jeudi 23 novembre 2017

Retour à Lemberg / East West Street de Philippe Sands



Quatre hommes :
- Léon, le grand-père de l'auteur, parti avec ses secrets mais dont les quelques papiers, photos, lettres et autres documents conservés sont autant d'indices permettant de reconstituer une vie pour remonter la piste familiale,
- Herst Lauterpacht, juriste à qui est attribuée la paternité de la notion de "crime contre l'humanité" qu'il a développée dans le but de protéger les individus au niveau supranational et qui a été mise en oeuvre la première fois au tribunal de Nuremberg,
- Raphael Lemkins, autre juriste qui a inventé le terme de "génocide" et ce qu'il recouvre dans le but de protéger les "groupes". Une notion difficile à cerner juridiquement qui n'a pas trouvé son aboutissement à Nuremberg mais un peu plus tard, dans la charte des Nations Unies puis au moment de la création du TGI (Tribunal de Grande Instance) de la Haye,
- Hans Franck, ancien avocat d'Hitler, haut dignitaire nazi, Gouverneur général des territoires occupés polonais après 1939 où il avait été surnommé "le bourreau de Pologne". Il était l'un des principaux juristes du national-socialisme, artisan de decrets plaçant la communauté nationale au dessus de tout le reste, au détriment des droits des individus et des groupes. Il a été jugé et condamné au procès de Nuremberg.
Le point commun ? Le droit international et une ville, Lemberg aussi appelée Lviv, Lvov ou Lwow selon les époques et l'État l'englobant.

En 2010, à l'occasion d'une conférence faite à l'université de Lemberg pour parler des origines du droit international, Philippe Sands découvre que cette ville où il se rend pour la première fois est tout à la fois le berceau de sa famille et celui où ont vécu et été formés les deux hommes qui ont introduit les notions de "crime contre l'humanité" et de "génocide", fondements de ce droit international. Autre "coïncidence" : cette ville au destin tragique, fut placée sous le joug du bourreau de Pologne, accusé phare au procès de Nuremberg - tout aussi historique en termes de droit international... Avant ces constats de Philippe Sands, personne n'avait fait le rapprochement sur le rôle joué par cette ville au coeur de la création du système moderne de justice internationale.

Dans cet essai, Philippe Sands nous livre le résultat des enquêtes que cette découverte a provoquée chez lui, menées pendant plus de six ans. Il remonte le temps en s'appuyant sur une énorme recherche bibliographique et humaine, il retrouve des témoins, se déplace, soulève toutes les pierres possibles et imaginables dans le soucis de donner réponse à toutes ses interrogations ... Il nous livre les portraits exhaustifs de quatre hommes, non seulement sur le plan académique mais aussi profondément humain pour expliquer leur vécu, leur cheminement intellectuel, leurs valeurs ou leurs motivations ... Derrière les individus, il retrace toute l'histoire du développement du droit international replacé dans son contexte historique, du maladroit traité de Versailles à aujourd'hui, les racines, les questionnements, les freins, les luttes de pouvoirs, les motivations ou encore les limites qui subsistent ... L'ensemble est éclairé par l'expérience familiale qu'il tente de retracer, formant une sorte de cas d'école.      

Je ne suis pas du tout spécialiste des questions juridiques mais comme tout le monde, j'ai entendu parler de ces questions de "crime contre l'humanité" ou de "génocide". Elles sont parfaitement expliquées dans ce livre bien écrit, ni trop ardu ni trop technique, facile à lire malgré quelques longueurs ...mais on peut difficilement reprocher à l'auteur, juriste, sa volonté d'être exhaustif alors qu'il rend par ailleurs tout son discours très humain avec plusieurs passages particulièrement émouvants. C'est un peu la rencontre de la petite et de la grande histoire qui forment le tissu de notre société, de nos tatonements et de nos croyances ... et c'est passionnant !   

Tiré du livre (quelques passages, du prologue seulement ... sinon il me faudrait recopier une trop grande partie du livre !) :
- Retour à Lemberg est un livre sur l'identité et le silence, mais c'est aussi une sorte de roman policier à double entrée : la découverte des secrets de ma propre famille, d'une part, et, d'autre part,l'enquête sur l'origine personnelle de deux crimes internationaux qui m'occupent dans ma vie professionnelle au quotidien, le génocide et le crime contre l'humanité. 
- Lemberg, Lviv, Lvov et Lwow désignent la même ville. Le nom a changé, ainsi que la composition et la nationalité de ses habitants, mais les lieux et ses bâtiments n'ont pas bougés, même si la ville a changé huit fois de mains entre 1914 et 1945. 
- Lauterpacht sera reconnu comme l'un des plus brillants esprits juridiques du XXè siècle et le père du mouvement moderne des droits de l'homme. 
- Lemkin a trouvé une expression pour décrire le crime (...) Il l'a appelé "génocide". Contrairement à Lauterpacht qui s'est focalisé sur les crimes contre l'humanité et la protection des individus, Lemkin s'est davantage intéressé à la protection des groupes. 
- Le procès de Nuremberg avait donné une impulsion très forte au mouvement des droits de l'homme (...) [il] ouvrait la possibilité inédite de voir les dirigeants politiques jugés par une cour internationale, quelque chose qui n'avait jamais existé auparavant. 
- pour prouver le génocide, vous devez montrer que le meurtre est animé par une intention de détruire le groupe, tandis que, pour prouver le crime contre l'humanité, une telle intention n'a pas besoin d'être établie.  (...) La distinction est-elle importante ? (...) La question resta en suspens, elle ne m'a pas quitté depuis.

Titre original : East West Street, On the Origins of "Genocide" and "Crimes Against Humanity"
Titre français : Retour à Lemberg
Traduction : Astrid von Busekist 
Auteur : Philippe Sands
Première édition : 2016

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