cité en référence tout au long du livre. 

La pratique du yoga demande de l'humilité et ce retour "pas à pas" à quelques notions de base m'ont semblé tout à fait bénéfiques pour la "bonne pratique" que je peux faire de cette discipline quotidienne.
 
Titre : Yoga sans dégâts
Auteurs : Dr Bernadette de Gasquet et Jean-Paul Bouteloup
Première édition : 2015
 

mercredi 23 septembre 2020

Soufi, mon amour / The Forty Rules of Love de Elif Shafak

 

A bientôt quarante ans, Ella Rubinstein mène une vie tranquille et bien rangée dans sa maison du Massachussetts, entourée de son mari, de ses trois enfants et de son vieux golden retriever. Elle débute une activité de lectrice pour une maison d'édition qui lui a confié le manuscrit d'un auteur inconnu, Aziz Z.Zahara, Sweet Blasphemy / Doux Blasphème. La découverte de ce texte et la correspondance électronique qu'elle initie avec l'auteur font étrangement écho à sa propre vie et la pousse à se poser des questions soigneusement évitées jusque là, sur son mariage, sa vie, ses aspirations.
 
En paralèlle de l'histoire d'Ella et par altenance de chapitres, le livre nous transporte au 13ème siècle, sur les traces de Sham de Tabriz, derviche itinérant, et de Rumi, leader spirituel, intellectuel brillant qui deviendra un poète célébré à travers les siècles. Deux personnages extraordinaires qui vont se trouver et se nourrir spirituellement l'un de l'autre au travers d'une amitié exceptionnelle. Une histoire à voix multiples pour varier les points de vues, à charge ou à décharge, celles de Sham et de Rumi mais aussi de son épouse, ses enfants, un ivrogne, une prostituée, un sultan, un soldat, un moine, un novice, etc.

Après la batarde d'Istanbul / The Bastard of Istanbul, j'avais envie de re-piocher dans la bibliographie d'Elif Shafak et suis définitivement séduite par cette auteure d'origine turque en refermant Soufi, mon amour / The forty Rules of Love. Ce roman organisé en cinq parties associées aux éléments - la terre, l'eau, le vent, le feu, le vide - nous plonge au coeur du soufisme, branche de l'islam axée sur les plendeurs de l'amour, le refus des conventions, le moment présent, l'observation, la tolérance, la sérénité, la sincérité, etc. 
Il aborde avec brio un sujet universel hors du temps, celui de l''Amour" (avec un grand"A"), au travers de l'amitié de ces deux personnages de légende tirés des limbes de l'Histoire et auxquels l'auteure donne un souffle moderne de vérité. Au regard des leçons de vie qu'ils apportent, l'histoire d'Ella et Aziz en devient presque mineure et anecdotique malgré l'effet miroir qu'elle est sensée apporter au roman.
 
Un texte magnifique qui ouvre l'esprit et le coeur, un voyage spirituel qui pousse à la réflexion : une perle rare de la littérature mondiale. 
♥♥♥       
 
Extraits du texte (une sélection difficile à faire) : 
Isn't connecting people to distant lands and cultures one of the stength of good literature ?
 
I began to compile a list that wasn't written down in any book, only inscribed in my soul. This personal list I called The Basic Principles of the Itinerant Mystics of Islam. To me they were as universal, dependable, and invariable as the laws of nature. Together they constituted the Forty Rules of the Religion of Love (...) One of those rules said, The Path to the Truth is a labor of the heart, not the head. Make your heart your primary guide. NOT your mind! Meet, challenge, and ultimately prevail over your nafs with your heart. Knowing your self will lead you to the knowledge of God.
 
"The sharia is like a candle,"  said Sham of Tabriz. "it provides us with much valuable light.But let us not forget that a candle helps us go from one place to another in the dark. If we forget where we are headed and instead concentrate on the candle, what good is it ?"
 
Some people make the mistake of confusing "submission" with "weakness", whereas it is anything but. Submission is a form of  peaceful acceptance of the terms of the universe, including the things we are currently unable to change or comprehend. 
 
You can study God through everything and everyone in the universe, because God is not confined in a mosque, synagogue, or church. But if you are still in need of knowing where exactly His abode is, there is only one place to look for Him : 
in the heart of a true lover.
 
His name is Mawlana Jahal as-Din but he often goes by the name Rumi (...) Rumi has the quality very few scholars ever had: the ability to dig deep below the husk of religion and pull out from its core the gem that is universal and eternal.
 
Patience does not mean to passively endure. It means to be farsighted enough to trust the end result of a process. What does patience mean ? It means to look at the thorn and see the rose, to look at the night and see the dawn. Impatience means to be so shortsighted as to not be able to see the outcome. The lover of God never runs out of patience, for they know that time is needed for the crescent moon to become full. 
 
 There are more fake gurus and false teachers in this world than the number of stars in the visible universe. Don't confuse power-driven, self-centered people with true mentors. A genuine spiritual master will not direct your attention to himself  or herself and will not expect absolute obedience or utter admiration from you, but instead will help you to appreciate and admire your inner self. 
True mentors are as transparent as glass. They let the light of God pass through them. 

The whole universe is contained within a single human being - you.

You think I am a religious man. But I am not. 
I am spiritual, which is different. Religiosity and spirituality are not the same thing.

I am a Sufi, a child of the present moment. 

Sufis love God simply because they love Him pure and easy, untainted and non negotiable.
Love is the reason. Love is the goal. (...)
Love cannot be explained. It can only be experienced.
Love cannot be explained, yet it explains all. 
 
Titre anglais : The forty rules of love
Titre français : Soufi, mon amour
Auteur : Elif Shafak
 Première édition : 2010

vendredi 18 septembre 2020

Les cygnes de la cinquième avenue / The Swans of Fifth Avenue de Melanie Benjamin

 

Truman and Babe. Darkness and light, elegance and impudence. Beauty and brains, heart and soul.
Together.
 
Sur trois décennies - années 1950-1970 - petite incursion dans le monde très select de la haute société new-yorkaise au travers de ce roman bâti autour d'une histoire vraie, celle de l'écrivain Truman Capote, chéri de ses dames très mondaines qu'il appelait "ses cygnes" et de sa surprenante amitié amoureuse avec Babe Paley, la plus parfaite de ces cygnes.  
 
 Babe Paley has only one fault - she's perfect. Other than that, she's perfect.
 
Auteur de Breakfast at Tiffany / Petit-déjeuner chez Tiffany  et de In Cold Blood / De sang-froid, ses plus grands succès, Truman Capote est un peu celui par qui le scandale arrive et qui, après être passé au firmament se retrouvera complètement ostracisé "pour trahison" par ceux qui l'ont porté aux nues et toléré dans leur monde pendant des années. 
Un personnage complexe, petit, efféminé, homosexuel assumé, clown écorché, tout à la fois séducteur, conteur, champion de la formule, amuseur public un peu bouffon, confident avide des cancans et des secrets qu'il sait susciter. Petit provincial surdoué en mal d'amour, il a su se frayer un chemin jusqu'aux sommets, jusqu'aux dames "de la haute" qui lui ouvre leur monde, y compris celui de leurs époux qui ne voient aucune menace en lui du fait de son inclinaison sexuelle tout en s'amusant de ses facéties.    
 
Epouse de William Paley, patron fondateur de CBS, Babe Paley incarne quant à elle la "trophy wife" américaine dans toute sa splendeur : LA femme mondaine qui cultive et perfectionne sans cesse son capital beauté, une épouse, une mère et une amie parfaite en tout. Elle a été élevée pour ça, pour briller en société, pour décrocher le meilleur parti possible - celui assure la position sociale et familiale, le nom, l'argent - et c'est un modèle du genre, LA référence : jamais elle ne dit du mal d'autrui, c'est une icone de la mode, du style et du bon goût, une habituée des pages people des magazines, une maîtresse de maison qui anticipe tous les besoins de ses hôtes dans ses différentes résidences, et elle semble mener sa vie à la perfection, dans tous les domaines.   
 
Au premier abord, l'amitié de Babe Paley et de Truman Capote n'a rien d'évident et peut surprendre, une vraie touche d'excentricité dans un univers lissé parfaitement contrôlé ... mais finalement elle se comprend car tous deux sont victimes de leur image : deux acteurs en représentation permanente, prisonniers de leurs rôles, qui trouvent du réconfort l'un auprès de l'autre, pas dupes lorsqu'ils se reconnaissent et peuvent enfin laisser tomber le masque pour reprendre une bouffée d'oxygène et partager cette humanité qui étouffe, si fragile, bien préservée du regard des autres mais qui ne demande qu'un reflet dans le miroir d'une âme soeur pour exister. 

Un roman éblouissant, très documenté, tout en finesse et en intimité pour redonner vie non seulement à ces deux personnages qui prennent véritablement corps et âme mais aussi à tous ceux qui les entourent, toute une époque, un milieu, une ambiance ... 
Melanie Benjamin a essayé de comprendre ce qui pouvait bien se cacher derrière les images de papier glacé de l'époque, cette étrange amitié et surtout, ce qui est parfois qualifié de "suicide social de Truman Capote" lorsqu'ils publie dans Esquire de La Côte Basque, 1965, un chapitre-extrait annonçant son roman Prières exaucées jamais achevé, un texte qui lui fermera définitivement les portes du monde qu'il pensait pourtant lui être acquis ; combinant enquête et imagination, l'auteure nous offre une magnifique histoire, bien écrite et intéressante car bien sûr, pour ne rien gâcher, au travers de ces biographies passionnantes, on apprend plein de choses au passage. 
 
Ainsi, si le nom de Truman Capote ne m'était pas totalement inconnu, j'aurais été bien en mal de citer l'une de ses oeuvres. Avec la publication de In Cold Blood / De sang-froid, roman basé sur un fait divers sur lequel il a enquêté pendant plus de 5 ans, il est pourtant celui qui se targait d'avoir inventé un "genre nouveau", celui du roman basé sur des faits réels (nonfiction novel). Au titre des anecdotes, on apprend également qu'il apparait sous les traits d'un personnage du roman Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur / To kill a mockingbird dont l'auteur, Harper Lee, était une amie d'enfance . Quant aux préparatifs de son grand bal masqué Noir et Blanc, grand événement mondain organisé en 1966 au Plaza hotel de New-York, les détails sont particulièrement croustillants, dignent de tous les Voici et Gala réunis !
Il ne faut pas oublier le monde de Babe et des autres cygnes, tout aussi fascinant ... voire pathétique et affligeant ... car à toujours vouloir briller, c'est toute une part d'humanité qu'il faut sacrifier, l'âme amputée de la spontanéité et de l'authenticité.   
  
Extraits du texte : 
That was the difference between them, because she needed only Truman's love, and he needed the world's.

All the money in the world couldn't (...) stop the ravages of time and regret. And that was the secret, the wonder of Truman (...)Truman made them forget all that. He had amused them. Their husbands didn't want to talk to them. They grew bored talking to one another, these glorious creatures, for they were all the same. Blond, brunette, tall, short, European or Californian, they were the same ; only the exteriors were different. And they devoted their lives to maintaining this difference, striving to shine, to be the jewel who stood out. Yet at night, they took off the diamonds and gowns and went to empty beds resigned to the fact they were just women, after all. Women with a shell life. 
 
And the ball, that glorious Black and White Ball when they were so exquisite, so rare adn coveted, that was their summit. Everyone's summit - New York's summit. 
 
Titre original : The Swans of Fifth Avenue
Titre français : Les cygnes de la cinquième avenue
Auteur : Melanie Benjamin
Première édition : 2016

mercredi 16 septembre 2020

Frangines de Adèle Bréau

 

C'est l'été et comme chaque année, les trois soeurs Carpentier vont se retrouver à La Guarigue, la maison familiale de Saint-Rémy-de-Provence où vit maintenant à plein temps leur mère Jeanne, à la retraite. 
 
Louise, la plus jeune des trois filles, la "petite dernière" avec un écart d'âge relativement important avec ses deux "grandes soeurs" est infirmière, célibataire d'un naturel anxieux, dévouée à ses patients et à sa mère à proximité de laquelle elle est installée ; bien que ses vacances commencent, elle reste investie dans son travail et s'est engagée à visiter chaque jour une vieille patiente aux alentours. 
 
Mathilde, l'aînée, mariée, ancien petit rat de l'opéra, mère de Pia et de Paul, arrive de Paris où elle tient un studio de yoga après plusieurs années passées sans travailler, 
 
Elle qui a été longtemps "la fille qui ne travaille pas". Celle qu'on interroge jamais, hormis à propos des enfants. 
 
Eblouissante, dominatrice, bourgeoise perfectionniste à la limite de la caricature, Mathilde mène son monde à la baguette. Violette est sa complice mais elle a une relation difficile avec sa mère alors qu'elle était la plus proche de leur père. 
 
Violette, la seconde, est la plus "écorchée". Divorcée de Michel qui la dominait et la terrorisait intellectuellement dans un mariage toxique ; elle est la mère de Clarisse, petite-fille très complice de sa grand-mère. Elle quitte une carrière d'avocate pour se reconvertir dans la poterie et va présenter son nouvel ami Jérôme à la famille. 
 
Au son des cigales, sous le soleil estival, autour de la piscine et de la table familiale de La Garigue, la mère et ses filles retrouvent rapidement leurs repères, chacune dans le rôle qui lui est depuis toujours imparti. Mais à la suite de plusieurs événements, on va en savoir plus, la façade des convenus va se briser et se morceler. Dans cette histoire de femmes, de soeurs, de famille, les sujets soigneusement évités pour ne pas fâcher ainsi que les secrets les mieux gardés vont enfin être découverts et partagés, crevant une bonne fois pour toutes les abcès en souffrance.
 
Un roman-livre d'été idéal pour la plage ou le bord de la piscine, imprégné de bons sentiments et d'une bonne touche de feel-good. A coup de petites touches plutôt bien rendues, les rapports des unes avec les autres se dessinent pour révéler la fragilité et les travers de chacune, les connivences, les rivalités et les conflits larvés. Quelques raccourcis parfois un peu trop faciles, notamment à la fin du livre et finalement, une histoire de famille qui m'a rappelé L'esprit de famille de Jeanine Boissard, lu il y a bien des années et dont j'ai pour tout dire surtout gardé "une ambiance" plus que les détails. 
Bref, une petite parenthèse de lecture dans l'air du temps, très féminine, facile et gentillette.          
    
Extraits du texte :
Les jeunes d'aujourd'hui n'ont semble-t-il d'autre obsession que s'éloigner de leur famille, de parcourir le monde en avion au détriment de cette planète qu'ils s'escriment paradoxalement à protéger. 

Entendre ce grand gaillard appeler cette vieille femme "maman" l'émeut plus que de raison. Elle a immédiatement la vision du petit garçon qu'il a été, regardant cette femme belle, jeune et forte avec toute l'admiration que les gamins ont pour celle qui leur a donné la vie. Des décennies plus tard, les voilà réunis dans cette chambre de la région de l'enfance, lui au chevet de celle qui avait pour mission de le protéger. Les rôles sont inversés. 

C'est toujours ceux qui ne font rien qui se permettent de donner leur avis. 

Certaines de ses amies, qu'elle a encore au téléphone, ont choisi de mettre sur "pause' leur existence pour ne plus vivre que dans le passé, et dans le présent monotone, un quotidien résigné à gêner le moins possible leurs enfants, à se faire toutes petites pour ne pas encombrer une société dans laquelle elles ne pensent plus avoir de place. 

Ca fait dix ans que je n'ai plus vu mes trois fils en même temps.
Ils se retrouveront à mon enterrement. C'est idiot la vie, vous ne trouvez pas ?
Titre : Frangines
Auteur : Adèle Bréau
Première édition : 2020

dimanche 13 septembre 2020

Les huit montagnes de Paolo Cognetti

C'est dans le souvenir que se trouve le plus beau refuge.
 
L'amitié de Pietro et de Bruno nait à Grana, dans les montagnes italiennes du val d'Aoste, lorsqu'ils ont onze ans. Le premier est un garçon de la ville qui passe tous ses étés dans ce coin perdu avec ses parents, il est celui qui vient et qui part. Le second est le dernier des enfants de ce village oublié plus ou moins à l'abandon, un enfant de la montagne, celui qui reste. 
Chaque année, ils se retrouvent, courent, explorent la montagne, ses forêts, ses torrents, ses alpages, ses galeries de mines abandonnées, un espace infini de découverte et de liberté. Et puis, comme un rituel, le père de Pietro les emmène chaque été sur un glacier ; c'est un grand marcheur, taiseux, toujours en quête de nouveaux sentiers et de sommets, qui a besoin de se ressourcer dans ces montagnes après ses mois passés à l'usine milanaise qui l'emploie. 
Sa mère aussi aime cette période estivale même si elle préfère le niveau de la forêt aux sommets ; elle est assistante sociale et se bat toujours pour le bien des autres, notamment pour l'éducation de Bruno qu'elle a pris sous son aile.    
 
Peut-être ma mère avait-elle raison, chacun en montagne a une altitude de prédilection, 
un paysage qui lui ressemble et dans lequel il se sent bien.  
 
Une fois étudiant, Pietro s'affranchit de sa famille, de son père surtout car il reste proche de sa mère avec laquelle il correspond très régulièrement. 
 
C'était ma mère qui nous donnait des nouvelles l'un de l'autre, 
habituée qu'elle était à vivre parmi les hommes qui ne se parlaient pas. 
 
Le temps passe et ce n'est finalement que vingt ans plus tard, après la mort de son père que Pietro revient à Grana où il retrouve Bruno et reçoit en héritage un refuge abandonné, isolé sur les hauteurs, au bord d'un lac ... 
 
Organisé en trois parties - Montagne d'enfance, La maison de la réconciliation, L'hiver d'un ami - ce roman iniatique emporte le lecteur au coeur de la montagne dont l'auteur, déploie toute la richesse, la diversité, la beauté mais aussi sa rudesse parfois implacable ou imprévisible : la forêt et les alpages, verdoyants l'été, couverts de neige l'hiver, les torrents, les sources et les lacs aux couleurs changeantes, l'univers minéral des roches et des glaciers, les animaux sauvages... Si Grana est un village imaginaire, la région alpine du Mont Rose ne l'est pas et constitue l'élément central autour duquel gravitent les personnages.    

Ce roman initiatique et de filiation nous livre une histoire presque sans histoire ... mais tellement belle et tout simplement bouleversante !
Un texte rare, magnifiquement évocateur, plein de ses montagnes, plein du fossé père-fils, plein de cette amitié indissoluble, jouant avec nos émotions, des joies et de l'innocence de l'enfance à une tristesse infinie, une douleur indicible. ♥♥♥  

De mon père j'avais appris, longtemps après avoir arrêté de la suivre sur les sentiers, que dans certaines vies il existe des montagnes auxquelles il est impossible de retourner. Que dans les vies comme la mienne ou la sienne, il est impossible de retourner à la montagne qui est au centre de toutes les autres, et au début de l'histoire de chacun. 
Et qu'il ne reste qu'à errer sur les huit montagnes à celui qui, comme nous, sur la première et la plus haute, a perdu un ami. 
 
 
Tirés du texte :
Si l'endroit où tu te baignes dans un fleuve correspond au présent, pensai-je, dans ce cas l'eau qui t'a dépassé, qui continue plus bas et va là où il n'y a plus rien pour toi, c'est le passé. L'avenir, c'est l'eau qui vient d'en haut, avec son lot de dangers et de découvertes. Le passé est en aval, l'avenir en amont. Voilà ce que j'aurais dû répondre à mon père. Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes. 
 
Ce qui est beau avec les lacs alpins, c'est qu'on ne s'attend jamais à les trouver si on ne sait pas qu'ils sont là, on le les voit pas tant que l'on n'a pas fait le dernier pas, on dépasse la berge et là, sous les yeux, c'est un paysage nouveau qui s'ouvre. 

J'avais déjà intégré ce que mon père n'avait jamais voulu accepter, à savoir que nul ne peut faire comprendre les sensations éprouvées là-haut à celui qui n'est pas sorti de chez lui. 

L'avenir m'éloignait de cette montagne d'enfance, c'était triste, et beau, et inévitable.
 
J'avais appris à poser les questions des adultes, en demandant une chose pour en savoir une autre. 
 
Je commençais à comprendre ce qui arrive à quelqu'un qui s'en va : les autres continuent de vivre sans lui. 
 
Si je vais vivre dans les bois, personne ne me dira rien. Si une femme le fait, on la traitera de sorcière. Si je me taisais, quel problème ça ferait ? Je ne serais qu'un homme qui ne parle pas. Une femme qui ne parle plus est forcément à moitié folle.  
 
C'est bien un mot de la ville, ça, la nature. Vous en avez une idée si abstraite que même son nom l'est. Nous, ici, on parle de bois, de torrrent, de roche. Autant de choses qu'on peut montrer du doigt, qu'on peut utiliser. Les choses qu'on ne peut pas utiliser, nous, on ne s'embête pas à leur chercher un nom, parce qu'elles ne servent à rien.
 
Il faut faire ce que la vie t'a appris à faire. Si t'es très jeune, à la rigueur, tu peux peut-être encore changer de route. Mais à un moment donné, il faut arrêter de se dire : bon, ça je suis capable de le faire, ça pas. Et je me suis deandé : de quoi je suis capable, moi ? Moi, je sais vivre en montagne. QU'on me mette là-haut tout seul, et tu verras que je m'en sors. C'est pas rien quand même, non ? Eh bien il m'a fallu attendre quarante ans avant de comprendre que ça n'était pas donné à tout le monde. 
 
Titre : Les huit montagnes
Auteur : Paolo Cognetti
Première édition : 2016

vendredi 11 septembre 2020

Il était une lettre / The Letter de Kathryn Hughes

 

Chrissie's story reflects the suffering of over 30'000 girls, many of whom still bear the scars to this day.
 
Royaume Uni.
 
Tina est mariée à un homme violent et abusif, buveur et joueur invétéré. Pour échapper à son emprise, elle s'évade le week-end en donnant un coup de main comme vendeuse bénévole dans une boutique caritative. Un jour, dans un vieux veston, elle trouve une lettre scellée et affranchie mais jamais postée. Intriguée, la jeune femme ouvre la missive : c'est une demande en mariage adressée à une certaine Chrissie, datée de septembre 1939 ...  Emue par cette lecture, Tina va tout faire pour essayer d'en retrouver la destinataire.
 
Un premier roman qui décline deux histoires dans une, celle de Tina d'une part, empêtrée dans un mariage désastreux, oscillant entre espoir et désespoir, et celle de Chrissie, son grand amour brisé par l'intransigeance d'un père et l'Histoire, au moment de l'entrée en guerre du pays. Sur les pas de Tina qui se débat dans les atermoiement de sa vie personnelle tout en menant l'enquête, on voyage dans le temps entre deux époques, et dans l'espace, de Manchester à l'Irlande en passant par le Canada.

Le scénario ainsi jeté, on pourrait craindre le roman facile à l'eau de rose (ce qu'il ne manque pas d'être par certains côtés) mais l'intrigue est plutôt bien montée et je me suis finalement laissée prendre par le récit. J'ai particulièrement apprécié l'éclairage donné à toute la partie irlandaise abordant le sort des filles-mères "accueillies" contre services dans les couvents catholiques soucieux de leur apporter la rédemption, dans une "opacitée bienveillante" intransigeante. 
 
Un premier roman assez prometteur, avec sa part d'ombres et son "happy ending", romantique à souhait, pour passer un bon moment.  
 
Titre français : Il était une lettre
Titre original : The Letter
Auteur : Kathryn Hughes
Première édition :2013

mercredi 9 septembre 2020

Les dames de Kimoto / The River Ki de Sawako Ariyoshi

 

Japon, fin du XIXè siècle aux années 1950

Hana a 20 ans lorsqu'elle quitte sa grand-mère Toyono qui l'a élevée, pour se marier. Après les derniers rituels au temple, elle descend la rivière Ki en grande pompe pour rejoindre la famille du mari qui a été choisi pour elle, un propriétaire terrien, l'aîné d'une famille, un bon parti. Nous sommes à la fin du XIXè siècle à une époque charnière car le Japon est entré dans l'ère Meiji en faisant le choix de la modernité et Hana, une enfant de son temps, a tout à la fois fréquenté l'école secondaire et reçu une éducation classique pour maitriser les arts ménagers et artistiques - littérature, musique, cérémonie du thé, etc. Calme, diplomate, respectueuse des traditions, Hana se met au service de sa nouvelle famille, de la carrière de son mari, moins cultivé qu'elle mais prometteur et dévoué à sa région. 

Et puis la vie suit son cours....
 
Cette chronique familiale est axée sur la lignée des femmes - Hana, sa fille Fumio et sa petite-fille Hanako - alors qu'autour d'elles les temps changent : le pays se développe politiquement et économiquement, il s'engage militairement contre la Russie et plus tard, dans la seconde guerre mondiale. Si le personnage d'Hana incarne le raffinement et la tradition à la croisée des époques, celui de Fumio est beaucoup plus explosif, révolté, épris liberté et de modernité, tout à la défense de la condition de la femme...mais non moins enfant gâtée ! Sa fille Hanako sera plus apaisée, plus complice avec Hana, le fruit de la nouvelle génération, frugale, qui doit refaire sa place dans le monde d'après-guerre.
C'est un peu "grandeur et décadence", du raffinement au dépouillement !
 
Je me suis délectée de ce texte tout en délicatesse, dépouillé et fluide, qui, bien qu'écrit en 1954, a gardé toute sa faîcheur et sa modernité (la traduction française est excellente). Les portraits sont délicats et intimistes, finement rendus et saisis, parfaitement intégrés à la fresque historique, sociale et familiale qui se dessine au fil des pages. Cerise sur le gateau, on apprend beaucoup de choses au passage, sur le mariage, l'héritage, le rang social, certaines superstitions, offrandes et/ou croyances, sur les codes vestimentaires, les soieries, l'art du kimono et de l'obi, etc.
   
Un petit bijou de la littérature japonaise. ♥♥♥ 
   
Tirés du texte :
Le soleil éblouissant faisait monter un chaud parfum de la masse des gerbes. Hana se souvint que, dans l'art des parfums, on parlait d'"entendre" un parfum, plutôt que de le sentir. Ici, elle "entendait" l'automne.
 
Hana s'inclina devant sa belle-soeur pour la remercier de ses compliments. Elle se sentait comblée car, seule la femme qui avait réussi à se faire aimer par sa belle-mère pouvait se vanter d'avoir conquis sa famille. C'était un exploit dont une femme pouvait être fière. 
 
  Un lien puissant attachait Toyono à Hana, Hana à Fumio et Fumio à Hanaki. Elle eut l'impression que les battement du coeur de sa grand-mère résonnaient dans sa propre poitrine et elle renonça à pénétrer le sens du texte plein de mystères qu'elle était en train de lire. Les prêtres bouddhistes qui, pendant des milliers d'années, avaient entonné les sutras devant la statue de Bouddha, objet de culte de centaine de milliers d'hommes et de femmes, avaient-ils ressenti une émotion similaire ?
 
Titre français : les dames de Kimoto
Titre anglais : The River Ki
Auteur : Sawako Ariyoshi
Première édition : 1959